La Démocratie des autres–de Amartya Sen (Auteur),

 

Lidia Breda (Series Editor), Monique Begot (Traduction)

«Lors de la dédicace de notre compatriote Aguibou DIALLO, le Dr et expert Cherif Salif SY nous a suggéré une lecture qui peut nous instruire et modifier nos regards sur le concept de démocratie qui n’est pas l’apanage des occidentaux ». P B CISSOKO

La notion de démocratie est si bien enracinée dans la culture européenne et nord-américaine, qu’elle est généralement considérée comme un concept purement occidental ; ainsi, la démocratie serait une valeur que l’Occident aurait pour mission de faire prévaloir et d’introduire dans des pays qui en auraient été jusque-là privés. Mais des difficultés inattendues, d’ordre militaire et politique, rencontrées par la coalition menée par les États-Unis durant la deuxième après-guerre irakienne, ont soulevé une vague de scepticisme sur les possibilités de faire adopter dans le pays, dans des délais relativement courts, un gouvernement démocratique. L’originalité de la pensée d’ Amartya Sen, économiste et humaniste, est de démontrer la complexité du problème de la démocratie.

Amartya Sen, né au Bengale en 1933 a enseigné à Calcutta, Cambridge, Delhi, à la  » London School of Economics « , Oxford et Harvard. Prix Nobel d’économie en 1998, il est devenu la même année, recteur de  » Trinity College  » à Cambridge.

Amartya Kumar Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, traduit de l’américain par Monique Bégot, Paris, Payot et Rivages (Manuels Payot), 85 p., 10 euros.

Muriel Gilardone  https://journals.openedition.org/asterion/616

1-La démocratie est certainement le fil conducteur de l’ensemble de l’œuvre – a priori épars – de l’économiste et philosophe Amartya Sen. D’une part, sa foi en la démocratie apparaît comme la raison première de sa volonté de défier le « théorème d’impossibilité » établi par Kenneth Arrow au début des années cinquante, et comme une ligne directrice dans sa recherche en théorie du choix social. D’autre part, dans ses analyses de problèmes sociaux plus empiriques, comme la famine ou les inégalités hommes-femmes, il considère que la solution réside dans la pratique de la démocratie et que, d’une manière générale, elle constitue un élément indispensable du développement. Plus fondamentalement enfin, la démocratie apparaît comme l’objectif qu’il cherche à servir par ses travaux en contribuant à alimenter le débat scientifique et public.

2-Sen fait partie des auteurs qui défendent une conception de la « démocratie en termes de débat public » (p. 15), allant bien au-delà de la question des élections libres et des scrutins, se situant sur ce point dans la lignée de James Buchanan qui parlait de « gouvernement par la discussion » ou de John Rawls qui la fonde sur « la délibération ». Il est vrai que, durant le siècle dernier, il a été largement débattu de la nécessité d’avoir un point de vue beaucoup plus vaste sur la démocratie non seulement dans le domaine de la philosophie politique, mais également dans celui de ces nouvelles disciplines que sont la théorie du choix social et la théorie du choix public. Sen a largement contribué à alimenter ce débat, notamment par ses contributions en théorie du choix social.

3-La démocratie des autres, traduction française de deux textes assez courts rédigés par Sen entre 1999 et 2003 – respectivement « Democracy as a universal value » et « Democracy and its global roots » –, peut surprendre par son orientation vers un public bien plus large que la seule communauté des spécialistes de l’économie normative ou de la philosophie morale et politique. En effet, bien loin des percées théoriques – souvent très formalisées – qui caractérisent les publications nombreuses de Sen, ce petit ouvrage se veut une réponse à ceux qui estiment que la démocratie est une tradition politique occidentale, non applicable et non efficace dans les pays que l’on qualifie de « sous-développés ». Cette réponse se situe notamment dans un contexte où la thèse du « clash des civilisations » de Samuel Huntington s’est trouvée amplifiée par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et la volonté états-unienne d’instaurer avec force son idéal démocratique en Afghanistan, puis en Irak.

4-Sen entend donc démonter, par des références à l’histoire et aux influences multiples de chaque culture, l’idée reçue selon laquelle le pluralisme, la tolérance et le libéralisme politique sont des pratiques quasi « naturelles » à l’Occident et étrangères aux « autres ». Il est vrai que, en tant qu’économiste indien, son engagement incessant pour la démocratie s’est parfois vu accusé de défense des valeurs occidentales. Il n’est donc pas surprenant que, dans ses derniers écrits, il tente davantage de définir une éthique de la démocratie en s’appuyant sur des penseurs et des pratiques issus d’Afrique ou d’Asie. Il cite volontiers John Rawls ou Alexis de Tocqueville, mais il semble s’inscrire de plus en plus fermement dans la lignée du poète et intellectuel bengali Rabindranath Tagore – prix Nobel de littérature en 1913 –, ou même de l’empereur moghol Akbar qui régna en Inde à la fin du xvie siècle.

5-La première partie de l’ouvrage sur « les racines globales de la démocratie » commence par une remise en cause des doutes fréquemment émis quant à ce que peut accomplir le « modèle démocratique » dans les pays pauvres. Ces doutes ont notamment deux origines : d’une part, il y a l’idée que la démocratie peut être un obstacle au développement ; d’autre part, certains considèrent que la démocratie véhicule des valeurs historiquement et culturellement inadaptées à certains pays. Sen s’attache donc à rappeler qu’il existe de longues traditions de débat public sur les problèmes politiques, sociaux et culturels en Asie, en Afrique ou dans le monde arabe, et que les populations de ces parties du monde ont beaucoup souffert de la domination autoritariste des empires britannique, français, portugais et belge – les famines en étant une illustration. En outre, les Européens, qui se targuent souvent d’être les héritiers des pratiques démocratiques de la Grèce antique, oublient un peu trop vite que, dans l’Antiquité, les Grecs eux-mêmes avaient tendance à privilégier les liens intellectuels avec les Indiens, les Iraniens et les Égyptiens plutôt qu’avec les Goths.

6-Après avoir rappelé que l’histoire de la pensée démocratique ne peut se limiter aux seules expériences et valeurs européennes, dans la seconde partie de l’ouvrage, Sen s’engage à défendre l’idée de « la démocratie comme valeur universelle », s’intéressant cette fois aux événements plus contemporains. Il répond ainsi plus précisément au doute concernant l’apport de la démocratie pour le développement, en distinguant trois éléments qui fondent sa valeur et sa portée : l’importance intrinsèque de la démocratie dans la vie des hommes ; son rôle instrumental en produisant des incitations politiques, et sa fonction constructive dans la formation des valeurs et des priorités pour l’action collective en permettant une meilleure connaissance des besoins.

7-Ainsi, la conception de la démocratie qui semble se dégager de ce court ouvrage est bien évidemment que « la démocratie a des exigences qui transcendent l’urne électorale » (p. 12), qu’il s’agit plutôt d’une logique de la délibération, d’une pratique de la discussion et du raisonnement publics. D’ailleurs, de ses travaux en théorie du choix social et de ses controverses avec les philosophes politiques notamment, Sen dit avoir retenu que « le processus de décision, grâce à la discussion, peut enrichir l’information que nous avons sur une société donnée, sur les propriétés individuelles, qui elles-mêmes peuvent évoluer à la suite d’une délibération publique » (p. 13). En tout cas, il est évident pour lui que cette conception de la démocratie trouve des racines dans toutes les cultures, et qu’il s’agit d’une valeur universelle, non parce que personne ne s’y oppose, mais parce que « des gens, en tous lieux, ont sans doute bien des raisons de la considérer comme telle » (p. 70).

8-Cet ouvrage, à la lecture facile, aux arguments simples, accessible à tous, n’en est pas moins le fruit d’une longue réflexion sur la nature complexe des institutions démocratiques qui, loin de se réduire à l’application de la loi de la majorité, nécessitent que les individus eux-mêmes soient démocratiques et puissent utiliser les institutions à bon escient. L’éthique de la démocratie défendue par Sen est, d’une part, tout à fait compatible avec les cultures non occidentales, mais elle nous incite, d’autre part, à regarder de plus près nos pratiques passées et présentes à l’aune de cet idéal politique prétendument nôtre.

9-On peut cependant regretter que cette volonté de replacer son engagement pour la démocratie dans des traditions non occidentales l’ait amené à éclipser un certain nombre d’autres influences qui l’ont certainement tout autant orienté. On peut penser à l’influence de sa seconde femme Eva Colorni, dont l’engagement en faveur de processus politiques authentiques et équitables, comprenant une double exigence de réalisme et de participation, était lié à sa propre histoire familiale – son père était un éminent philosophe tué pour s’être consacré au mouvement antifasciste de l’Italie mussolinienne – et aux traditions politiques italiennes sensibles à la question sociale. Mais on peut tout autant souligner, comme l’a fait récemment Hilary Putnam, les proximités entre la perspective de Sen et la philosophie pragmatiste, notamment celle développée par John Dewey aux États-Unis.

Muriel Gilardone, « Amartya Kumar Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, traduit de l’américain par Monique Bégot, Paris, Payot et Rivages (Manuels Payot), 85 p., 10 euros. », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 19 avril 2006, consulté le 09 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/asterion/616 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.616