Norbert Rillieux et d’autres Nègres inventeurs des États-Unis au 19e siècle-Emile Eadie

Nos frères et soeurs afro-américains afro antillais ont inventé et contribué à l’avancée du monde mais on ne le dit pas assez. Il est temps de se dire  P B CISSOKO 

1A la Nouvelle Orléans, en 1806 naît Norbert Rillieux qui décède à Paris en 1894, nous permettant de constater qu’il traverse le 19e siècle. Pour plus de précisions, son père est un planteur de cannes de Louisiane et sa mère une esclave de ce dernier. Dès son jeune âge il fait preuve d’une intelligence non commune ce qui détermine son père à le reconnaître et à prendre en charge son éducation. Les écoles convenables pour le jeune mulâtre à la Nouvelle Orléans, n’admettant pas les non Blancs, son père l’envoie à Paris où il grandit et après sa scolarité complète à l’âge de 24 ans, en 1830, il enseigne la mécanique appliquée à l’École Centrale de Paris.

2Le biographe Jim Haskins indique qu’à ce moment Norbert Rillieux écrit plusieurs articles scientifiques à propos de la machine à vapeur et de l’économie de la vapeur, activité qui indique sa fascination d’améliorer les choses et de les réaliser plus vite.

3Par la suite, Norbert Rillieux se décide à retourner à la Nouvelle Orléans où il souhaite travailler comme ingénieur dans l’industrie de raffinage du sucre, qui est l’un des secteurs les plus importants de la Nouvelle Orléans à l’époque. Jusqu’en 1843, la transformation du jus de canne en sucre cristallisé est conduite selon une méthode considérée comme longue, laborieuse et primitive, celle du « Jamaïca Train » qui utilise quatre chaudières à ciel ouvert pendant la période de l’esclavage dans la plantation coloniale à la Martinique.

  • 1Haskins Jim, Outward Dreams, Chap. 4, p. 27-34.

4Des scientifiques comme Howard et Degrand, en particulier, ont essayé d’améliorer cette méthode en introduisant un autre type de chaudières, les « vacuum pans », mais les résultats obtenus n’ont pas été conformes aux attentes. Par contre, en 1843 Rillieux, alors ingénieur en chef dans la sucrerie qui l’emploie, obtient un premier brevet pour un système d’évaporation sous vide.1

5Les employeurs de Rillieux sont ébahis. Le système qu’il a mis au point coûte cher du fait qu’il permet d’obtenir un sucre de canne de bien meilleure qualité, que dans le procédé traditionnel, et facilite sa production. Son système est pourtant rapidement adopté par la raffinerie qui l’emploie. Très rapidement les raffineries des États-Unis adoptent le système Rillieux et il se répand dans d’autres pays. Rillieux devient rapidement l’un des hommes les plus riches des plus importants de Louisiane à cause de son système de raffinage du sucre de canne. Il est admis, par certains, pour son génie et sa fortune ; mais pour d’autres, seule importe sa couleur, puisqu’il s’agit d’un mulâtre.

  • 2Haskins Jim, ouv. Cité, p. 30.

6En 1850, le gouvernement des États-Unis adopte le « Fugitive Slave Act » dans le but de décourager l’aide aux esclaves fugitifs, que nous appelons Marrons à la Martinique. En 1854, par ailleurs, la situation de tension augmente en Louisiane et il est demandé aux personnes non blanches, difficiles à distinguer des esclaves, de présenter un passe aux fins de se déplacer en ville. Rillieux décide alors de quitter définitivement les États-Unis2 pour vivre en France. Le nom Norbert Rillieux est immortalisé par son procédé de raffinage du sucre qui est utilisé dans le monde et a été adapté au raffinage d’autres produits comme l’évaporation du lait et du cacao. Après la Guerre civile le Patent Office enregistre un véritable flot de brevets d’inventeurs nègres à travers les États-Unis au cours de la fin de la deuxième moitié du 19e siècle.

  • 3Slavery and Technological Change de R ; Keith Aufhauser ds The Journal of Economic History, vol. 34 (…)
  • 4Slavery and Technological Change de R ; Keith Aufhauser ds The Journal of Economic History, vol. 34 (…)

7Le succès du système de Norbert Rillieux est signalé en 1974 par Keith Aufauser de la manière suivante : « le process de distillation par vacuum pan, qui augmentait le rendement du sucre raffiné de 50 à 100 % fut patenté (brevété) en 1813 par E. C. Howard, un anglais, mais il n’atteint un usage généralisé en Louisiane qu’en 1840, lorsque fut introduite une adaptation par Norbert Rillieux, un homme de couleur libre ». Elle ajoute qu’en 1861, 12 % du total des manufactures de sucre de canne de l’État de Louisiane était du type Rillieux.3 Les premières versions de l’appareillage, à cause de leurs coûts élevées, ont été difficilement adoptées, mais quarante ans plus tard, les coûts avaient considérablement diminués (de 6000 dollars à 3000 dollars) et l’utilisation considérablement facilitée. Ce système de Norbert Rillieux fut adopté à Cuba, au Brésil, en Jamaïque et utilisé par des esclaves ou des libres pour la fabrication de sucre de canne4.

  • 5The transformation of the southern cane sugar sector : 1860-1930 in Agricultural History, vol. 5, n (…)

8En mars 1948, un article de « Debow’s review » signale que Rillieux a inventé un appareil d’évaporation à effet multiple, dans la décennie 1840, qui devint le process standard utilisé pendant le 20e siècle. Les centrifugeuses, les filtres et les clarificateurs étaient alors utilisés par peu de planteurs en 1860 et l’extraction du jus effectué par des moulins plus puissants5.

  • 6McKlnley Burt, Jr, Black Inventors of America, Patent and Invention Index, p. 141-148.

9Dans l’appendice qu’il publie dans l’ouvrage « Black Inventeurs of America », l’auteur répertorie 360 brevets pris par des Nègres inventeurs auprès du Patent Office des États-Unis dans le dernier quart du 19e siècle, avec leurs numéros et dates. Ces brevets d’invention interviennent dans des domaines très divers concernant à la fois la mécanisation de l’agriculture, les industries et la vie quotidienne, en particulier les moyens de transport (train et navigation à vapeur), la climatisation6. On peut y relever le brevet de Norbert Rillieux de 1846 portant le n° 4879, relatif au raffinage du sucre de canne utilisant des « evaporating pan » (caisse à évaporation).

10Quelques noms soulignés dans « Outwards dreams », sont à citer Jan Matzeliger, McCoy, Lewis Latimer et Granville T. Woods ; George Washington Carver ; Percy Julian et Garret Morgan ; ainsi que plusieurs femmes.

  • 7Haskins Jim, ouv. cité, chap. 5, p. 35-39.

11Jan Matzeliger (1852-1889), né d’une mère surinamienne et d’un père allemand, arrive en 1873 à Lynn dans le Massachussets. Employé dans une manufacture de chaussures, intéressé par les objets mécaniques, il consacre dix années à mettre au point, en secret, une machine à ressemeler des chaussures pour laquelle il obtient un brevet le 20 mars 18837.

  • 8Haskins Jim, ouv. cité, chap. 5, p. 40-45.

12Elijah McCoy (1843-1920), né le 2 mai 1843 à Colchester dans l’Ontario, province du Canada où ses parents esclaves marron sont arrivés du Kentucky par le chemin de fer souterrain. Après la Guerre Civile ils reviennent aux États-Unis et s’installent dans le Michigan. L’enfant était fasciné par les machines et les outils, c’est une époque, où les nouvelles et les meilleures machines sont inventées, et que l’on désigne comme l’âge de la machine. Il effectue à Edimbourgh, en Ecosse, une formation d’ingénieur mécanicien et retourne aux États-Unis, où il se heurte au préjugé qui prétend que les non-Blancs sont intellectuellement inférieurs aux Blancs. Il trouve seulement à être employé comme pompier dans le chemin de fer central du Michigan. Il fait son travail qui consiste à « graisser » des machines, mais il le conduit à s’intéresser aux problèmes de lubrification de toutes sortes de machines en mouvement. McCoy met au point « la coupe de lubrification » qui peut être utilisée dans toute machinerie et adoptée par les fabricants de machines, n’importe où dans le monde. Il reçoit un brevet le 12 juillet 1872. McCoy continue à travailler sur la question de la lubrification ; il obtint quelques 57 brevets et fut connu comme le plus prolifique des inventeurs nègres du 19e siècle8.

13Lewis Latimer (1848-1926) et Granville T. Woods (1856-1910) ont contribué à la progression de l’industrialisation et l’électrification des États-Unis, en plus des seuls habituellement nommés Thomas A. Edison et Alexander Graham Bell.

  • 9Haskins Jim, ouv. cité, chap. 6, p. 46-49. La page 48 reproduit un article du Cosmopolitan magazine (…)

14G. T. Woods surnommé « The Black Edison » est né à Columbus, dans l’Ohio, le 23 avril 1856. Il quitte les premières années de scolarisation à l’âge de dix ans afin de travailler. Par la suite, il travaille dans un magasin (machine shop). Ses emplois, particulièrement au Chemin de fer du Missouri en 1872, aiguisent son intérêt pour la connaissance de la mécanique.. En 1876, il étudie l’ingénierie mécanique dans un collège grâce à la connaissance pratique considérable qu’il développe à l’occasion de ses emplois. Il augmente son expérience et sa connaissance de la mécanique quand il vient à travailler comme ingénieur sur un vapeur britannique « The Ironsides » et conducteur de locomotive à vapeur en 1880. Les capacités et l’éducation de Wood lui permettent d’avoir plus de responsabilité dans les emplois, mais à cause de sa couleur de peau, les promotions lui sont toujours refusées. Il forme en 1884, dans l’Ohio, le Woods Railway Telegraph Company à Cincinnati et commence sa carrière d’inventeur. C’est ainsi qu’en 1887, il obtient un brevet pour son « Synchronous Multiplex Railway Telegraph » qui permet de prévenir les accidents de chemin de fer en gardant les trains en contact au moyen du télégraphe. Il élabore par la suite, en trente années, une cinquantaine de brevets relatifs aux chemins de fer et aux industries électriques. « La plus remarquable invention de M. Wood est la régulation électrique des moteurs9. »

15Lewis Howard Latimer fit partie des « Edison Pionners », groupe d’inventeurs qui travailla pour Edison. Fils d’un esclave marron de Virginie, il naît le 4 septembre 1848, à Chelsea, Massachussets ; son enfance fut difficile parce qu’il du travailler après la mort de son père pour supporter sa famille. A quinze ans il s’engage dans la Union Navy. Après la guerre civile il fait la connaissance de Graham Bell pendant qu’il travaillait chez Crosby et Gould et il l’aide à préparer les applications de son brevet. Il fait ensuite la connaissance de Hiram S. Maxim dont il devient l’employé et invente la première lampe électrique à filament de carbone. Maxim associé à Charles Weston met en place des manufactures pour la fabrication des lampes de Latimer. Il devait alors superviser l’installation du système d’éclairage à New York, Philadelphie, Montréal et Londres pour La Maxim Weston Electric Company ; par la suite Charles Weston, ami de Latimer, installa La Westinghouse Company. Mais en 1883, Latimer ne peut refuser son aide à Thomas Edison qui vient de créer une nouvelle compagnie. Il quitte le département d’ingénierie pour celui de la législation où il travaille à l’établissement de plans pour les brevets futurs et s’établit ensuite comme expert légal dans les procès concernant les infractions aux brevets.

  • 10Haskins Jim, ouv. cité, chap. 6, p ; 49-55.

16Mais Latimer a également prit le temps d’être un poète accompli, un musicien, un auteur et un artiste. En plus de son travail chez Edison il aide des immigrants récents en leur enseignant l’anglais et le dessin mécanique industriel10.

17Pour mieux saisir l’importance de l’apport technique de Norbert Rillieux examinons le procédé de fabrication du sucre de canne à l’usine du Galion de la Martinique. Ce procédé comporte cinq étapes qui sont : le broyage des cannes à sucre mûres ; le chaulage du jus obtenu lors du broyage ; le pré-chauffage du jus ; l’évaporation de ce jus frais clarifié par le chaulage qui permet d’obtenir un sirop ; ensuite la cuisson du sirop qui permet d’obtenir le sucre cristallisé.

181°) Le broyage des cannes lavées à l’eau au moyen d’une batterie de quatre moulins à rolls (cylindres) horizontaux en acier mis en mouvement par une turbine à vapeur. L’architecture des rolls de moulins (disposition régulière de cannelures longitudinales ou circulaires), des données comme leurs masses, leur écartement, leur vitesse de rotation, sont utilisées pour une meilleure pression des cannes et en extraire un maximum de jus dans lequel est dissous le saccharose (sucre). L’efficacité de ce broyage est aussi améliorée par la pratique de l’arrosage de la canne broyée au niveau des 2e, 3e et 4e moulins. Cet arrosage a pour but de dissoudre au maximum le saccharose contenu dans le résidu ligneux donné par les cannes broyées et dénommé bagasse. La bagasse est par conséquent un résidu végétal riche en cellulose utilisé comme combustible pour la fabrication de la vapeur d’eau nécessaire à l’usine. La combustion de la bagasse conduite dans un four spécial, le four à bagasse, permet à l’usine de disposer d’une source de chaleur de fonctionnement de 800°C.

19Ce four à revêtement de briques réfractaires est couplé avec une chaudière qui comporte l’eau liquide à transformer en vapeur (376°C et 10 bars), laquelle est stockée dans des ballons isolés thermiquement pour l’alimentation de la machine ou de la turbine à vapeur.

202°) Le chaulage du jus à l’aide de la chaux, suivi de la décantation dans des cuves en acier inoxydable, permet de préparer du jus clair. La couleur verte du jus de canne frais est provoquée par des colloïdes en suspension, l’addition de chaux vive dans des proportions convenables provoque leur précipitation et l’obtention d’un jus clair.

213°) Le pré-chauffage
Le jus clair, par pompage, est placé dans des pré-chauffeurs et porté à la température de 70°C en vue de faciliter l’opération suivante, l’évaporation. Les pré-chauffeurs sont des échangeurs de chaleur qui utilisent la vapeur d’échappement de la machine ou de la turbine à vapeur.

  • 11Eadie Emile, Emile Bougenot, un Gadzart à la Martinique (1828-1925), thèse EHESS, 1994, vol. 1, p. (…)

224°) L’évaporation
Étape très importante du processus de fabrication du sucre de canne, elle est conduite dans trois caisses à évaporation ou évaporateurs, dans lesquelles le jus clair reçoit de la chaleur transportée par la vapeur. Le but de l’évaporation est de concentrer le jus clair, sans chauffage excessif, en transformant en vapeur d’eau une partie de l’eau liquide qu’il contient. On y parvient en utilisant successivement les trois caisses à évaporation et à la sortie de la troisième, donc à la fin de l’évaporation, le jus clair est transformé en sirop. Le saccharose restant est dissous dans une quantité d’eau bien moindre11.

23C’est justement au niveau de la conduite de l’évaporation qu’intervient l’apport technique de Norbert Rillieux. Voyons donc comment est utilisée la vapeur, qui véhicule la chaleur, d’une caisse à évaporation à l’autre.

24La vapeur admise dans la première caisse provient de la machine ou la turbine à vapeur parce qu’elle contient assez de chaleur pour provoquer l’évaporation.

25Le jus de canne clair est contenu dans un faisceau de tubes en acier dont le nombre, la longueur et le diamètre varient avec l’ordre de la caisse dans l’ensemble des trois. Ces tubes sont placés verticalement sur une plaque perforée également en acier. La vapeur est admise dans la caisse à la base de ce faisceau tubulaire contenant le jus de canne clair. Le jus est suffisamment chauffé pour perdre une partie de son eau par évaporation. En résumé, pendant que la vapeur d’eau admise cède de la chaleur aux tubes du faisceau et au jus, et se condense en eau liquide évacuée par le bas de la caisse, il y a formation de vapeur d’eau dans la caisse à partir du jus clair. Cette vapeur d’eau (plus légère) occupe la partie haute de la caisse qui est mise en communication avec la deuxième caisse afin de lui servir de source chaude, donc qui lui fournit de la chaleur. Cette nouvelle vapeur arrive à la base du deuxième faisceau tubulaire qui contient un jus clair plus visqueux après la première concentration, puisque la viscosité de la solution sucrée augmente avec sa richesse en saccharose. Donc la chaleur apportée par la vapeur issue de la première caisse, provoque l’évaporation d’une autre fraction de l’eau du jus clair qui fournit à nouveau de la vapeur d’eau. Par ailleurs la vapeur admise se condense parce qu’elle cède de la chaleur au jus et au faisceau tubulaire. La troisième caisse se comporte comme la seconde, qui est sa source chaude, et permet de pousser la concentration du jus clair par l’évaporation de l’eau qu’il contient, elle fournit également de la chaleur.

26Cet ensemble de trois caisses à évaporation, dans lequel la première caisse reçoit de la vapeur d’échappement de la machine ou de la turbine à vapeur, et les deux autres de la vapeur issue de l’évaporation du jus de canne dans la précédente, est dit « système d’évaporation à triple effet » ou plus simplement « Triple Effet ». Il faut aussi indiquer le rôle de la pression dans les caisses à évaporation. Comme il s’agit de faciliter l’évaporation de l’eau sans augmenter la quantité de chaleur fournie à la caisse, la pression est diminuée de la première caisse à la troisième à l’aide d’une pompe à vide, cela permet de diminuer la température d’ébullition du jus et de favoriser l’évaporation de son eau.

27On peut faire remarquer qu’il existe un temps de passage moyen dans chacune des caisses à évaporation : huit minutes pour la première ; six minutes pour la seconde, quatre minutes pour la troisième et seulement deux minutes dans l’appareil à cuire.

285°) La cuisson du sirop
En quoi consiste-elle ?
Elle permet de transformer le sirop en une pâte, appelée masse cuite par la profession, chargée de cristaux de saccharose et qui a un aspect fortement brun. La cuisson est conduite dans une caisse à évaporation appelée appareil à cuire, pour souligner sa fonction, où la pression est diminuée au moyen d’un condenseur barométrique. Ceci permet de vaporiser l’eau liquide à une température inférieure à 100°C et d’utiliser au maximum la chaleur fournit par la vapeur. L’appareil à cuire reçoit de la vapeur de la troisième caisse et un complément de vapeur qui provient de la machine ou de la turbine à vapeur. La masse de vapeur admise fournit de la chaleur au faisceau tubulaire contenant le sirop dont la concentration est réalisée grâce à l’évaporation quasi complète de l’eau qu’il contient. La masse cuite est constituée de cristaux de saccharose et de mélasse, liquide de couleur brun foncé de forte viscosité (donc épais).

  • 12Eadie Emile, Emile Bougenot, un Gadzart à la Martinique (1828-1925), thèse EHESS, 1994, vol. 1, p. (…)

296°) La centrifugation
Il s’agit, à l’aide de centrifugeuses, de séparer la mélasse des cristaux de sucre (saccharose) cristallisé, puisque lors de la rotation du tambour, les cristaux restent plaqués sur le panier, alors que la mélasse peut-être recueillie dans une canalisation placée sous l’appareil12.

Importance de l’apport scientifique de Norbert Rillieux

30Au cours de sa formation d’ingénieur à Paris Norbert Rillieux a suivi les cours de chimie industrielle du professeur Clément au Centre National des Arts et Métiers où il dispensait un cours sur l’utilisation de la vapeur, transporteur de chaleur, dans l’industrie qui constitue une préoccupation de l’époque de la Révolution Industrielle. Dans ce cours, le professeur Clément présente la fabrication du sucre utilisant la vapeur et l’appareil Howard, il calcule en particulier la quantité de vapeur consommée.

31Il dépose son brevet aux États-Unis en 1843 après avoir essayé son appareil en Louisiane dans des sucreries fabriquant du sucre de canne dont celle de l’habitation de M. Th Packwood.

32L’ingénieur français Bernard Dureau, en voyage en Louisiane de 1848 à 1851 apporte son témoignage :

  • 13Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 233.

« L’appareil à triple effet a pour inventeur Norbert Rillieux, et c’est bien cet ingénieur qui, le premier, en a appliqué sinon découvert le principe basé sur l’action multiple de la vapeur sous des pressions différentes ».13

33D’après Bernard Dureau, son appareil peut être présenté de la manière suivante :

  • 14Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 233.

34« L’appareil de Rillieux est basé sur l’emploi de la chaleur (latente) contenue dans la vapeur qui s’échappe du jus de canne, pour la concentration et la cuisson dans le vide du sirop provenant de ce même jus…. Le principe de cet appareil n’est pas nouveau, mais son application à la fabrication du sucre et les dispositions ingénieuses adoptées pat son auteur constituent une invention particulièrement originale pour laquelle l’auteur, Norbert Rillieux, prit une patente en 1843 et un brevet de perfectionnement en 1846.14 »

35Bernard Dureau poursuit la description avec les termes suivants :

  • 15Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 234.

36« L’appareil se compose de trois ou quatre chaudières cylindriques en tôle de dix pieds de longueur sur trois et demi de diamètre, disposées de front et parallèlement, supportées sur des colonnes en fonte placées à chaque extrémité et dans l’intérieur desquelles circule la vapeur qui passe d’une chaudière dans les autres au moyen d’un système de valve et de tuyaux. Un dôme surmonte chacune de ces chaudières qui a un peu l’apparence d’un générateur de locomotive et dont l’ensemble est assez imposant.15 »

37Nous notons bien le terme « chaudières » dans la description de B. Dureau qui date du milieu du 19e siècle. Le procédé de fabrication du sucre de canne dans le continent américain depuis le 16e siècle utilise des « chaudières » pour la concentration du jus de canne par évaporation de l’eau qu’il contient. Mais ces « chaudières », au nombre de quatre dans le « Jamaïca train », sont hémisphériques, chauffées directement et utilisées à ciel ouvert. Dans le fonctionnement de cet ensemble il y a pertes de chaleur comme l’indique Bernard Dureau : « … une quantité considérable de calorique (chaleur) (…), dans les chaudières à air libre, se perd complètement ou n’est employée que d’une manière imparfaite et sous la pression de l’atmosphère (…) ».

38La différence fondamentale d’organisation entre le système de Rillieux et le système ancien de « chaudières » consiste à relier celles-ci entre elles et à les surmonter par des « dômes » qui conduisent la vapeur récupérée de l’une à la suivante. Par ailleurs, Rillieux utilise uniquement la chaleur transportée par la vapeur et non par un combustible comme dans le système ancien. Il est donc possible de remarquer que Norbert Rillieux a été soucieux de l’économie de combustible, qui était au 19e siècle, en France et en Europe, le charbon.

  • 16Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 239..

39Au niveau de la conduite de l’appareil de Rillieux à trois ou quatre chaudières, l’ingénieur Dureau note : « Cet appareil est facile à conduire, la personne qui en est chargée n’a qu’à prendre soin de tenir le jus et le sirop à un niveau convenable dans la première et la deuxième chaudière, en s’arrangeant à ce que le sirop n’atteigne pas une densité au-delà de 29° B dans la deuxième ou la troisième chaudière ; il suffit pour cela de régler le robinet d’alimentation et de proportionner la pression de la vapeur à la quantité ou à la densité du jus à évaporer.16 »

  • 17 Keith Aufhauser Slavery and technological change, in The Journal of Economic History, Vol. 34, N (…)

40Cette facilité d’utilisation explique que le Triple Effet ait été utilisé au Brésil, avant l’abolition de l’esclavage, dans les usines à vapeur fabriquant du sucre de cannes, par des esclaves ou des ouvriers salariés. R. Keith Aufhausser cite une déclaration de planteur qui utilise le système de Norbert Rillieux : « This apparatus is very easily managed and my Negroes became acquainted with it in a short time… The Machine is elegant in its proportions, solid in its fixtures, and occupied a very small place in my sugar house.17 »

41Nous avons jusqu’à maintenant insisté sur l’aspect technique de l’apport de Norbert Rillieux, mais il comporte également un aspect strictement scientifique.

  • 18Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 194.

42Le cours de chimie industrielle du Professeur Clément utilise les travaux scientifiques du 19e siècle relatifs à la chaleur. Les travaux du savant anglais Black, connus au début de ce siècle, ont établi la distinction entre chaleur et température, utilisée dans la mise au point du thermomètre. Sadi Carnot, polytechnicien français, étudie la transformation de la chaleur ou énergie calorifique en énergie mécanique ; d’autres travaux viennent d’Europe avec Clausius qui étudie une théorie mécanique de la chaleur. Le professeur Clément se positionne en disant : « Les physiciens distinguent deux choses dans la chaleur, la cause et l’effet ; ils donnent à la cause le nom de calorique et à l’effet celui de chaleur18 »

43C’est une manière de distinguer les théoriciens de la chaleur de ceux qui l’utilisent.

  • 19Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p250.

44C’est donc dans ce contexte scientifique que se situe Norbert Rillieux. Son premier apport concerne la conservation de la chaleur dans la fabrication, il fait l’objet de son premier principe, ainsi libellé : « Dans le procédé dit du multiple effet, une livre de vapeur fournie au système devra évaporer autant de livres d’eau que le train d’évaporateurs comporte de parties.19 » Ce premier principe permet d’établir la balance calorimétrique de la fabrication.

Agrandir Original (jpeg, 553k)

Usine du galion 2011, Trinité (Martinique)
Installation du triple effet (1, 2, 3) et de l’appareil à cuire
Schéma réalisé par M. Malborough pour la thèse d’Emile Eadoe, 1994

  • 20idem

45Le deuxième principe de Rillieux se rapporte aux prélèvements de vapeur faits dans les évaporateurs pour l’alimentation d’un autre évaporateur : « Si les vapeurs des différents évaporateurs du multiple effet sont utilisées pour le chauffage, au lieu de la vapeur d’alimentation, l’économie réalisée est égale à la quantité de vapeur ainsi utilisée multipliée par un facteur indiquant la position de l’évaporateur dans le train, à partir du premier et divisé par le nombre total d’évaporateurs utilisés20 ».

46Norbert Rillieux, à l’occasion de la publication de son brevet de 1878, à Paris dans Les Arts Chimiques, déclare :

47« J’ai décrit dans le brevet le système d’évaporation dans le vide à effet multiple, supérieur au triple effet, spécialement pour le traitement des jus sucrés. (…) En outre, j’ai complété mon système d’évaporation en le combinant avec une chaudière à cuire pour y terminer l’opération ; j’ai spécifié la température des vapeurs d’échappement à envoyer dans la chaudière de cuite, ce qui détermine la chaudière d’évaporation qui doit les fournir. Je viens dans cette addition définir d’une manière nette et précise mon invention, décrite d’une manière incomplète dans le brevet (de 1843).

48Dans ma patente de 1843 (…) j’ai décrit un appareil d’évaporation à double et triple effet avec cuite à double effet. Dès ce moment, j’ai reconnu que la température nécessaire pour produire l’évaporation des liquides est d’autant plus élevée que leur densité est plus forte ; dans la chaudière à cuire qui contient un sirop dense, l’excès de la température de la cuite sur la température de la vapeur qui se dégage de la masse est beaucoup plus grande que dans toute chaudière à évaporer où l’on agit sur des liqueurs de plus faible densité.

49L’expérience m’a montré que, dans la chaudière à cuire, l’excès de la température de cuite sur sa vapeur est de 10°30 environ, tandis que, dans les chaudières à évaporer, cet excès va en croissant de 1°10 à 2°50 seulement (…). »

50Cette déclaration confirme, après Bernard Dureau, qu’il est bien l’inventeur du triple effet, qu’il a observé son fonctionnement de manière à l’améliorer et à en faire un outil efficace pour l’industrie sucrière.

  • 21 Rillieux, lettre du 25 mars 1886 dans La Sucrerie Indigène et Coloniale, Paris, tome XXVII, p. 3 (…)

51Pour terminer avec cet apport, ajoutons qu’en 1886, Rillieux écrit dans une lettre publiée par le journal des professionnels du sucre, en France : « C’est à Paris, quelques jours après la Révolution de Juillet (de 1830), que j’inventai le triple effet. Clément Desormes avait déterminé, par expérience, que l’évaporation dans une bassine à double fond chauffée à la vapeur était de 1kg40 par mètre carré par heure et par degré de chute. C’est sur cette donnée que j’ai calculé les surfaces de chauffe de mes premiers appareils à triple effet. Or mes caisses horizontales me donnèrent 2kg 70 en moyenne pour la surface totale de trois caisses. Dans une caisse verticale l’évaporation est moindre21… »

52Norbert Rillieux indique bien à quel moment, juillet 1830 à Paris, il a conçu l’invention du triple effet en s’appuyant sur le cours du Professeur Clément Desormes. Mais il disposait également des observations faites en Louisiane sur le fonctionnement du « Jamaïca Train » dont il avait peut-être souhaité d’améliorer les performances.

53Les noms de Norbert Rillieux, Jan Matzeliger, McCoy, Lewis Latimer, Granville T. Woods sont quelques-uns de ceux qui répondent à la question de l’existence de Nègres inventeurs du 19e siècle aux États-Unis dont les inventions sont capitales pour le développement technique au 20e siècle en Europe et en Amérique.

NOTES

1 Haskins Jim, Outward Dreams, Chap. 4, p. 27-34.

2 Haskins Jim, ouv. Cité, p. 30.

3 Slavery and Technological Change de R ; Keith Aufhauser ds The Journal of Economic History, vol. 34, n° 1, Mar. 1974, pp. 36-50)

4 Slavery and Technological Change de R ; Keith Aufhauser ds The Journal of Economic History, vol. 34, n° 1, Mar. 1974, p. 40.

5 The transformation of the southern cane sugar sector : 1860-1930 in Agricultural History, vol. 5, n° 1, p. 276.

6 McKlnley Burt, Jr, Black Inventors of America, Patent and Invention Index, p. 141-148.

7 Haskins Jim, ouv. cité, chap. 5, p. 35-39.

8 Haskins Jim, ouv. cité, chap. 5, p. 40-45.

9 Haskins Jim, ouv. cité, chap. 6, p. 46-49. La page 48 reproduit un article du Cosmopolitan magazine de 1895 qui présente son éloge.

10 Haskins Jim, ouv. cité, chap. 6, p ; 49-55.

11 Eadie Emile, Emile Bougenot, un Gadzart à la Martinique (1828-1925), thèse EHESS, 1994, vol. 1, p. 240-250.

12 Eadie Emile, Emile Bougenot, un Gadzart à la Martinique (1828-1925), thèse EHESS, 1994, vol. 1, p. 247-249.

13 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 233.

14 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 233.

15 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 234.

16 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 239..

17 R. Keith Aufhauser Slavery and technological change, in The Journal of Economic History, Vol. 34, N° 1, Mar. 1974, Cambridge University Press, p. 42.

18 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p. 194.

19 Eadie Emile, thèse citée, vol. I, p250.

20 idem

21 N. Rillieux, lettre du 25 mars 1886 dans La Sucrerie Indigène et Coloniale, Paris, tome XXVII, p. 336.