Quel avenir pour la Côte-d’Ivoire ?

La Côte-d’Ivoire, à l’image de nombreux autres pays africains, a traversé de graves crises ces dernières années et aujourd’hui encore la situation est loin d’être apaisée à Abidjan. J’ai souhaité en parler avec Ibrahima Thiam, le président du mouvement sénégalais d’opposition « Un Autre Avenir » que je remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions dans le cadre de notre magazine « Cartes sur table ».

Ichrono : Que représente pour vous, d’origine sénégalais, ce grand pays qu’est la Côte d’Ivoire ?

R – Tout d’abord Jean-Yves Duval il est utile de rappeler qu’il s’agit du pays le plus riche d’Afrique de l’Ouest, selon la Banque mondiale, après avoir dépassé le Kenya, le Ghana et le Nigéria dont les sous-sols regorgent de richesses naturelles, alors que celui de la Côte d’Ivoire est pauvre. La présence aussi d’une bande côtière de plus de 520 kms sur l’Océan Atlantique est aussi un élément très important. Cela fait de la Côte d’Ivoire un interlocuteur de poids dans la région.

Q – Avant d’en venir à la situation politique compliquée de ce pays, et après que vous l’ayez situé en terme économique, j’aimerais qu’on évoque un homme clé dans son histoire, Félix Houphouët-Boigny, est-il audacieux de dire qu’il est à la Côte-d’Ivoire, ce qu’a été Léopold Sédar Senghor au Sénégal ?

R – Vous avez raison, nous avons là, deux des plus grands leaders africains du lendemain de la décolonisation et de l’accession à l’indépendance. En 1960 Houphouët a été le premier président de la République et il n’est pas pour rien, si aujourd’hui plus du tiers de la population du pays à le français comme langue maternelle, surtout parmi les jeunes générations, alors que dans le pays 70 autres langues sont parlées au quotidien, dont le snoufo, le diaoula,le baoulé et le bété. Six ethnies représentent à elles seules près de 60 % des Ivoiriens. Pour en revenir à Houphouët-Boigny il a été élu dès 1945 au parlement français et en devenant président en août 1960 il a permis un développement spectaculaire dans l’industrie, l’agriculture, le commerce de son célèbre café, etc. grâce à l’investissement privé et aux capitaux étrangers. Grâce à lui, Côte-d’Ivoire à connu plus de vingt ans de prospérité avant de connaître une dégradation de son économie.

Q – Venons-en à l’aspect politique de la situation ivoirienne, en instituant le parti unique Houphouët-Boigny a sans aucun doute évité les conflits ethniques et surtout le séparatisme entre les nordistes, qui régnaient sur le commerce, les plantations et les transports et les sudistes qui occupaient le pouvoir et les postes administratifs. Mais tout cela a volé en éclats avec l’apparition des tensions entre les uns et les autres …

R. Vous avez raison Jean-Yves Duval, tout est parti de l’instauration du multipartisme en 1990, à la suite de la Conférence de la Baule qui a vu l’éclosion d’affirmations identitaires dans l’espace politique. L’arrivée d’Alassane Ouattara, un nordiste, aux portes du pouvoir a mis le feu aux poudres en contestant la position d’Henri Konan Bédié, le successeur désigné du président Houphouët-Boigny. La présence d’un autre prétendant au trône, Laurent Gbagbo, un opposant historique, n’a fait qu’empirer la situation. Tous deux pensaient que leur heure était venue. Finalement, après le décès d’Houphouët en 1993, c’est Konan Bédié qui a départagé tout le monde en remportant l’élection à une écrasante majorité.

Q. Tout s’est bien passé durant 6 ans, jusqu’au jour où à la suite d’un climat politique et social délétère, ce président qui avait donné à son pouvoir une certaine orientation tribaliste avec différentes mesures comme le nouveau code foncier rural, la mise en place d’une carte d’identité stigmatisante, et la constitution de la 2ème République, ce président donc va être renversé par des militaires …

R . En effet, on peut parler d’un putsch et Konan Bédié a dû s’exiler en France. Finalement, après une période troublée de plusieurs mois, et plusieurs centaines de morts, Laurent Gbagbo fut finalement élu président et forma un gouvernement d’union nationale. Malheureusement pour ce pays la situation n’a fait que de se détériorer avec l’apparition d’une rébellion qui va finir par occuper près de 60% du territoire et scinder le pays en deux. Il a fallu envoyer les forces françaises « Licorne », puis des casques bleus de l’ONU, pour maintenir le calme entre les belligérants mais aussi organiser des rencontres internationales, à Marcoussis en France, qui ont abouti à la mise en place de façon transitoire de Guillaume Soro. Mais il faudra encore attendre longtemps avant que la situation se clarifie et ne s’apaise.

Q. On connaît en effet les graves problèmes qu’a connu la Côte-d’Ivoire du fait de l’opposition violente existante entre deux hommes : Gbagbo et Ouattara, les poursuites et l’arrestation du premier et la réélection pour la troisième fois de Ouattara, le 31 octobre dernier.

R. Oui, et même cette dernière élection n’a pas réglé tous les problèmes car l’opposition a aussitôt dénoncé un coup d’Etat constitutionnel et dès l’annonce de l’élection de Ouattara il y a eu 85 personnes de tuées et des centaines de blessés dans des affrontements intercommunautaires.

Q. Arrêtons-nous un instant sur le cas Laurent Gbagbo, voilà un ancien président qui a été condamné et incarcéré auprès de la Cour Pénale Internationale à la Haye, avant d’être libéré en 2019. La situation n’est pas banale et n’est pas sans rappeler la procédure à l’encontre de Milosevic en Serbie …

R. Tout a commencé au lendemain de l’investiture de Gbagbo le 4 décembre 2010 et est parti de graves évènements, une cinquantaine de morts, des centaines de blessés, des enlèvements par des bandes armées, de nombreux cas de tortures, qui ont suivi cette investiture. Ils ont conduit Gbagbo et son épouse à se retrancher au palais présidentiel à la fin mars 2011. Tous deux, on s’en souvient, ont alors été arrêtés et assignés à résidence. Un peu plus tard, en novembre, il était inculpé par la CPI pour crimes contre l’humanité et incarcéré aux Pays-Bas. Il a aussi été condamné par la cour d’assises d’Abidjan trois ans plus tard à 20 ans de prison. En fait après avoir fait 7 ans de détention à La Haye, il a été acquitté et s’est réfugié en Belgique.

Q. Et pour en terminer avec ce roman qui n’en finit pas, voici quelques semaines Laurent Gbagbo a récupéré son passeport diplomatique. Il reste, aujourd’hui encore, aussi bizarre que cela puisse paraître, une force politique en Côte-d’Ivoire, et il a bien failli être de nouveau candidat à la dernière présidentielle de novembre dernier. Se cramponner autant au pouvoir dénote une capacité de résistance peu ordinaire, c’est assez inimaginable non ?

R. Ce sont là quelques-uns des mystères de la vie politique où on prétend qu’on ne meurt jamais. Alassane Ouattara a cependant été réélu pour un troisième mandat, même si l’opposition conteste cette élection. Trop peu de choses ont été faites sur le plan de la réconciliation nationale, la Côte-d’Ivoire mériterait aujourd’hui une alternance politique et générationnelle. L’Union européenne à d’ailleurs, il y a peu, appelé, pour la première fois au renouvellement générationnel. Se pose aussi, ici comme ailleurs, la question très controversée du troisième mandat. Vous verrez Jean-Yves Duval qu’on n’a pas fini de reparler de la situation en Côte-d’Ivoire

Q. Il est vrai que dans ce pays le spectre de la guerre civile n’est jamais bien loin, de même que les violences liées aux questions foncières, une réforme dans ce domaine est toujours annoncée, toujours promise, mais comme Sœur Anne on l’attend toujours. Merci encore, Ibrahima Thiam, de vous être prêté au jeu de cette interview.

R. Jean-Yves Duval, c’est toujours un plaisir ! Les questions africaines, mais pas seulement, m’intéressent, vous le savez, et merci de me donner l’occasion de porter témoignage.

Jean-Yves Duval, Directeur d’Ichrono et de Ichrono FM