L’évolution créatrice : deux pensées – Bergson et Souleymane Bachir Diagne – dans Philosophie magazine.

 » Poursuivons ces études sur l’évolution créatrice. Si comme le Sankofa, nous ne regardons pas en arrière pour mieux avancer, nous ferons des erreurs…PBC

“L’Évolution créatrice”, d’Henri Bergson (extraits)

Victorine de Oliveira

L’éclairage de Souleymane Bachir Diagne.

Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l’impulsion qu’il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. Notre volonté fait déjà ce miracle. Toute œuvre humaine qui renferme une part d’invention, tout acte volontaire qui renferme une part de liberté, tout mouvement d’un organisme qui manifeste de la spontanéité, apporte quelque chose de nouveau dans le monde.[1] Ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme. Comment seraient-elles autre chose ? Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière,[2] c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. Dans la composition d’une œuvre géniale comme dans une simple décision libre, nous avons beau tendre au plus haut point le ressort de notre activité et créer ainsi ce qu’aucun assemblage pur et simple de matériaux n’aurait pu donner (quelle juxtaposition de courbes connues équivaudra jamais au trait de crayon d’un grand artiste ?), il n’y en a pas moins ici des éléments qui préexistent et survivent à leur organisation. Mais si un simple arrêt de l’action génératrice de la forme pouvait en constituer la matière (les lignes…

Souleymane Bachir Diagne: “L’œuvre de civilisation vient de commencer”

Philippe Nassif publié le 19 janvier 2012 12 min

C’est l’une des étoiles montantes de la philosophie, mais il a fallu qu’il traverse l’Atlantique pour trouver la reconnaissance. Entre Dakar, Paris et New York, Souleymane Bachir Diagne s’est imposé comme le grand penseur du métissage. Qu’il enseigne l’islam avec Bergson, la mémoire coloniale avec Derrida ou l’identité africaine avec Senghor, l’hybridation des traditions est pour lui le ressort et la chance de notre temps.

Alors que Souleymane Bachir Diagne s’attable à la cafétéria du musée du Quai-Branly, il nous vient à l’idée que le slogan du musée – « Là où dialoguent les cultures » – lui correspond mieux qu’à un autre. C’est que le principe de métissage ne gouverne pas seulement l’œuvre du philosophe sénégalais, né en 1955 : il guide d’abord sa vie même. Souleymane Bachir Diagne a vécu en France, où, étudiant à Normale Sup’, il vouait autant d’admiration à ses deux professeurs, pourtant si différents : Louis Althusser et Jacques Derrida. Il habite désormais aux États-Unis où il s’est initié à la logique et où, depuis 2001, il enseigne la philosophie de l’islam. Et bien sûr, il séjourne régulièrement à Dakar, où il a grandi, a enseigné une quinzaine d’années et a été un conseiller du président Abdou Diouf de 1993 à 1999. Musulman pratiquant, philosophe intransigeant et intellectuel (discrètement) engagé, il est capable d’éclairer les étudiants américains sur la pensée d’Averroès, de s’exprimer en France pour appeler l’État à mieux reconnaître ses populations immigrées, ou d’intervenir à la télévision sénégalaise pour rappeler au président Wade que le « rythme naturel des démocraties » lui impose de quitter le pouvoir au bout de deux mandats. Durant notre entretien, le ton est tour à tour calme, enjoué, tranchant. Il témoigne à la fois d’une rigueur intellectuelle et d’une sagesse spirituelle qui impriment à ses propos une courbe inattendue : ample mais mesurée, concrète et pourtant élancée. Loin, en tout cas, du relativisme culturel qui fait l’ordinaire des études postcoloniales, comme du dogmatisme trouble qu’articule un Tariq Ramadan. C’est que la philosophie de Souleymane Bachir Diagne déploie en fait une contre-histoire du dernier siècle : là où il apparaît que la pensée de Bergson a provoqué une profonde émancipation intellectuelle en Afrique et en Inde. Et où le présent ne prend consistance qu’à s’appuyer sur un futur commun qui, avec insistance, nous appelle. Décidément, Souleymane Bachir Diagne est une voix qui en France manque. Pour le moment.

En six dates

  • 1955 Naissance à Saint-Louis (Sénégal)
  • 1978 Agrégation de philosophie à l’École

“L’Évolution créatrice” : passeport pour la vie

Alexandre Lacroix

Dans ce livre fondateur, Henri Bergson fait le pari que l’Univers est en devenir et que chaque forme de vie est une création originale, dont l’apparition n’était pas prévisible. Pour comprendre cette pensée fulgurante, il nous faut recourir à l’intuition, seule à même de nous faire sentir la véritable essence des choses et des événements.

Il existe, dans bien des œuvres de philosophie classiques, des passages troublants, sur lesquels les professeurs n’attirent guère l’attention et les spécialistes gardent un silence prudent ou s’efforcent de recontextualiser les intentions de l’auteur, afin de minimiser son extravagance. C’est le cas de L’Évolution créatrice d’Henri Bergson, un philosophe qu’on étudie en classe de terminale sans jamais expliquer qu’on lui doit des pages de pure science-fiction. C’est par ces passages que j’aimerais commencer – ils se trouvent principalement dans le troisième chapitre de l’ouvrage, qui en compte quatre.

Curieusement, on pourrait rapprocher Bergson de Ray Kurzweil, le directeur de l’ingénierie de Google, l’un des plus célèbres transhumanistes, gourou de la Silicon Valley. Dans The Singularity Is Near (« La singularité approche », 2005), Kurzweil écrit : « Il paraît remarquablement improbable que notre planète soit parmi les plus avancées en termes de développement technologique. » Bergson lui aussi se refuse à penser que la vie et l’intelligence n’existent que sur Terre : « J’ai tout lieu de croire que les autres mondes sont analogues aux nôtres, que les choses s’y passent de la même…

Henri Bergson, les dates clés
1859
 Il naît à Paris le 18 octobre d’un père polonais d’origine juive et d’une mère anglaise.
1877 Il gagne le premier prix du Concours général de mathématiques. Il préfère ensuite se tourner vers la philosophie, ce qui indigne ses professeurs.
1881 Il obtient l’agrégation de philosophie, puis enseigne au lycée Henri-IV à Paris.
1900 Il est nommé au Collège de France, ce qui assure sa célébrité.
1917 De février à mai, Bergson est envoyé en « mission d’État » aux États-Unis pour convaincre le président Wilson, qui l’admire, d’entrer en guerre. Les États-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne le 6 avril.
1927 Prix Nobel de littérature.
1941 Il meurt le 4 janvier d’une congestion pulmonaire après avoir réclamé de porter l’étoile jaune et refusé le statut d’« aryen d’honneur » que lui proposait le régime de Vichy.