“Vivre sans”, une philosophie du manque- Mazarine M. Pingeot 

Un ouvrage interrogatif dans un monde ou posséder sont accumuler est légion…PBC

Le manque est au coeur des relations humaines et de la pensée, de l’économie et de la recherche, du désir et de la quête, de l’attente et de l’espoir. Peut-on réellement s’en passer ? Qu’appelons-nous au juste « manque » ? Nous pouvons manquer d’une chose, nous pouvons manquer de sens, nous pouvons manquer à quelqu’un ou quelqu’un peut nous manquer.

Ce manque a trouvé son expression dans un terme devenu incontournable en marketing : le « sans ». Sans sucre, sans gluten, sans lactose, sans calorie, sans nicotine, sans adjuvant, sans huile de palme, sans colorant, sans contact : par un tour de passe-passe extraordinaire, nous avons su transformer l’absence en valeur, le manque en objet de convoitise.

Et si, sous cet angle, nous pouvions relire l’histoire de la pensée, entre plein et manque, désir et néant ? Et si l’histoire de nos sociétés de consommation révélait en creux une autre histoire, celle de la métaphysique de nos temps troublés ?

Vivre sans gluten, sans phosphate, sans voiture, sans colorant… Dans son nouvel essai, Vivre sans (Climats, 2024), Mazarine M. Pingeot analyse cette nouvelle manière privative d’envisager la conduite de nos vies. Loin de la déplorer unilatéralement, elle en souligne la dimension politique et métaphysique, à travers une question centrale : « L’être est-il un plein ? »

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“Vivre sans”, la positivité du négatif vue par Mazarine M. Pingeot

Vivre sans

Une recension de Frédéric Manzini, publié le 08 février 2024

Sans sucre, sans lactose, sans huile de palme, sans colorant, sans phosphate, sans sulfite, sans parabènes… Et puis quoi encore ? À croire que le « sans » est désormais la norme de toute consommation, s’étonne Mazarine M. Pingeot : « Par un tour de passe-passe extraordinaire, on a su transformer l’absence en valeur, le manque en objet de convoitise, et des mots parfois inconnus jusqu’alors (gluten, lactose et autres “allergènes”) […] en repoussoirs. » Nouvel argument marketing qui additionne les soustractions pour mieux vendre ses produits ? Oui, mais pas seulement, estime la romancière et philosophe qui, après La Dictature de la transparence (Robert Laffont, 2016), poursuit son analyse de notre société contemporaine.

Car, « dans la promotion du “sans”, il y a une tentative de donner un sens », explique-t-elle : à la fois meilleur pour la santé et pour la planète, le « sans » représente une consommation vertueuse, qui, à défaut d’apporter du plaisir, permet de s’acheter une bonne conscience propre, nette et sans bavure, c’est-à-dire sans culpabilité.

Tout irait pour le mieux si, précisément, ce « sans » ne cachait et ne consacrait pas une modernité satisfaite de sa toute-puissance prométhéenne qui a réussi le tour de force d’adapter l’économie de marché à la menace écologique.

Et pourtant, Pingeot ose le paradoxe : aujourd’hui, « le manque manque », comme si l’humanité ne supportait plus sa propre finitude et se refusait à assumer des défaillances qui pourtant la constituent. « L’être est-il un plein, comme l’est par exemple le monde virtuel d’où toute la souffrance est bannie, où la mort n’a pas lieu, où le négatif est toujours converti en positif ? »

Belle occasion de revisiter l’histoire de la philosophie qui fait s’entrecroiser le manque et le plein, le désir d’être et le désir d’avoir, l’hubris ou la pléonexie – autrement dit, ce désir d’avoir plus que sa part. Et de nous inviter à nous demander dans quelle mesure nous avons besoin de manquer pour exister – ce qui est un comble.

Joie d’aimer, joie de vivre

À quoi bon l’amour, quand la bonne santé, la réussite professionnelle, et les plaisirs solitaires suffiraient à nous offrir une vie somme toute pas trop nulle ? Depuis le temps que nous foulons cette Terre, ne devrions nous pas mettre nos tendres inclinations au placard ?
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l’amour en général.

Benjamin Bratton : “Une certaine critique biopolitique s’est montrée incapable d’interpréter la pandémie”

Le désir est souvent conçu comme l’expression d’un manque. Le mot vient d’ailleurs du langage des oracles où il désigne l’absence d’une étoile (siderius) dans le ciel. On distingue le désir du besoin (qui appelle une satisfaction…

Si vous désirez quelque chose (ou quelqu’un), c’est parce qu’il vous manque. Tant que vous n’avez pas obtenu satisfaction, vous souffrez de ce manque. Vous rongez votre frein, vous ne pensez plus qu’à l’objet de votre désir, son absence…

Mazarine Pingeot, officiellement Mazarine Marie Mitterrand Pingeot depuis 2016 à l’état civil, née le 18 décembre 1974 à Avignon, est une écrivaine française. Elle est professeur agrégée et docteure en philosophie et enseigne à l’université Paris-VIII à Saint-Denis et à Sciences Po Bordeaux. Elle est par ailleurs chroniqueuse sur des sujets culturels et administratrice de l’institut François-Mitterrand2.

Autrice de nombreux romans, Mazarine Pingeot aborde régulièrement les thèmes de la famille, de la maternité et de l’enfance dans son œuvre3.

Elle est la fille de François Mitterrandprésident de la République française de 1981 à 1995, et d’Anne Pingeothistorienne de l’art. En 1994, la révélation au grand public de la deuxième famille du président de la République en exercice et de l’existence de Mazarine, sa fille cachée, alors que leur existence était jusque là un secret de Polichinelle, a fait l’objet d’une très large couverture médiatique.