Carte d’identité -Jean-Marie Adé Adiaffi ou Jean-Marie Adiaffi

Jean-Marie Adé Adiaffi ou Jean-Marie Adiaffi, né à Bettié le 1ᵉʳ janvier 1941 et mort à Abidjan le 15 novembre 1999, est un écrivain, scénariste, cinéaste et critique littéraire ivoirien. Il étudie le cinéma à l’IDHEC, puis la philosophie à la Sorbonne avant de l’enseigner dans son pays d’origine. Wikipédia

« Dans l’histoire de l’humanité, aucun peuple n’a eu autant de moyens entre les mains que vous. Vous aviez entre vos mains les pouvoirs, tous les pouvoirs, les moyens, tous les moyens. Le pouvoir technique, les moyens techniques. Le pouvoir intellectuel, les moyens intellectuels… Jamais dans l’histoire un peuple n’a eu « un pouvoir aussi proche de celui de Dieu ». Malheureusement, vous avez été « Dieu » avant d’être des hommes.

Car vous auriez eu tous les pouvoirs, tous les moyens de rendre tous les hommes heureux sur cette terre, si vous aviez appliqué honnêtement les principes qui devaient régir votre société. Vos propres principes. Vous avez eu tous les moyens pour la libération totale, intégrale de l’homme . Qu’avez-vous fait de ces moyens et de ces pouvoirs surhumains? Au lieu de les utiliser pour libérer l’homme, au lieu de les utiliser pour son salut, vous les avez utilisés pour l’asservir. Au lieu d’enlever la chaîne que l’homme portait aux pieds, vous avez augmenté son poids.

Cela a un nom au jeu,cela s’appelle tricher. Oui, vous avez triché avec les règles de votre propre jeu. Oui, je vous accuse de trahison et de tricherie et moi je ne joue pas avec les traîtres et les tricheurs…Vous êtes des tricheurs.

Vous trichez avec tout le monde, vous trahissez tout le monde. Chose grave: non seulement au nom de la civilisation occidentale vous piétinez, vous humiliez, vous opprimez, vous réprimez, vous exploitez, vous niez la liberté des autres peuples (…) Non, je ne fais aucune confiance aux traîtres et aux tricheurs. Je ne vous fais pas confiance pour m’habiller, pour me nourrir, me loger, me soigner, me protéger. Non, je vous remercie de l’offre. Je vous demande une seule chose: vous avez assez dansé. Vous êtes de mauvais danseurs, laissez la place à d’autres, pour d’autres mouvements. La place à d’autres musiciens pour une nouvelle musique. Vous chantez faux, vous jouez mal. Quelle cacophonie (…)

Non, non, je ne me tairai pas. Vous avez trop parlé. Pendant des siècles vous vous êtes arrogé le droit universel de parler au nom de l’humanité réduite au silence par vos bâillons de fer. Votre voix, votre parole étaient la voix la parole de l’humanité. Votre verbe était le verbe créateur, le verbe divin qui tirait toute chose des ténèbres.

Vous étiez l’essence de la vérité, de la révélation divine. La blancheur de votre peau était la vérité du monde, l’immaculée conception. L’éclat de votre peau faisait saillir toute chose hors de la nuit noire natale où elle gisait comme dans un sommeil de larve. Votre ventre était le sein du monde d’où naissait, jaillissait toute vie.

Mais aujourd’hui, vous êtes pales, malades. Vous êtes vieux. Vous radotez…Non, je ne suis pas près de me taire. Laissez la parole à d’autres peuples. Il est temps que vous appreniez à écouter au lieu de toujours usurper la parole. Ayez désormais l’humilité d’écouter la voix des autres. Et au lieu de juger de la justesse de son timbre et de sa mélodie par la similitude, la ressemblance qu’elle a avec la vôtre, essayez, si vous pouvez, d’écouter, d’entendre chaque voix par ce qu’elle dit si elle s’adresse à vous.

Car chose plus grave encore: alors que de nos jours il apparaît de plus en plus clairement qu’une frénésie suicidaire s’empare de vous, une fascination masochiste de la mort s’est emparée de votre immense corps sénile, vous vous obstinez dans cette volonté néfaste de la domination du monde, malgré l’échec qui frise la catastrophe. Au nom de quoi entraînez-vous le monde entier dans votre tombe? Au nom de quoi imposerez-vous au monde votre entreprise suicidaire? Non, vous n’avez pas le droit. Heureusement, rien n’est encore joué. Rien n’est encore réglé. Les dés du destin des hommes et des peuples ne sont pas encore jetés. Ce geste grave requiert d’autres bras, des bras plus adroits, plus augustes que ceux d’un manchot malhabile. D’autres mains – des mains innocentes, pures – que vos mains criminelles tachées de sang. Un geste aussi primordial pour la beauté de l’homme ne dout plus être laissé aux mains de tricheurs et de traîtres. » J-M Adiaffi, La carte d’identité, p.p 41-42

Lecture

Si, dans le premier roman d’Adiaffi, le commandant Kakatika s’excuse d’avoir humilié le prince agni Mélédouman, il n’en va pas de même dans la réalité car la France est la seule ancienne puissance coloniale qui refuse de reconnaître et de regretter ses massacres et exactions pendant la colonisation. Au lieu de demander pardon pour les crimes commis dans ses ex-colonies depuis 1960, année où elle fit semblant de partir, elle s’obstine à parler du “rôle positif de la présence française outre-mer” (article 4 de la loi du 23 février 2005). Or, selon Alain Gresh, si “des routes et des chemins de fer ont été construits, ce n’était pas d’abord dans l’intérêt des colonisés mais pour “permettre l’exploitation des richesses au profit de la métropole”.*

Jean-Marie Adiaffi

“ L’intellectuel n’est rien s’il ne vit pas entièrement dévoué à la cause de son peuple, s’il n’est pas une part de ce peuple, rien qu’une part, une part embrasée, mais une part tout de même, une part intégrée puisqu’au centre, mais une part sans privilège, sans honneur particulier. C’est cela être un intellectuel pour un peuple soumis, humilié, bafoué, exploité, asservi : se fondre au sein de son peuple au risque de s’y perdre”.

C’est précisément pour servir la cause de son peuple (les Agni de Bettié en Côte d’Ivoire et les Africains en général) qu’Adiaffi, l’auteur de cette citation, décida d’écrire « La carte d’identité », roman dont le héros, Mélédouman, est sommé par Kakatika, le commandant blanc, de trouver en une semaine sa carte d’identité, après avoir été arrêté et humilié devant les siens (sa famille et son peuple) et après avoir été torturé en prison. Mais le prince agni, qui a perdu la vue suite aux mauvais traitements subis en prison, pourra-t-il honorer la requête de Kakatika ? Il lui faut un guide pour cela. Ce sera sa petite fille Ebah Ya âgée de 7 ans. C’est avec elle qu’il ira à la recherche de sa carte d’identité. Le génie d’Adiaffi a consisté à transformer la quête d’un papier en une quête identitaire en utilisant le calendrier traditionnel akan.

Avant de commencer le voyage de sept jours, Mélédouman va demander à ses ancêtres de “soutenir ses pas chancelants sur cette route jonchée d’invisibles embuscades” (p. 60). Au cours de ce voyage, le héros découvre les symboles, les arts et les croyances religieuses, bref tout ce qui fait l’originalité et la force de la civilisation agni.

À travers le voyage de Mélédouman, c’est l’Afrique en perte de repères qui est invitée à revisiter et à valoriser sa culture. Pour Adiaffi, les langues africaines, qui sont un élément important de cette culture, méritent la même considération que celles du Blanc parce qu’elles sont « le support et le véhicule de la culture, du maintien des valeurs ancestrales et de la mémoire collective ». Adiaffi rejoint ici Fanon pour qui seul « un complexe d’infériorité peut expliquer la mise en tombeau de l’originalité culturelle locale et la valorisation de la langue du colonisateur ».

Sans prôner un repli sur soi, l’auteur met les Africains en garde contre une détestation de leurs langues car, “si nous enterrons nos langues, dans le même cercueil, nous enfouissons à jamais nos valeurs culturelles, toutes nos valeurs culturelles d’autant plus profondément que n’ayant pas d’écriture, la langue reste l’unique archive. La même pelle qui jettera la dernière pierre sur la tombe de nos langues, fera une croix sur nos valeurs » (p. 107).

Il rappelle à chaque Africain la nécessité de se retourner et de regarder d’où il vient quand il ne sait plus où il va. Lorsque Mélédouman déclare à l’instituteur Ablé qu’aujourd’hui “nous n’avons plus rien, nous ne sommes plus rien”, c’est Adiaffi qui parle aux Africains et s’insurge contre l’assimilation qui contribue à la perte de leur identité.

Mais, en parlant aux Africains, l’auteur s’adresse aussi aux Occidentaux imbus d’eux-mêmes, se croyant supérieurs à ceux qui sont différents d’eux et pensant comme le commandant Kakatika que le Noir n’a ni culture ni civilisation et qu’il doit adopter celles du Blanc. Kakatika osera même soutenir que les Noirs sont « de grands enfants paresseux, fainéants, stupides et n’ayant aucune qualité morale ni intellectuelle tandis que le Blanc est la perfection de la vertu, l’essence secrète qui dévoile toute chose ». Avant Kakatika, Hegel, Gobineau et d’autres intellectuels occidentaux de la deuxième moitié du 19e siècle avaient intoxiqué et trompé leurs compatriotes avec ce genre de clichés et de sornettes.

Le père Joseph ne se distingue pas de Kakatika puisqu’il profane l’île sacrée, “pille statuettes, tambours parleurs et masques sacrés pour orner son salon” (p. 86).

À la fin du voyage de sept jours, Mélédouman annonce au commandant de cercle qu’il n’a pas trouvé sa carte d’identité. Non seulement le commandant ne le fait pas arrêter mais il le «vouvoie», puis tous les gardes se mettent au garde-à-vous pour le saluer. On peut affirmer ici que le commandant reconnaît enfin l’identité du prince en lui rendant les honneurs. Mieux encore, Kakatika va lui présenter les excuses de l’administration pour « cet incident regrettable » (p. 151).

Si, dans le premier roman d’Adiaffi, le commandant Kakatika s’excuse d’avoir humilié le prince agni Mélédouman, il n’en va pas de même dans la réalité car la France est la seule ancienne puissance coloniale qui refuse de reconnaître et de regretter ses massacres et exactions pendant la colonisation. Au lieu de demander pardon pour les crimes commis dans ses ex-colonies depuis 1960, année où elle fit semblant de partir, elle s’obstine à parler du “rôle positif de la présence française outre-mer” (article 4 de la loi du 23 février 2005). Or, selon Alain Gresh, si “des routes et des chemins de fer ont été construits, ce n’était pas d’abord dans l’intérêt des colonisés mais pour “permettre l’exploitation des richesses au profit de la métropole”.

Le journaliste français poursuit : “Aucun historien ne prétendra que le nazisme a joué un « rôle positif » parce qu’il a bâti un important réseau d’autoroutes. L’entreprise coloniale est condamnable car elle est fondée sur l’idée de l’inégalité des êtres humains, sur l’existence de « races inférieures » et le droit des « races supérieures » à les civiliser.” (A. Gresh, ‘Idée reçue : la colonisation a aussi eu des effets positifs’ , dans “Le Monde diplomatique”, septembre 2014).

Publié en 1980 par Hatier, le roman “La carte d’identité” reçoit le Grand prix littéraire d’Afrique noire l’année suivante. Ici, comme ailleurs (“Galerie infernale”, “D’éclairs et de foudres”, “Silence, on développe”), les mots de l’enfant de Bettié ressemblent à “des coups de pilon dans la gueule des oppresseurs”. Cinéaste et enseignant de philosophie, Adiaffi est décédé le 15 novembre 1999 à l’âge de 58 ans.

 

Jean-Claude DJEREKE