Conférence du Pr Salim Daccache s.j., Recteur de l’Université Saint-Joseph, au colloque intitulé « Les aspects et les états de la rationalité dans la pensée arabe », organisé par l’Institut des Lettres orientales et le Centre Louis Pouzet d’étude des civilisations anciennes et médiévales, le vendredi 05 mai 2017, au théâtre Leila Turqui situé dans le bâtiment de la Bibliothèque orientale, (à côté du théâtre Monnot), Rue Université Saint-Joseph, Ashrafieh.
Dans deux ans, l’ouvrage intitulé Naqd al-Fikr al-Dīnī (Critique de la pensée religieuse) du penseur et philosophe syrien de Damas Sadiq Jalal al-Azm parachève un demi-siècle de la date de sa parution en 1969. Le penseur rationaliste laïc, comme il se décrivait, est décédé depuis presque un an en étant en exil en Allemagne. Cependant, les commentaires et les articles concernant l’ouvrage « Critique de la pensée religieuse » continuent toujours et en témoigne l’intérêt porté par ce colloque, abordant la rationalité arabe, à un vieil ouvrage qui continue cependant à être une référence pour plusieurs, dans sa vingtième édition, et il l’est davantage en papier avec un téléchargement électronique au nombre de 100 000 sur les réseaux de communication([1]).Ainsi, la meilleure célébration de cette œuvre et de son auteur, après son décès, c’est de poursuivre la critique et l’analyse sur la base de la raison en nous appuyant sur les apports de la philosophie, des sciences humaines, de l’anthropologie ainsi que de la philosophie religieuse et la sociologie religieuse.
Il faut tout d’abord dire, en ce qui concerne l’ouvrage, qu’il exprime très bien l’opinion de l’auteur dans la mesure où la critique de la pensée religieuse est synonyme de la personnalité de Sadiq Jalal al-Azm et sa personnalité porte parfaitement le contenu de l’ouvrage et de son message. Car à l’exception de son ouvrage Al-ḥubb wal ḥubb l-‘uḏrī(L’amour et l’amour platonique)([2]), les œuvres d’Al-Azm portent toutes un caractère profond et critique, car il est dans un débat permanent avec lui-même et avec l’être ou le soi arabe dans ses divers aspects et il est donc fidèle au marxisme critique dialectique, critique de A à Z, comme ce fut le cas avec la critique de l’idéologie allemande et Feuerbach([3]) et même la critique de la pensée économique et politique à travers l’ouvrage « Le capitalisme économique et la critique du programme Ghota et autres([4]).
Qu’est-ce que l’approche critique dans la perspective de Sadiq Jalal al-Azm ? Elle est centrée sur le démantèlement du contradictoire représenté par la pensée religieuse arabe, qu’elle soit musulmane ou chrétienne. Elle est le démantèlement de la superstructure qui n’hésite pas à être supérieure seulement mais prend plutôt possession des comportements ainsi que des discours, des lois et des transactions, avec des déclarations qui ne sont pas une manifestation du discours religieux régnant, mais contiennent le contenu d’un héritage profondément ancré dans l’inconscient arabe.
Nous savons que l’ouvrage intitulé « Critique de la pensée religieuse » a sa propre histoire cumulative parce qu’il est composé de plusieurs articles par lesquels l’auteur Sadiq Jalal El-Azm apparaît au lecteur arabe, du moins le cultivé ouvert à une pensée renouvelée, par un travail critique en dehors du cadre purement académique, pour prendre en charge, à travers lui, d’écrire dans divers sujets, unis par l’élément religieux, ainsi que par l’approche critique stricte rationnelle qui est la plus pertinente dans son ouvrage. Le contenu se compose de chapitres, ou plutôt d’articles, et il y en a qui ont été écrits avant la défaite de juin 1967 et il y en a qui sont publiés avant et les titres sont les suivants : « L’Introduction », « La culture scientifique », « La misère de la pensée religieuse », « La tragédie du diable », « Une réponse à une critique », « Le miracle de l’apparition de la Vierge », « La liquidation des conséquences de l’agression », « La contrefaçon dans la pensée chrétienne occidentale contemporaine » et « L’Introduction à la conception scientifique matérielle de l’univers et de son développement ». Dans les éditions qui ont suivi la première édition, nous trouvons un supplément qui contient des documents du procès de l’auteur et de l’éditeur, à savoir la maison d’éditions « Dar el-Taliaa » qui a publié le livre.
Nous avons lu et discuté ensemble l’ouvrage en 1970, comme je me souviens, et ce dans le cadre des études en philosophie de la religion à la Faculté de théologie et l’Institut de philosophie à l’Université jésuite, dirigé par le P. Bechara Sargi, qui est devenu ultérieurement le docteur Bechara Sargi. Il était pour nous le modèle de l’enseignant philosophe, ferme dans sa façon de traiter les citations et les questions philosophiques. Je ne nie pas qu’il a laissé en nous une trace ou du moins un impact en ce qui concerne les données religieuses et la façon de les aborder, les comprendre et en avoir une correcte perception. Et quand j’ai suivi mes études théologiques et philosophiques à la Faculté de théologie et de philosophie à Paris et quand j’ai lu la pensée de Rudolph Bultmann, Schleiermacher, De Certeau, Lagrange et d’autres parmi ceux qui dévoilent le mythe religieux, j’ai compris beaucoup de choses sur la place qu’occupe le mythe dans l’expression du contenu de la religion dans sa réponse donnée aux questions cruciales que l’homme affronte dans sa rationalité, son existence et son matérialisme, ainsi que dans sa spiritualité. Car le mythe est une sorte de porteur du message religieux dans un sujet déterminé et c’est une contexture imaginaire dont la fonction consiste à être au service de l’homme et non que l’homme y soit prisonnier.
Je reprends la lecture d’un passage de l’ouvrage « Critique de la pensée religieuse » aujourd’hui et j’en dégage quelques leçons pour le contexte du statut de la rationalité dans notre monde chrétien et musulman et même laïc aujourd’hui.
La première leçon est le discours de l’Introduction ou la langue de cette introduction rédigée par Sadiq Jalal Al-Azm , surtout pour l’ouvrage de ses précédents articles. Il fait référence au devoir d’aborder « la critique de tous les aspects de la société arabe actuelle et de ses traditions, par une critique scientifique – laïque stricte en les analysant en profondeur et avec perspicacité, ce qui est l’un des devoirs des mouvements révolutionnaires socialistes dans le monde arabe ». Car le témoin que nous venons de lire, et duquel Sadiq Jalal Al-Azm s’inspire est Yassine Al-Hafiz, le dissident syrien du parti Baas de Aflak et le fondateur du Parti révolutionnaire des ouvriers, s’appuyant sur la théorie marxiste, avec sa doctrine et sa méthode et, par conséquent, Sadqq Jalal al-Azm se met dans le cadre du mouvement de libération arabe révolutionnaire à orientation marxiste. Le langage de l’Introduction est devenu vieux sans aucun doute, dans la mesure où nous cherchons avec rigueur aujourd’hui la « révolution arabe contemporaine », « les avant-gardes des mouvements socialistes » et les « mouvements progressistes » et nous n’y trouvons presque rien dans la mesure où les mouvements djihadistes les ont remplacés. » Une fois Jean-Paul Sartre a dit qu’il a vieilli et la langue a vieilli avec lui. Cependant, la fonction de l’approche rationaliste suivie par Al-Azm dans sa discussion de la production intellectuelle religieuse consciente chrétienne et musulmane consiste à « expliquer le contenu de l’idéologie métaphysique implicite, sa théorisation et sa défense » et le transfert de cette idéologie, autant que possible, de son état inconscient et spontané à un état qui imite la présentation explicite, l’organisation intellectuelle et la conscience logique. Al-Azm dit que la pensée arabe, après la défaite, a tenté de critiquer quelques aspects de la structure intellectuelle et sociale traditionnelle de la vie de la société arabe et de son héritage, cependant, elle est restée faible et maigre, dans la mesure où la mentalité religieuse métaphysique est restée répandue. Al-Azm souligne également que cette pensée religieuse, dans ses deux aspects, métaphysique traditionnel et conscient critique, est restée une arme théorique entre les mains des adeptes du réactionnisme arabe. Quant au mouvement de libération arabe, il est resté au niveau du travail sur la libération économique, à partir de l’argument qui appelle à changer le parcours économique social afin que l’homme change, ainsi ce mouvement s’est tenu à l’envers au lieu de se tenir debout. La position philosophique de Sadiq Jalal Al-Azm exige de démanteler le discours religieux, qu’il soit justifié ou arbitraire ou syncrétiste ou libanais, dans la mesure où la méthode scientifique historique critique devient notre pionnier dans l’étude du phénomène religieux en général, c’est-à-dire « adoption d’une attitude neutre du point de vue religieux dans l’étude du phénomène religieux lui-même, c’est-à-dire se tenir sur un terrain laïque et scientifique strict ». Et ce terrain laïc neutre apparaît dans l’unité de la méthode critique et non pas de celle du sujet. Ainsi, dans la première partie de l’ouvrage « Critique de la pensée religieuse », on parle d’un conflit entre la science et la religion et la reconnaissance qu’il n’y a pas de conciliation entre les deux, sinon que la science rejette la religion vers le cercle subjectif de la personne humaine ; dans la deuxième partie, il y a une résistance historique des textes du mythe du diable, et dans la troisième, une analyse technique psychologique du miracle de l’apparition de la Vierge au Caire après la défaite. Dans la quatrième partie, il y a une critique des perceptions de la relation entre l’Église et l’État et entre les sciences naturelles en Europe et dans la cinquième partie, plus proche de la conférence académique, nous trouvons un aperçu historique du développement des sciences naturelles, de la mécanique à la dialectique et son impact sur la pensée philosophique politique.
En fait, la méthode d’Al-Azm dans l’ouvrage « Critique de la pensée religieuse » est de tendance européenne ou américaine en s’appuyant sur William James et sur le marxisme comme voie d’analyse et de réponse donnée en ce qui concerne la volonté de croire et ses questionnements sur la religion comme superstructure. Notre penseur invite à la nécessité d’abandonner la religion comme phénomène social et de la projeter au niveau de l’individu dans la mesure où la citoyenneté et le laïcisme sont les moteurs de la société et de son développement vers le meilleur.
Car la religion aboutit, quand elle se referme sur elle-même et dans un groupe déterminé, à l’aliénation de soi et la noyade dans les illusions censées éloigner l’être humain du bonheur et le faire sombrer dans la misère. Sadiq Jalal Al-Azm appelle donc, et au moins, à neutraliser la religion et à la mettre à l’écart de la scène publique et le temps est le garant de l’éliminer définitivement de l’esprit des gens car le mouvement de la pensée va dans ce sens, comme le dit Sadiq Al-Azm plus d’une fois dans le premier chapitre du livre.
La discussion rationnelle d’Al-Azm avec la religion et les superstructures de la société, plutôt avec sa génération et celle des philosophes et penseurs arabes qui ont appelé à la laïcité, a été confinée à établir les règles de la laïcité comme concept philosophique politique dans une vision du monde dérivée des grands philosophes de laïques européens. Il s’est séparé plutôt d’un groupe de penseurs contemporains de la première génération qui a vécu le temps colonial puis l’a combattu et l’a incité à quitter. Il appela également à s’attacher à la démocratie comme transfiguration de la libéralité politique. D’autre part, le mouvement de libération s’est tourné vers la glorification de l’image de l’État dirigé par les soldats de l’armée. Et aujourd’hui, nous sommes en face de la catastrophe vécue par les pays arabes, directement ou indirectement, comme résultat de la confusion intellectuelle qui a vu dans l’idéologie de la laïcité, réductionniste de la religion, un chemin d’évolution.
La deuxième leçon est quela force de l’histoire est perçue dans ce qui semble être l’impasse de l’histoire arabo-musulmane. Car la pensée religieuse dont Al-Azm a lancé la critique avec courage, n’a pas pris le parcours européen et ce, en reculant devant le progrès de la science et de la technologie et le développement de la rationalité, car ce qui s’est passé est exactement le contraire depuis la fin des années 1970 et l’ouvrage, comme on l’a dit, est chargé d’optimisme quant à « l’approche de l’effondrement de l’ancienne attitude religieuse ». Et pour nous, dit Al-Azm, « l’ancienne position religieuse est en train de s’effondrer avec les restes de la société féodale, alors que nous sommes en voie d’une renaissance importante » (pp. 19-20). Je ne divulgue pas un secret si je dis que nous étions enthousiastes pour le changement, celui des mentalités et, par conséquent, pour l’adhésion à un nouveau cheminement rationaliste, et notre optimisme était désiré mais il a commencé à se dissiper progressivement devant les attitudes des régimes arabes de tous genres, réprimant les libertés et favorisant la corruption, ainsi que devant la pauvreté croissante, l’ignorance de toutes sortes, et l’attaque des courants religieux extrémistes et de la déification des dirigeants aux effets de la démocratie. Il y a un chemin d’évolution inversé d’apparitions sacrées intensives, de la transformation des présidents en chefs et dirigeants croyants en passant par le transfert du pouvoir en Palestine occupée aux partis religieux, et ce depuis vingt ans jusqu’aujourd’hui, en passant par la création d’Al-Qaïda et le mouvement des Moudjahidines (les combattants de la foi qui s’engagent dans le Djihad) de tous genres sur la place islamique, ainsi que Boko Haram et Daesh. Quelqu’un a dit en ce qui concerne ce phénomène : « L’on peut dire, du point de vue purement psychologique, qu’il s’agit d’une hystérie de l’obsession du passé », où les cloches du retour des disparus et du califat sonnent, sans nommer les cadres géographiques qui sont prêts à accepter ces phénomènes. Il ne fait aucun doute que la critique d’Al-Azm de la religion et de sa métaphysique est essentielle, alors que son optimisme quant à l’effondrement de la pensée traditionnelle est marginal.
Sadiq Jalal Al-Azm a poursuivi sa critique de la pensée métaphysique et prohibitive dans son ouvrage « La mentalité de la prohibition »([5]) et « Au-delà de la mentalité de la prohibition »([6]), cependant, ce qu’il a écrit dans deux articles en anglais intitulés « Une nouvelle vision du fondamentalisme islamique »([7]) et sa recherche sur Al-Islām wa-l-naz‘a al-‘elmāniyyā« L’islam et la tendance humaniste laïque »([8]) appelle à une lecture renouvelée de la pensée de Sadiq Jalal Al-Azm même si ce qu’il a posé se situe peut-être au niveau politique, davantage qu’au niveau philosophique général, en termes de critique de la religion dans sa métaphysique. Vous trouvez dans le premier article, comparant Khomeini avec Castro dans sa prise de position révolutionnaire sur le colonialisme et sur les questions de libération nationale telles que le règne du Shah, l’hostilité envers l’Amérique et le rejet de la situation israélienne, oubliant les dimensions des origines de sa position religieuse basée sur la tyrannie, la métaphysique et l’absolutisme du Faqih sous la forme des idéologies du Nassérisme, du Baathisme et d’autres idéologies qui manquaient de critique pertinente.
Dans son second article, Al-Azm associe le parti de la justice islamique en Turquie à la démocratie sur la base de l’acceptation pragmatique du régime politique pragmatique existant. Car l’analyse rationaliste pragmatique ne tient pas compte des dimensions de la pensée religieuse métaphysique, dans les deux cas en vue de promouvoir la situation politique. Mais la conséquence est que le fait de lier la religion aux forces réactionnaires, au « capitalisme mondial », à « la tentative d’induire les peuples en erreur » et au fait de considérer la religion comme étant une arme théorique entre les mains du réactionnisme comme mentionné dans ses ouvrages a laissé une place à ce qui est mutable, c’est-dire à une nouvelle religion dotée de révolutionnisme et de démocratie, comme l’a vue Sadiq Jalal Al-Azm en Iran et en Afghanistan, puis en Irak, en Syrie et en Égypte. Ainsi, si nous prenons en considération, rationnellement, les fonctions que la religion accomplit à travers les penseurs syncrétistes et métaphysiques et les mouvements révolutionnaires ayant une action libératrice sérieuse, nous arrivons à dire que les fonctions sociales, économiques et politiques de la religion comme institution, mouvements et structures intellectuelles sont des fonctions opposées, contradictoires, très diverses et dont quelques-unes ont une dimension libératrice, sont censées assumer leurs responsabilités en combattant le côté métaphysique de la religion et son utilisation au service du féodalisme. Et si nous regardons longuement les pages de la pensée marxiste dans son analyse de la religion comme protestation et cri contre l’injustice, nous constatons que Sadiq Jalal Al-Azm est resté peut-être d’accord, dans son analyse, avec ceux qui ont évoqué l’analyse marxiste.
La troisième leçon que la lecture de la « Critique de la pensée religieuse » souligne aujourd’hui consiste en ce que cette critique est restée dans le cadre d’un débat théorique dissocié de la métaphysique religieuse comme si elle était une étoile filante dans l’espace de la pensée théorique sans la rattacher aux conditions de la science sociale de la pensée religieuse et sans étudier la nature et la réalité de celui qui la porte et de ses conditions. Cependant, dans son ouvrage « Critique de la pensée religieuse », il se réfère à son expérience personnelle avec ses étudiants tiraillés entre les récits de la religion et les vérités de la science et il dit : « Certains d’entre eux ont recours à une prise de position religieuse fermée, radicale dans sa fluctuation et efficace dans son accrochage aux obligations religieuses ; c’est une minorité qui exprime à toute occasion son hostilité envers toutes idées progressistes ou scientifiques, et il y a une autre minorité qui va dans le sens inverse, alors que la majorité se tiraille entre les deux ».
Il n’y a aucun doute que c’est une remarque sur le terrain qui a son importance dans le contexte de la connaissance de la réalité des gens religieux et non religieux. Ce que nous connaissons dans la perspective de Max Weber et même de celle de Karl Marx c’est que ce qu’Al-Azm considère une minorité est en réalité une majorité car le monde des villages et des zones rurales qui existe dans la ville n’a pas été transformé par le monde citadin, mais c’est ce monde rural qui a transformé la ville, l’a assiégée, l’a divisée et y a introduit littéralement les mythes et les superstitions et peut-être que le temps est arrivé pour étudier des sciences sociales adéquates à notre réalité arabe. Cependant, il se peut que le chercheur soit désespéré devant ce défi car les sciences humaines et psychologiques s’orientent vers l’accomplissement d’une fonction technique plutôt que relevant d’une recherche dans leur domaine, et nous disons aussi, et nous avons bien l’expérience de la Faculté des sciences religieuses qui a été fondée à l’Université Saint-Joseph, que les études qui ont pour but la dissociation, l’analyse et le descriptif quantitatif sont sujets de doute de la part des gens religieux et n’ont été abordées que par très peu d’entre eux, dans la mesure où cette religion est un sujet de culte et de sanctification, et source de législation et non pas un domaine de recherche dont les fonctions sont analysées comme les significations du culte rendu aux saints, aux tombeaux des awliya’ et aux apparitions qui confirment l’œuvre de Dieu dans son peuple ainsi que les mantras et les amulettes. L’analyse scientifique de la religion et de ses adeptes est devenue un tabou et une critique de l’essence divine et nous avons en cette matière de nombreux exemples, comme le professeur Hamid Abizaid qui a été exclu de la communauté sombrant dans l’isolement et la maladie.
La quatrième et dernière leçon : L’ouvrage « Critique de la pensée religieuse », à travers les articles qu’il rassemble et qui sont considérés comme modèle avancé d’une formule rationnelle déterminée pour la critique de la pensée religieuse, est un ouvrage fondamental et occupe la place qui lui revient dans la chaîne de la pensée rationnelle critique qui a été revisitée de nouveau en Turquie ottomane et en Iran des Qajars au cours de la seconde moitié du 19ème siècle. Des réformateurs ont semé ses graines et ont travaillé à formuler l’autonomie des sciences, des droits, des libertés politiques, du journalisme et de l’industrie et n’ont pas entamé des débats étroits abordant la religion dans ses significations et sa fin salvatrice. Car l’ouvrage de Sadiq Jalal Al-Azm a ouvert la porte devant des lectures avancées de la réalité de la religion qui ne sont pas tombées dans le piège de la fonction révolutionnaire de la religion mais ont incité à relier la compréhension de la religion et la rectification de son parcours par les sciences sociales et humaines. Nous prenons comme exemple le penseur iranien Abdol Karim Soroush qui a fondé une idée ancienne en fait et lui a donné une nouvelle forme quand il dit que la religion est une lecture humaine des textes religieux fondamentaux([9]) mais l’essentiel chez lui est que cette lecture de la religion a besoin des sciences de la cosmologie, de la biologie, de l’historiographie, de la linguistique, de l’anthropologie et de la sociologie, etc. Par conséquent, la compréhension de la religion se développe premièrement, et il faut qu’elle se développe si nous voulons qu’elle soit une source fondamentale pour comprendre l’existence de l’homme et l’histoire de l’humanité et répondre à quelques questions existentielles. Et deuxièmement, seuls les adeptes de la science positiviste dotés de la connaissance des sciences religieuses sont ceux qui peuvent pousser la religion en avant et développer sa compréhension car les gens de religion ne comprennent pas tout cela et ceci affaiblit l’autorité du clergé.
Notre réalité aujourd’hui est que la philosophie rationaliste radicale et marxiste d’Al-Azm n’a pas trouvé d’héritier pour compléter le travail critique de la religion. Quant à la philosophie religieuse de Soroush et de ses partisans, basée sur toutes les sciences, bien que sa place s’est rétrécie en Orient iranien ou dans le monde arabe, elle demeure un domaine vital d’étude et une motivation pour garder la flamme de la rationalité allumée dans le renouveau de la pensée religieuse éclairée.
Notre réalité aujourd’hui consiste à ce que la pensée religieuse, si nous pouvons l’appeler pensée, est le résultat des institutions religieuses, surtout celles qui relèvent de la jurisprudence dans la mesure où le plus précieux cadeau que j’ai reçu de l’un de mes étudiants depuis des mois est une encyclopédie de huit volumes et chaque volume contient 500 pages qui traitent les questions de la jurisprudence et des transactions du musulman résident à l’étranger, c’est-à-dire en Europe, et il était très fier de m’offrir ce cadeau. Néanmoins, je crois que la rationalité, en tant que pensée critique, a ses représentants, malgré la persistance de la pensée religieuse dominante qui est perpétrée institutionnellement et socialement. Cette rationalité doit poursuivre son travail avec patience, détermination et fermeté. Le nouvel apport auquel elle doit être convaincue c’est que la religion elle-même peut contribuer à la sécularisation de la religion comme cela s’est passé en Occident et en Orient au niveau du monde européen et asiatique. Peut-être qu’Al-Azm s’en est rendu compte dans son article sur « l’islam et la tendance humaniste », quand il évoqua la capacité historique de l’islam, ainsi que celle du christianisme, à puiser de la lecture contemporaine des objectifs de la religion qui agissent dans une hiérarchie de valeurs humaines qui doivent être dégagées et soulignées comme moyens pour renouveler la religion par la religion.
[1]) Dr Sadiq Jalal Al-Azm, Naqd al-Fikr al-Dīnī (La critique de la pensée religieuse), avec en annexe des documents du procès porté contre l’auteur et l’éditeur, Dar Al-Tali’a, 2ème édition, novembre 1970. Les références renvoient aux pages de cette édition. Sadiq Jalal Al-Azm dit dans une interview publiée dans la revue « Al-Hiwar Al-mutammaden » (Le dialogue civilisé), le 04 octobre 2009 qu’il ne connaît pas le nombre des éditions de l’ouvrage Naqd al-Fikr al-Dīnī (La critique de la pensée religieuse), depuis 40 ans, cependant le livre existe au Liban où il n’est pas interdit alors qu’il est interdit dans d’autres pays arabes.
[2]) Quant à l’autre ouvrage qui est toujours édité et distribué dans tout le monde arabe,il s’intitule Al- ḥubb wal ḥubb l-‘uḏrī (L’amour et l’amour platonique) déjà paru dans les Éditions Nizar Qabbani en 1969.
[3]) Karl Marx et Friedrich Engels, La critique de l’idéologie allemande, et le sous-titre est le suivant : des thèses contre Feuerbach, paru en 1845.
[4]) L’ouvrage Le capitalisme a paru en 1867 et la critique du programme Ghota en 1875.
[5]) Sadiq Jalal Al-Azm,ḏihniyyat Al-Taḥrīm (La mentalité de la prohibition), Dar el-Mada, Beyrouth, 1997.
[6]) Sadeq Jalal Al-Azm, Ma ba’daḏihniyyat Al-Taḥrīm (Au-delà de la mentalité de la prohibition), Dar el-Mada, Beyrouth, 1997.
[7]) Sadiq Jalal Al-Azm, “Islamic Fundamentalism Reconsidered”, South Asia Bulletin, XVIII, Nºs 1 et 2, 1993, p. 1–55.
[8]) Sadiq Jalal Al-Azm, Al-Islām wa-l-naz‘a al-‘elmāniyyā (L’islam et la tendance humaniste), Dar el-Mada, Beyrouth, 2007, (traduit).
[9]) Cité par Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004.