« Mr CHATELLIER était un collègue avec qui je discutais beaucoup. A la retraite active, je le redécouvre et j’ai envie de vous partager sa sagacité toujours active et performante.
P B Cissoko
Pour la clinique du travail la santé des individus repose essentiellement sur leur capacité collective à agir sur les situations de travail.
L’accent est donc mis sur l’approche collective des problématiques de travail.
La pratique de l’entretien individuel n’a fait l’objet que de rares travaux et d’écrits quand elle n’est pas suspectée de concourir au maintien de l’ordre établi.
Or la demande individuelle vis-à-vis du psychologue du travail est importante, elle peut être suscitée par la médecine professionnelle mais aussi directement par des personnes qui présentent une souffrance psychique qu’elles mettent en lien avec leur travail.
Sommes-nous condamnés, dans l’approche individuelle à une pratique à visée exclusivement réparatrice et adaptative des « blessés du travail » ?
Sommes-nous condamnés au seul rôle d’accompagnement des «rapports d’exploitation» comme semble l’évoquer la psychanalyste Lise Gaignard ?
Ces questions qui sont posées au psychologue du travail doivent inciter à travailler l’explicitation, la description du travail réel effectué lors de ces entretiens.
C’est à partir de ma propre expérience que cette intervention vise à contribuer, modestement, à ce travail, sur notre travail.
Ceci va m’amener à développer deux points :
-Qu’elle est la place du travail dans notre manière d’appréhender les situations pour lesquelles nous sommes sollicités ?
-Quelle pratique de l’entretien individuel ? Concernant le premier point : La place dévolue au travail dans la manière de penser les situations dépend de la conception que nous avons des liens santé-travail et du rapport subjectivité-travail.
La clinique du travail attribue un rôle déterminant au travail dans le développement de la santé parce qu’il a un rôle déterminant dans le développement de la subjectivité, c’est-à-dire de la vie psychique. 2 Les situations de souffrance vont donc nous amener à tenter de comprendre pourquoi le travail ne remplit pas ou plus cette fonction.
Ce qui nous amène directement sur l’entrée par l’activité.
Ce qui ne va pas du tout de soi car dans le cadre des entretiens individuels les représentations associées aux problématiques à partir desquelles nous travaillons n’incitent pas du tout à venir sur le terrain du travail.
C’est en règle générale la psychologie et le comportement des individus qui sont posés comme lien de causalité. Des effets peuvent être ainsi pris pour des causes. Les représentations auxquelles nous avons à faire sont des défenses.
Nous allons donc devoir les prendre en compte dans notre manière de travailler.
Mais, en même temps, je pense qu’il est indispensable de tenir cette entrée par l’activité, si on veut comprendre quelque chose et arriver à faire quelque chose de situations souvent inextricables. Je voudrais illustrer ce point de vue par un exemple :
Mme A est auxiliaire de puériculture. Lors de l’entretien, elle dit ressentir une fatigue chronique, ne plus arriver à dormir, n’avoir plus d’appétit et ressentir beaucoup d’angoisse.
Elle dit aussi se sentir surveillée, épiée par sa direction mais aussi par ses collègues. Mme A est une jeune professionnelle qui a pris son premier poste d’auxiliaire en crèche il y a à peine un an. Dès son arrivée elle a rapidement eu en charge un groupe d’enfants.
Elle dit s’être retrouvée seule à devoir se débrouiller. Aujourd’hui elle se dit vite débordée par les groupes d’enfants, elle ne supporte plus le travail auprès d’eux, ne supporte plus les cris, les pleurs.
Elle dit être dégoutée du métier. Sa hiérarchie a rédigé un rapport disciplinaire à son encontre où il lui est reproché d’avoir un comportement inadapté auprès des enfants, de ne pas savoir répondre à leurs besoins, de ne pas faire preuve d’empathie et d’être agressive avec ses collègues.
De part et d’autre des théories sont développées pour expliquer la situation.
D’un côté, Mme A ne serait pas suffisamment motivée et présenterait une fragilité psychologique. De l’autre, l’encadrement est vécu comme persécuteur. Ce type de processus de dégradation est assez fréquent. Car, de mon point de vue, il s’agit bien d’un processus, alimenté par la manière d’appréhender la problématique, c’est-à-dire exclusivement du côté des individus, dans le registre psychologique et comportemental.
Ce type de processus peut déboucher sur une médicalisation mais aussi sur une judiciarisation de la problématique. Ce qui est important dans les descriptions qui sont produites pour expliquer la situation ce n’est pas tant ce qui est dit que ce qui est absent des descriptions. Ce qui est absent c’est le travail. Or si on prend le temps d’entrer un peu dans l’activité d’une auxiliaire de puériculture c’est alors un univers complexe qui apparait, et qui incite à une tout autre grille de lecture de la situation.
Entrer un peu dans l’activité d’une auxiliaire c’est essayer de comprendre comment le réel se manifeste dans leur quotidien de travail. Le réel (c’est à dire ce qui résiste à la maitrise, aux 3 techniques et aux connaissances) auquel les auxiliaires sont confrontées porte essentiellement sur les éprouvés des enfants et des parents mais aussi sur leurs propres éprouvés. Je n’évoquerais, qu’un seul aspect de l’activité : le travail d’observation, essentiel pour assurer la fonction de contenance des éprouvés des enfants.
Ce travail d’observation ne relève pas de la seule vision mais relève de l’attention et de la sensibilité.
L’attention signifie une réceptivité à la vie psychique de l’enfant à partir de ce qui s’en exprime. Il faut donc être sensible aux détails, aux gestes expressifs, à l’attitude, au nom verbal, c’est-à-dire sensible sélectivement à ce qui va pouvoir permettre une signification, une lecture, une interprétation de ce qui s’exprime de l’enfant et de pouvoir ainsi y apporter une réponse. Il faut donc apprendre à percevoir l’important, ce qui n’est possible qu’en affinant sa propre sensibilité c’est-à[1]dire, sa capacité à sentir, à percevoir.
Dans ce métier d’auxiliaire de puériculture il faut donc apprendre à voir. Ce qui n’est pas donné.
Ce n’est pas une question de connaissances, ce sont des savoir-faire du corps.
L’apprentissage de ces savoir-faire est complexe.
Les pairs ont un rôle déterminant pour guider dans cette découverte du métier.
L’enjeu subjectif de cette découverte est essentiel car c’est ce développement possible (ou pas) de l’activité qui donne de la valeur et du sens au travail auprès des enfants.
Sinon la présence auprès des enfants n’a aucun sens, c’est du gardiennage.
La pénibilité du travail peut alors devenir insupportable.
Cette brève incursion dans l’activité d’une auxiliaire de puériculture vise à souligner l’importance à réintroduire le travail dans la réflexion sur les situations que nous rencontrons afin de permettre une autre grille de lecture des difficultés rencontrées et surtout de se donner la possibilité de sortir de l’impasse que représente la psychologisation.
En réintroduisant le travail on réintroduit l’expérience que la personne fait du réel, qui peut être la source de la souffrance psychique.
C’est ça qu’on va pouvoir retravailler : l’expérience du réel du travail, la capacité à penser cette expérience.
Dans un but pédagogique, j’ai illustré mon propos à partir d’un point de vue général sur l’activité d’une auxiliaire de puériculture afin de bien mettre en évidence l’ampleur de ce qui est éludé lorsque l’on s’en tient à une approche psychologique et comportementale pour expliquer les problématiques de travail. Il va de soi que lors de nos entretiens, entrer par l’activité c’est entrer par l’activité d’une personne bien précise. La description qu’elle va en faire va exprimer la confrontation d’un sujet, d’une subjectivité singulière avec le réel du travail.
C’est cette confrontation qui suscite une mobilisation subjective, qui rend possible un développement de la subjectivité, de la vie intérieur, qui ne soit pas la seule répétition des impasses de l’histoire infantile. Nous devons être attentifs aux processus psychiques qui sont mobilisés dans cette confrontation à la réalité du travail.
Ce qui veut dire, être attentif à : -Ce que la personne arrive, ou pas, à mettre d’elle-même dans l’activité.
4 -Comment elle arrive, ou pas, à donner de la valeur et du sens à son travail.
Ce sont là les sources du développement de la santé au travail, ou d’une souffrance pathogène.
Nous devons être attentif au récit qu’elle fait de son travail et repérer ainsi ce qui est important, ce qui compte pour elle.
Ce qui permet d’approcher ce qu’elle a investi d’éthique et de sens dans son activité pour tenir et pouvoir l’assurer.
Seule manière de comprendre ce qui pour elle donne de la valeur à son travail.
Il est donc important de s’intéresser à ce qui est important pour la personne et qui peut apparaître dans les détails de la description de l’activité.
Voici un exemple pour illustrer ce propos :
Il s’agit de la situation d’un agent d’entretien travaillant dans un collège.
Sa santé se détériore et son absentéisme s’accroit suite à une modification de l’organisation du travail.
La direction de l’établissement demande aux agents d’entretien de se regrouper pour effectuer le nettoyage des salles de classe alors que jusqu’à présent chacun avait ses salles attitrées. La direction de l’établissement, mais aussi l’intéressé, conviennent que ce serait moins fatiguant et plus rapide.
Mais pourtant l’agent refuse (ainsi que ses collègues).Cette position entraine une monté de l’absentéisme et une détérioration des relations avec la hiérarchie qui voit dans ce refus la preuve d’un individualisme et d’une incapacité à travailler en équipe.
Au cours de l’entretien, la personne décrit la manière avec laquelle elle réalise, avec soin, son travail, en ajoutant
«c’est important que les enseignants sachent qui a nettoyé la salle » C’est ça qui compte : que le travail ne soit pas anonyme, que la personne puisse se sentir responsable de son travail devant les enseignants.
C’est de cette manière que la personne arrive à donner de la valeur à son travail et à l’effectuer malgré sa pénibilité. Si on n’entre pas dans l’activité on ne peut pas voir tout ça. J’en viens, maintenant, plus directement à la pratique de l’entretien.
Au cours de l’entretien la question n’est pas d’opposer une autre théorie, une autre interprétation face aux théories et interprétations en cours concernant la situation.
Il ne s’agit donc pas d’être sur le terrain du vrai ou du faux. Ce n’est pas une position d’expert.
C’est un travail d’élaboration avec la personne concernée.
Le récit qu’elle fait de sa situation va susciter de ma part des interrogations et des hypothèses que l’intéressé va, où non, s’approprier.
L’amenant lui-même à modifier son récit et surtout la place qu’il y occupe, qui est souvent une place de victime.
Donc une co-construction d’une autre grille de lecture centrée sur le travail et non plus sur les personnes.
Ce qui modifie l’expérience que l’intéressé fait de la situation et permet un recul par rapport aux représentations qui ont prévalues jusqu’à présent.
Représentations qui, comme je l’ai souligné, sont des défenses et donc éludent une part de la réalité et réduisent donc la capacité de penser la situation.
5-C’est bien ça l’objectif principal de l’entretien : retrouver une capacité de penser.
Cette démarche de co-analyse de la situation de travail n’est pas toujours suffisante, il est parfois nécessaire d’y associer un travail sur ce qui fait souffrir, ce qui a été atteint dans la vie psychique qui peut prendre des dimensions importantes quand cela vient en résonnance avec des évènements de la biographie personnelle, nécessitant peut-être un autre type d’accompagnement.
Tout en reconnaissant les limites de l’approche individuelle concernant la possibilité d’agir sur la situation de travail, il ne me semble pas que l’approche par l’activité réduise notre travail à la seule fonction réparatrice.
Ce travail sur l’expérience transforme le vécu de la situation, permet de retrouver une capacité de penser mais est aussi susceptible de développer une capacité critique et réflexive sur le travail, son organisation et sur ses enjeux psychiques : l’idée que le travail ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se produire soi-même.
Susciter ainsi des attentes, des exigences par rapport au travail qui ne soient pas seulement de ne pas souffrir mais aussi le droit au plaisir au travail.
Je terminerais sur cette question du plaisir au travail qui a à voir avec le développement de la subjectivité.
Aujourd’hui la notion dominante qui apparait est celle du bien-être au travail.
Hier au cours d’un symposium, une collègue psychologue a présenté une intervention qu’elle a réalisée dans une municipalité autour du bien-être au travail.
C’était très intéressant, elle a présenté un schéma pour expliquer sa méthode d’intervention qui comprenait un grand losange central représentant le travail entouré de plusieurs petits losanges comprenant des thématiques telles que la communication, la reconnaissance, le management, etc..
Son intervention a consisté à travailler avec les personnels, sur ces thématiques, indiquées dans les petits losanges pour aboutir sur des plans d’action.
Avec l’idée, je pense, que si on travaille ainsi autour du travail on se sent mieux dans son boulot.
Mon inquiétude c’est que l’usage de cette notion de bien-être au travail, qui peut être très consensuelle, serve en définitif à éviter de travailler sur le losange du milieu, c’est-à-dire le travail.