Pourquoi les classes moyennes ont tort de se plaindre-L’AntiÉditorial 

Une élite mondialisée ne cesserait de se gaver au nom du peuple. Le libéralisme et, pire, le « néolibéralisme », en seraient la cause. Cette dérive conduirait au déclin des classes moyennes et à l’appauvrissement de ceux qui ont déjà les plus faibles revenus. Elle expliquerait aussi bien le mouvement des gilets jaunes que le vote protestataire.

Un économiste, Guillaume Bazot, prend le contre-pied de ces affirmations si souvent répétées qu’on finit par les juger indiscutables. Chiffres et courbes à l’appui, il entend prouver que tout cela est faux. Bazot l’affirme : non, les inégalités de revenus ne se creusent pas en France ! Non, l’enrichissement des plus riches ne provoque pas l’appauvrissement des plus pauvres ! Et non, le niveau de vie des classes moyennes ne s’effrite pas…

 La classe moyenne s’enrichit

Les Français, et notamment les moins riches, ont vu leur niveau de vie augmenter continuellement depuis soixante-dix ans. Et pourtant, ils n’ont jamais été aussi mécontents, aussi « fracturés », aussi « anti-système ». Et jamais ils ne se sont montrés aussi ingrats vis-à-vis du libéralisme qui les a élevés à ce niveau, aussi hostile au « néolibéralisme » qui se serait imposé.

Ce paradoxe est au centre du travail de Guillaume Bazot, maître de conférences en économie à l’université Paris-VIII, qui publie aux PUF L’épouvantail néolibéral, un mal très français.

D’emblée, Bazot met en cause deux idées reçues que nous tenons pour des faits établis.

1/ Non, la situation ne se dégrade pas. « Le niveau de vie des 90 % les moins aisés ne s’est réduit dans aucun pays occidental depuis 30 ans. » Ainsi, prétendre que la génération qui nous précède vivait mieux que la nôtre est tout simplement faux.

2/ Non, ce n’est pas parce que les riches s’enrichissent que les classes moyennes s’appauvrissent. « Les pays pour lesquels le revenu des classes moyennes s’est le plus accru sont aussi ceux où le revenu des 10 % les plus aisés a le plus augmenté. » Pour enrichir les classes moyennes, mieux vaut une économie libérale et dynamique qu’une économie dirigiste et redistributrice. En France, en particulier, les classes moyennes connaissent une augmentation de revenu plus rapide que les classes privilégiées, disons que les 10 % les plus riches.

À ces deux idées reçues, il en ajoute une troisième, à l’échelle internationale. Les inégalités au sein d’un pays, par exemple les écarts entre les Chinois les plus riches et les Chinois les plus pauvres, comptent moins que les inégalités entre les pays. Autrement dit, pour sortir un pays de la pauvreté, lutter contre les inégalités n’est pas vraiment la priorité. La création de richesses et d’emplois compte davantage. Il faut « privilégier la problématique de la croissance sur celle de la redistribution ».

 

 Heureux comme un Français moyen

 

La pauvreté se mesure par rapport au niveau de vie général. Ce sont les notions de « seuil de pauvreté », ou de « pauvreté relative ». Or si 13 % des Français vivent sous le seuil de pauvreté, la proportion est plus forte au Royaume-Uni, en Italie et même en Allemagne, pays souvent réputé plus égalitaire. Et ce critère n’inclut pas les « prestations non monétaires », c’est à dire le système de santé et le soutien au logement. Ces prestations sont parmi les plus fortes de toute l’Union européenne. Ajoutons que la France fait partie des rares pays européens où la pauvreté relative a baissé entre 1995 et 2018.

La France va bien, et nos classes moyennes sont en parfaite forme. Pour le prouver, Bazot prend comme repère le revenu médian. Selon ce critère, si l’on compare avec nos voisins anglais ou allemands, nos classes moyennes sont mieux rémunérées. Si l’on compare avec les États-Unis, les gains de richesse sont mieux répartis chez nous.

Depuis 1990, mais aussi depuis la crise de 2008, le pouvoir d’achat de la classe moyenne s’est accru « significativement » et « sans doute plus rapidement que le reste de la population ». C’est d’ailleurs le cas dans de nombreux pays européens, à la notable exception de l’Italie. Bazot le martèle : « Il n’y a pas lieu de voir un quelconque effet de paupérisation de la classe moyenne en France et en Europe ».

Et oui ! « La classe moyenne française a vu ses revenus augmenter depuis 1990, que ce soit avant ou après impôts et transferts, notamment pour les plus âgés », via les dépenses de santé et les retraites, qui ponctionnent l’augmentation des prélèvements sociaux. Autrement dit, la baisse du niveau de vie des personnes âgées est elle aussi un mythe.

À une croissance insuffisamment forte par rapport à d’autres pays s’ajoute une politique déséquilibrée en faveur des seniors et des inactifs. Les revenus des actifs augmentent d’autant plus faiblement qu’on les compare avec les transferts sociaux en faveur de inactifs. Comme d’autres parlent de « sentiment d’insécurité », Bazot parle de « sentiment de déclassement ou d’injustice ». Avec l’insécurité culturelle, c’est peut-être cela, explique-t-il, qui justifie le mouvement des gilets jaunes.

Pour faire bonne mesure, l’économiste évoque ainsi les aides au loyer. Ou la redistribution en nature que constitue la gratuité de nombreux services publics. Il le note aussi : entre 1990 et 2008, pendant que les prélèvements sociaux montaient de quatre points de PIB, la facture ne progressait que de deux points pour les classes moyennes.

En un mot, le système fiscal et les transferts sociaux en espèces et en nature « tendent systématiquement à favoriser la classe moyenne ». Celle qui fait les élections, mais c’est sans doute un hasard !

 

 Et alors, où sont les méchants ?

 

En économie, le choix des indicateurs est en lui-même une indication… des idées de l’auteur. C’est d’ailleurs ce qu’entend prouver Guillaume Bazot. L’auteur dénonce le cherry picking. Rien à voir avec le ramassage des cerises : c’est le fait de picorer des données isolées pour choisir la part vérité qui nous arrange idéologiquement. Un vrai travers des sciences sociales !

Du coup, L’AntiÉditorial signale en contre-point la nouvelle étude de l’Observatoire des inégalités, une ONG indépendante fondée en 2003. Ce think tank fixe le « seuil de richesse » au double du niveau de vie médian. Soit, après impôts, 3 673 euros par mois pour une personne seule, 5 511 euros pour un couple, et 7 700 euros pour une famille avec deux enfants. Ce qui fait, pour la France, une population de 4,5 millions de personnes.

Or, son second « rapport sur les riches en France », tout juste publié, est catégorique. Certes, le nombre de personnes riches à baisse significativement en dix ans, puisque 745 000 personnes sont passés sous le « seuil de richesse ». Mais le niveau de vie moyen des 10 % de Français les plus aisés n’a cessé de progresser. Le salaire des 1 % les plus riches, en particulier, augmente spectaculairement.

Guillaume Bazot objecterait sans doute que comparer les salaires n’a pas beaucoup de sens. En effet, l’impôt d’un côté et les transferts sociaux de l’autre sont un puissant et efficace correctif. Il ajouterait que même si les 1 % les plus riches s’enrichissent, ça ne prouve pas forcément qu’ils le font aux dépens des pauvres ou des classes moyennes.

En outre, Bazot récuse que le capitalisme contemporain « soit davantage favorable aux plus aisés que le capitalisme d’État que connaît la France jusqu’au milieu des années 1980 ». On peut retenir ici deux idées.

1/ Si l’on compare les Français les plus riches et les 50 % les moins riches, entre 1990 et 2017, les inégalités se creusent davantage en faveur des nantis entre 1970 et 1990 que par la suite, entre 1990 et 2017. Autrement dit, à cette époque idéale, ou plutôt idéalisée, le système était moins redistributif.

2/ Si le système privilégie une catégorie sociale, c’est celle de la « classe moyenne basse ». Or, c’est celle-là même que plaignent aussi bien les tenants de « la France périphérique », comme Christophe Guilluy, que les protestataires de La France insoumise ou du Rassemblement national et les apôtres d’un souverainisme nostalgique de l’État-Providence. Le décalage entre la réalité et la perception est si fort que Bazot, pour qui les faits sont têtus, le qualifie « d’énigme »

Mais Guillaume Bazot et Louis Maurin, le fondateur de l’Observatoire de inégalités, se rejoignent sur un point fondamental : les inégalités de patrimoine se creusent. On s’éloigne de plus en plus de la promesse libérale, donner à chacun la liberté d’entreprendre. Et on oublie de plus en plus la promesse républicaine, celle de l’égalité des chances Ce creusement des inégalités de patrimoine est très connu depuis que Thomas Piketty, l’auteur du Capital au XXIe siècle, a popularisé ces recherches. Mais curieusement, comme le relève Bazot, si les Français s’indignent des inégalités de revenus, qui ne leur font pas forcément de tort, ils sont hostiles à la taxation des successions…