« On n’a pas donné la parole aux Africaines, elles l’ont prise grâce aux réseaux sociaux »

LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Pour la sociologue sénégalaise Fatou Sow Sarr, si les avancées en matière sociale sont indéniables pour les femmes du continent, celles-ci peinent à conquérir le pouvoir.

Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

Organisé à Paris du 30 juin au 2 juillet, le Forum Génération Egalité de l’ONU a débouché sur l’annonce de 40 milliards de dollars (environ 34 milliards d’euros) d’engagements pour promouvoir les droits des femmes. Le sommet, ajourné d’une année en raison de la pandémie de Covid-19, marquait le 26e anniversaire de la conférence de Pékin, qui, en 1995, avait représenté un tournant crucial dans l’agenda mondial pour l’égalité des sexes.

Interrogée à l’occasion de ce rendez-vous onusien, la sociologue Fatou Sow Sarr, maîtresse de conférence à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) de l’université Cheikh-Anta-Diop, à Dakar, et directrice du laboratoire Genre et Recherche scientifique, qu’elle a créé en 2004, estime que seule la conquête du pouvoir permettra aux femmes de voir leur situation et leur statut social évoluer fondamentalement.

En vingt-cinq ans, qu’est-ce qui a changé pour les Africaines ?

Des avancées indéniables ont été réalisées au niveau de la santé ou de l’éducation. La parité est atteinte pour le primaire et le secondaire dans des pays comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, où, cette année, il y avait plus de filles que de garçons à se présenter au baccalauréat. Mais les approches développées à Pékin il y a vingt-six ans restent au niveau de la revendication des droits pour l’égalité. Ce n’est pas suffisant. Pendant qu’on réclame l’égalité aux hommes, ces derniers continuent d’avancer dans le contrôle du pouvoir. Seule la conquête du pouvoir permettra aux femmes de décider elles-mêmes ce qui leur convient pour améliorer leur condition.

Les femmes ont gagné en représentation politique. En 2020, elles constituaient 25 % des parlementaires d’Afrique subsaharienne, avec de fortes disparités selon les pays. Que faut-il améliorer ?

Ce qui compte, ce n’est pas tant le nombre de femmes au gouvernement ou à l’assemblée que l’avancée du statut – juridique, social, symbolique… – des femmes. Certaines ont pu se positionner individuellement, mais ce n’est pas suffisant. Au Sénégal, par exemple, les femmes représentent 40 % des parlementaires, mais seulement 2,7 % des maires ; et l’essentiel des institutions et des structures qui nous gouvernent, comme la Cour suprême, la Cour constitutionnelle, le Sénat ou le Conseil économique et social, sont aux mains des hommes. Je ne suis pas sûre que le statut social des femmes ait fondamentalement évolué, notamment avec la montée des intégrismes religieux.

Quels dispositifs faudrait-il mettre en place pour que les femmes acquièrent une autonomie financière ?

Sur le plan économique, l’argent est aux mains des hommes. Pour que les femmes évoluent vers les moyennes et grandes entreprises, il leur faut des capitaux. Or elles n’y ont pas accès. Le système qui est prévu pour elles est celui de la petite finance. Mais selon moi, le microcrédit est un moyen d’exploitation plus que de développement. En fait, on ne peut pas analyser la situation des femmes sans analyser l’avancée du capitalisme, qui est basé sur un rapport d’exploitation de classe, de race et de sexe. On ne peut pas être dans un monde totalement capitaliste et prétendre à plus d’égalité entre les hommes et les femmes !

Le microcrédit ne permet pas aux femmes de s’émanciper et d’atteindre une autonomie financière. Dans toutes les études que j’ai faites, il apparaît qu’avec la microfinance, les femmes passent leur temps à rembourser leur dette et ses intérêts. Aucune n’a réussi à transformer son activité en PME ou PMI.

Selon un récent rapport du Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), une femme sur deux n’est pas en mesure de faire respecter son intégrité corporelle dans une cinquantaine de pays en développement, notamment en Afrique. Comment faire évoluer la situation ?

La question des violences faites aux femmes est devenue beaucoup plus importante aujourd’hui et, malheureusement, c’est une question sur laquelle nous n’avons pas de prise, que ce soit au Sénégal, en Afrique ou en France, où de trop nombreuses femmes continuent de mourir sous les coups de leurs maris ou ex-compagnons – et ce malgré les lois. Si le viol a été criminalisé, en matière de justice, il reste beaucoup à dire. Le problème en Afrique, c’est que nous avons des juridictions totalement masculines. La justice est aux mains des hommes et du pouvoir masculin. Résultat : les hommes ne sont pas punis !

En 1985, la philosophe indienne Gayatri Chakravorty Spivak demandait dans son ouvrage fondateur des études postcoloniales : « les subalternes peuvent-elles parler ? ». Qu’en est-il pour les Africaines aujourd’hui ?

Aujourd’hui, elles ont accès à la parole. Non pas parce qu’on la leur a donnée, mais parce qu’elles l’ont prise, grâce aux réseaux sociaux. Dans une étude que j’ai menée il y a un an au Sénégal, il apparaît que dans les grands débats de société, la présence des femmes est extrêmement faible : 6 % à la télé, 2 % à la radio. Contre 25 % sur les réseaux sociaux. Certaines femmes sont devenues des influenceuses, ont créé leur site pour pouvoir s’exprimer. Il y a ainsi une libération de la parole grâce aux réseaux sociaux. Mais le problème, c’est que tout le monde n’y a pas accès. Quant à la télé, les femmes sont présentes dans les émissions conçues pour elles, mais elles sont absentes des grands débats politiques.

Où en est le combat féministe en Afrique aujourd’hui ?

Il y a de manière générale, en Afrique, un affaissement du combat social féminin. Les femmes se sont toujours battues pour leurs droits et le pouvoir, avant la colonisation et sous la colonisation. Après les années 1990 et dans la mouvance de Pékin, beaucoup d’associations de femmes ont existé grâce aux bailleurs de fonds. Or ces dernières années, ces institutions internationales aident plus les gouvernements que les associations de la société civile, qui deviennent inaudibles.

Mais il émerge une jeune et nouvelle génération de féministes, qui mènent notamment le combat contre le viol et les violences faites aux femmes. Elles sont instruites, déterminées, extrêmement présentes sur les réseaux sociaux, mais peu engagées au niveau politique. Elles ne sont pas dans une stratégie de conquête du pouvoir. J’ai peur qu’on en reste une fois de

La remise en question d’un certain féminisme occidental, perçu comme paternaliste et impérial ou colonial, n’est pas nouvelle sur le continent. Mais qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?

La question à se poser est de savoir ce que les concepts, comme le genre, utilisés par les féministes nord-américaines ou françaises ont à nous apporter, à nous qui vivions dans une société où les femmes avaient beaucoup de pouvoir quand les Français nous ont colonisés. Les femmes ont été dans la gouvernance de tous les royaumes du Sénégal. Les féministes françaises n’ont pas à nous dire ce que nous devons faire aujourd’hui, car la situation dans laquelle sont les Sénégalaises, c’est la France qui les y a mises avec l’imposition du code civil de Napoléon [qui instituait à partir de 1804 l’incapacité juridique de la femme mariée]. Je préfère donc utiliser des concepts qui vont puiser dans le wolof et font sens dans ma culture.

Il est intéressant de se demander, par ailleurs, si les féministes du Nord mènent dans leur propre pays le combat qu’elles mènent dans nos pays du Sud à travers les politiques de coopération, qui influencent nos politiques publiques. C’est rarement le cas.

Ceci étant dit, il faut reconnaître qu’il y a une solidarité internationale entre les femmes extrêmement importante et féconde. Si les conventions internationales existent, c’est du fait de la solidarité féministe internationale. Et ce sont ces conventions qui servent de boussole ensuite à nos pays, même s’ils tardent à harmoniser leurs lois nationales avec, par exemple, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1975, qu’ils ont pourtant ratifiée.

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/07/04/on-n-a-pas-donne-la-parole-aux-africaines-elles-l-ont-prise-grace-aux-reseaux-sociaux_6086944_3212.html