C’est fou comme tu as changé. Je ne reconnais ni tes yeux, ni ta barbe, ni tes idées. Un océan de cauchemars nous sépare. Pourtant nous étions si proches, nous buvions à la même tasse, nous regardions dans la même direction, nous empruntions les mêmes chemins ; tels des jumeaux, nous faisions les mêmes rêves et, parfois, les mêmes bêtises. Tu étais mon confident, tu me racontais tout, je savais apaiser tes douleurs et, lorsque j’étais triste, tu guérissais mon cœur.
Fini, les années d’or de la fac où nous lisions Baudelaire, Dostoïevski, Hemingway, Lorca, Kerouac, Maïakovski, Kateb et Hikmet. Fini, les veillées philosophiques où nous interrogions le temps et l’espace à coups de citations de Confucius, de Marx, Nietzsche, Proust et de Camus. Fini, tes histoires grivoises que tu me racontais autour d’un verre de vin, dans la minuscule chambre universitaire où le délire se mêlait à la fumée des cigarettes. Fini, tes transgressions quand, au mois de ramadan, tu mâchais ouvertement du chewing-gum, quand tu répliquais, comme Voltaire, « Chassons l’infâme !» au muezzin annonçant la prière de l’aube et quand, à l’entrée du campus, tu tenais tête à un groupuscule islamiste faisant sa propagande sur les vertus du voile intégral. Fini, ce passé où nous défendions des idéaux de justice et de liberté, où nous luttions contre l’obscurantisme et pratiquions la raison critique, le plaisir du texte et la philosophie de l’absurde. Nous étions des étudiants indomptables, allergiques à la censure et empreints de folie, épris de Rimbaud et de Neruda, nous écrivions des poèmes, nous caricaturions les galonnés et les barbus, nous poussions à l’extrême l’art et la liberté …
Qu’il est loin ce passé, ces années de lutte et d’insouciance, et ces emballements romantiques : nous avions de grands projets, faire la Route 66, côtoyer les peintres à Montmartre, assister à un spectacle de Bob Dylan, visiter les Chutes du Niagara ou encore, vœu farfelu, escalader nus l’Everest… Non seulement ce temps est révolu, mais il a rusé avec notre amitié, il a défait nos liens et nos convictions. Il a fait de toi quelqu’un d’autre : tu as troqué la raison pour la foi, ou plutôt pour le fanatisme. Tu n’es pas devenu un musulman comme un autre, mais un islamiste. Tu n’interprètes pas les textes avec sagesse, mais tu les appliques à la lettre. Tu prends tout : spiritualité et commandements, versets de Médine et versets de La Mecque, hadiths vrais et hadiths inventés, lumière et ténèbres. L’islam est din wa dawla, répètes-tu, une religion et un État, une foi et un vade-mecum du djihadisme.
Nos routes ont divergé depuis, nos vents sont contraires. Chacun son horizon, chacun sa locomotive. Toi, La Mecque ; moi, les étoiles. Je cherche la vérité dans les livres, je doute, j’écris, j’interroge la matière et le vide. Toi, tu lis le Livre, toujours le même, tu as des certitudes, tu pries sans trêve, tout est figé dans ta tête, le bien et le mal, le vrai et le faux, les anges et les démons, les purs et les dépravés. C’est trop simpliste comme raisonnement ; ne penses-tu pas que la vérité est multiple et que personne n’a tout à fait raison ni tout à fait tort ? La vérité n’existe pas réellement, il n’y a que son illusion, son ombre, ses balbutiements. Celui qui la revendique envers tous et contre tout, avec ferveur et suffisance, est un fanatique.
Je te prie de pardonner ma franchise, je n’ai pas changé, je suis resté le même, transparent comme l’oxygène, franc tel un tireur de cartes. Prends mes paroles comme elles viennent, fais-en comme bon te semble, tamise-les, rumine-les, adopte-les ou jette-les au compost. Je ne suis ni membre du magistère de la Raison ni adepte du parti de la Foi. Je ne suis pas idéologue, j’aime trop la poésie pour sacraliser Einstein, trop la physique pour adorer Nietzsche. Si je t’écris, c’est seulement dans le but de comprendre ton revirement car le virage que tu as pris est tellement spectaculaire que j’en ai encore le vertige. J’en suis décontenancé : je ne sais comment dénouer les fils pour remonter vers l’origine de la pirouette. Comment un athée épicurien, nourri de Sartre et de Sade, se retrouve-t-il ensorcelé par les sirènes du salafisme ? J’y ai cherché des explications, des causalités sociales, psychologiques et théologiques, j’ai interrogé nos amis communs, ton frère et ton père, personne ne n’a donné de réponse satisfaisante. À vrai dire, désappointés eux aussi, ils éludent mes questions ; souvent, ils accusent à tout-va une politique ou un gouvernement, l’Algérie, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Amérique, Israël et la France. Parfois, ils me disent que la religion ne te sert que de refuge, tu y trouves des justifications à tes déconvenues professionnelles et sentimentales.
Te rappelles-tu ce que tu as répondu à la conclusion de mon texte en hommage à un poète assassiné dans lequel je disais que « l’islamisme n’est certes pas l’islam, mais son visage endurci, son front altier, ses yeux exorbités, sa voix menaçante » ? As-tu oublié le fier « apostat » que tu étais lorsque tu as rétorqué : « Je ne suis pas d’accord avec toi, camarade. L’islamisme est le vrai visage de l’islam, du moins son avatar incandescent. Les deux se confondent, se défendent, parfois se rivalisent. C’est comme l’eau et la vapeur, ce qui diffère, c’est seulement la température ; la vapeur vient de l’eau, cette dernière est issue de la première. L’islamisme, c’est l’islam en ébullition. L’islam, c’est l’islamisme mis au frigo. »
Es-tu une victime collatérale de notre époque postindustrielle, où le temps a perdu son acuité historique et où le consumérisme, la vitesse, les câbles et les écrans ont déshumanisé l’homme, faisant de lui un produit comme un autre ? Non, je refuse cette lecture erronée. L’islam n’est pas « la religion des pauvres », le musulman n’est pas le nouveau « damné de la terre ». Le socialisme révolutionnaire ayant rendu l’âme depuis la chute du Mur, l’islamisme, arrogant et sûr de son projet, rêve de se substituer à lui pour faire face à « l’Empire américain ». Je l’ai vu partout offensif, il avance sur plusieurs fronts, notamment l’idéologique et le militaire. Ayant le temps et l’argent, il progresse par l’intimidation et le massacre. La réserve des idées de l’Occident étant épuisée, les utopies d’hier dégonflées, l’islamisme impose les siennes, glauques et brutales, il les fait pousser sur le cadavre de « l’Empire soviétique ». La plupart des intellectuels, des élites politiques et médiatiques cèdent à ses chantages et, sans s’en rendre compte, ils ont perverti la notion des droits de l’homme : la liberté religieuse prend alors le dessus sur la liberté d’expression, le croyant sur le citoyen, la communauté sur l’État.
Je te supplie de ne pas entrer dans la vengeance des colonisés. Sors de l’insoluble équation pardon-repentance et tiens-toi à l’écart du clash des barbaries qui se profile. Dépassionnons le débat sur les guerres anciennes, laissons aux historiens le soin d’en étudier les zones d’ombre, d’en comptabiliser les cortèges de morts et, au temps, de panser les plaies de ceux qui en ont payé le tribut. Remuer avec zèle et aigreur le passé met en péril notre avenir commun. Mon grand-père, comme tu le sais, a été criblé de balles par un colon et sa fille, ma mère, en garde toujours une vive douleur. C’est pendant une discussion avec elle que j’ai appris le véritable sens du pardon : « Pardonner ne signifie aucunement oublier et excuser le bourreau, mais quitter son statut de victime, se défaire du poids du mal et vivre un présent dépourvu de toute rancune. » Mandela est, à ce titre, un exemple inspirant ; après 27 ans de prison, libéré du sentiment de vengeance, il devient le président de tous les Sud-Africains, y compris des anciens partisans de l’apartheid. N’as-tu pas entendu parler de ces familles amish de Pennsylvanie qui ont pardonné sans condition au tueur qui, à l’aide d’une carabine, a ôté la vie de leurs enfants dans une école en 2006 ?
Puisses-tu retenir cette leçon : les drames passés font partie du passé, ils ne doivent pas empêcher les victimes de grandir et de vivre le présent avec quiétude.
Je te trouve anxieux, agité et grave. Où sont ton humour de jadis, ton ouverture d’esprit, la fraîcheur de tes idées, ton sens de la repartie ? Où sont l’artiste qui était en toi, le jongleur, le dandy, le tragique, le comique, le cabotin, le fou ? Où est ce qui faisait de toi l’ami du pauvre, du marabout, du cafetier, du paysan, de la potière, de la vieille, du taxieur, du médecin et du journaliste ? Tu as mal vieilli, tu es trop sûr de toi, hélas, ta dévotion a terni tes jours, tu n’as d’yeux que pour le macabre : à trop parler de l’au-delà, tu passes à côté d’ici-bas.
Tu n’es pas à une contradiction près. Tu vis à Paris, chez ceux que tu qualifies de « mécréants ». Selon ton idéologie, la République n’est pas halal, parce que laïque, ses lois étant pensées et écrites par les hommes, et non par Allah. Quel sacrilège ! Que fais-tu alors « chez de Gaulle », dans ce pays rempli « d’impies et de débauchés » qui garantit à ses citoyens la liberté de croire ou de ne pas croire, l’égalité entre les croyants, les non-croyants, les athées et les agnostiques ? La liberté de conscience, comme tu la conçois, est à sens unique, et tout concept forgé à sens unique est dangereux. Ta liberté est, hélas, synonyme de soumission : c’est la liberté de croire en l’islam, qu’en l’islam et en rien d’autre. Tu te dis généreux, bienveillant et ouvert, mais tu n’acceptes de nouveaux « frères » que s’ils sont soumis à ton Prophète ; tu n’intègres d’autres peuples à ton royaume que s’ils y sont assujettis. Telle est ta conception du monde : les musulmans sont les croyants « élus » de Dieu, ils ont le dernier mot, ils pilotent le navire ; les autres, relégués au rang de gouvernés, doivent leur obéir.
« Tes frères » ne défendent pas les droits de l’homme et du citoyen, mais les droits du musulman à être au-dessus des autres. Ils n’appliquent ce dicton populaire que quand cela les arrange : H’lal aâli, h’ram aâlik (autorisé pour moi, interdit pour toi). En effet, en Occident, ils revendiquent le droit de construire des mosquées (souvent ils l’obtiennent) et, dans les pays musulmans, ils détruisent les églises, chassent les chrétiens, les autres croyants, les apostats, les femmes libres, les homosexuels…
Aussi, j’ai remarqué que le vendredi, vous priez, toi et tes « frères », sur une voie publique. Vos démonstrations de force ne servent pas la paix sociale, elles exacerbent la surenchère identitaire, aggravent les fractures et irriguent la nation de sentiment anti-musulman. L’extrême droite s’en nourrit et glane, en partie grâce à vous, des voix. Rappelle-toi la parole de ce berger kabyle qui a refusé d’aller prier à la mosquée de la ville : Tazalit deffir n yezra, Rebbi yezra (même si je prie derrière un rocher, Dieu me verra quand même et recevra mes prières).
Chez moi, dans le Djurdjura, dans ce Mons Ferratus d’Afrique du Nord, la laïcité n’est pas une rumeur chantée par les oiseaux, elle est ancrée dans la sagesse populaire, elle est une valeur ancienne qui vient du fond des âges, menacée constamment, hélas, par les fous de Mahomet. Quand les Amazighs sont calmes et sages, ils jurent : « Jmaɛ liman, au nom de toutes les croyances ! » Quand ils sont fâchés, ils deviennent blasphématoires : « Mbella Rebbi, je jure sur Dieu qui n’existe pas ! »
Tu es à mille lieues de la sagesse de ta grand-mère. Ne t’a-t-elle pas enseigné depuis ton plus jeune âge cette devise universelle : « Tu vas chez quelqu’un, tu le trouves en train de travailler, travaille avec lui ; en train de manger, mange avec lui ; en train de rêver, rêve avec lui. » ? Étant un invité en France, pourquoi te comportes-tu en amphitryon ? Pourquoi vouloir à tout prix changer les lois des autres, imposer tes coutumes, défigurer une architecture qui ne correspondrait pas à tes goûts ? N’es-tu pas animé d’un esprit de revanche doublé de deux sentiments qui corrompent ton être : l’excès de fierté et l’humiliation ?
Permets-moi, enfin, de t’inviter à dompter en toi le douloureux souvenir colonial, à sortir du conflit des mémoires et à aborder, avec sérénité, tes failles identitaires. La grandeur d’un homme « humilié », ce n’est pas de passer du stade de dominé à celui de dominant, mais de transcender le ressentiment et les clivages, le tribalisme et les carcans, afin de devenir un citoyen universel, conscient de ses devoirs et jaloux de ses droits, profondément humain, baigné de lumière et de chaleur.
N’oublie jamais cette devise inscrite dans notre chambre d’étudiants et qui nous guidait alors : L’amour nourrit, la haine consume.
Extrait de Lettre à un soldat d’Allah – Chroniques d’un monde désorienté, essai, Karim Akouche