“L’Économie à venir“, de Gaël Giraud et Felwine Sarr

“L’Économie à venir“, de Gaël Giraud et Felwine Sarr- Une autre façon osée de penser.. P B CISSOKO 

Catherine Portevin publié le 27 mai 2021 philomag

L’économie doit retrouver son ancrage dans la morale, les sciences humaines et sociales, et même les religions. Sinon, elle se condamne elle-même à répéter un « ordre mathématisé », jamais pensé dans ses finalités. C’est la conviction que partagent les deux économistes engagés Gaël Giraud et Felwine Sarr dans un dialogue érudit et ouvert, qui cherche à sortir l’économie de son abstraction et à lui insuffler de nouvelles valeurs.

Dans L’Économie à venir (Les Liens qui libèrent, 2021), l’économiste catholique et le philosophe musulman plaident ainsi pour un monde commun qui fasse place, non au seul intérêt rationnel comme définitoire de l’échange, mais à la « surabondance de la générosité ». Vœu pieux ?

  • C’est un dialogue rare, où l’on entend deux chercheurs se questionner ensemble et apprendre l’un de l’autre. On en a perdu l’habitude, tant le débat d’aujourd’hui est obsédé par le « penser pour/contre », et disqualifie par principe le « penser avec », toujours suspect d’entre-soi. Or ce qui réunit les deux économistes engagés à gauche Gaël Giraud et Felwine Sarr et structure leur recherche du commun est bien l’entre-soi. Ou plus exactement l’entre-nous, c’est-à-dire la conscience que « nous partageons ce que nous n’avons pas » : c’est ce qui nous rend humains, disent-ils, et devrait refonder l’économie.
  • Gaël Giraud est français, spécialiste des mathématiques appliquées à l’économie et professeur à l’École polytechnique. Felwine Sarr est sénégalais et enseigne la philosophie africaine à l’université Duke, aux États-Unis ; les deux partagent la connaissance de l’économie du développement et de l’Afrique, et un fort ancrage spirituel et théologique (Giraud est jésuite, Sarr musulman soufi), auquel une partie de la discussion est consacrée et qui sous-tend leurs visions historiques et éthiques, en particulier dans leur défense d’une humanité fondée sur l’accueil et la relation plutôt que sur l’égoïsme rationnel de l’Homo economicus dans la guerre de tous contre tous.
  • La conversation commence donc par l’hospitalité. Son cœur est constitué par la critique du capitalisme, et des impensés philosophiques sur lesquels s’appuie le modèle néoclassique, qui ne jure que par la rationalité mathématique et représente l’orthodoxie de la théorie économique. Giraud développe son analyse du capital comme « transsubstantiation à l’envers » : quand le rite catholique transmute la matérialité en esprit, le capitalisme « transforme une forêt, une machine, une œuvre d’art, un être humain… en capital », dont je peux en acteur rationnel anticiper les revenus futurs qui déterminent la valeur de mon capital présent. Dans cette réification, rien n’échappe à la propriété, et l’intérêt ne peut être compris que comme le contraire de la gratuité, de la « surabondance de la générosité ».
  • En plaidant pour une économie « indisciplinée », les deux auteurs plaident aussi pour sa transdisciplinarité. Au lieu de se réduire, comme le dit Sarr, « à un ordre mathématisé, formalisé, devenant par conséquent un ordre insensé », l’économie devrait être « réenchâssée » dans les sciences humaines, les philosophies morales… et même la physique – ce qui donne lieu à un développement pointu sur la « thermodynamique hors équilibre ». De la morale à l’anthropologie, de la thermodynamique à la théologie, l’économie devient une discipline passionnante.
  • “L’Économie à venir“, de Gaël Giraud et Felwine Sarr | Philosophie magazine (philomag.com)

Autre lecture « 

Essai. Les possibles d’une visée transformatrice

Jean-Christophe le Duigou

Les économistes Gaël Giraud et Felwine Sarr veulent rouvrir des voies à l’émancipation humaine en réévaluant la dimension éthique qui doit orienter les choix.

L’ÉCONOMIE À VENIR

Gaël Giraud, Felwine Sarr, préface d’Alain Supiot

Les Liens qui libèrent, 192 pages, 16 euros

Ce petit livre, qui paraît en pleine pandémie, à un moment où l’humanité a perçu sa fragilité, ne manque pas d’ambition. Il est l’œuvre de deux économistes qui ont pris leurs distances avec une vision dogmatique de leur discipline et considèrent que l’économie, si importante soit-elle, n’est pas une finalité. Elle relève de la politique et de l’éthique, et, pour cela, demande à être inscrite dans un projet de société plus large.

Le parcours des deux auteurs témoigne de cette démarche. Gaël Giraud est un jésuite, mathématicien et économiste, directeur de recherche au CNRS. Felwine Sarr est un économiste et écrivain sénégalais, professeur dans une université américaine. La forme –

Essai. Les possibles d’une visée transformatrice | L’Humanité (humanite.fr)

Regard sur l’Économie à venir 

Recension du livre-entretien de Felwine Sarr et Gaël Giraud

Publié aux éditions « Les Liens qui Libèrent », « L’Économie à venir » est un livre-entretien qui réunit deux penseurs de la sphère francophone, originaires de part et d’autre de la Méditerrannée : le Sénégalais Felwine Sarr et le Français Gaël Giraud. Riche, déroutant et débordant de références, il s’agit, à mes yeux, d’un ouvrage essentiel pour penser, par delà l’économie, le monde qui vient, celui là même qu’il est désormais convenu de qualifier de « post-Covid ».

Cet ouvrage est d’abord marqué par l’érudition des discutants, tous deux Professeurs d’Économie et bien plus encore lorsque l’on se penche sur leurs trajectoires de vie. Felwine Sarr, après une quinzaine d’années à enseigner l’économie à l’UGB en plus de nombreuses échappées artistiques et littéraires, s’oriente désormais vers la philosophie et l’étude de l’écologie des savoirs africains au sein de l’Université de Duke. Gaël Giraud, mathématicien et économiste, quant à lui a mené une brillante carrière entre le CNRS, l’AFD et plus récemment l’Université de Georgetown, a récemment soutenu une thèse en théologie chrétienne à travers laquelle il brosse des solutions aux crises de l’Anthropocène, cet âge géologique où Homo Sapiens surexploite les ressources, envoie du carbone en masse dans l’atmosphère, modifie le flux sédimentaire des grands fleuves et réduit drastiquement la biodiversité, tout cela au nom d’un « progrès » souvent réduit à des aggrégats tels que le PIB. Giraud nous invite à repenser l’avenir en puisant dans l’histoire et l’éxégèse de ce récit biblique qui a façonné « les Occidents », terme qu’il emploie dès les premières pages de l’ouvrage. Une manière pour lui d’apporter une nuance dans l’analyse des trajectoires des diverses cultures et territoires que l’on regroupe classiquement au singulier sous le vocable d’«Occident».

La foi chrétienne de Giraud, par ailleurs prêtre jésuite, est distillée avec parcimonie au fil du texte, non pas pour marteler une quelconque supériorité du christiannisme sur tout autre ordre imaginaire religieux ou philosophique, mais plutôt pour illustrer ses analyses et démontrer l’existence de ressources utiles pour inventer l’avenir autres que les seuls mantras de l’économie mainstream. Ceux-ci sont en général présentés comme des vérités indépassables, des quasi-versets « dans un monde où les économistes ont remplacé les prêtres » selon la formule d’Ivan Illich, autre penseur pluridisciplinaire fécond. Ces mantras sont en effet enseignés dans les écoles d’ingénieur et les écoles de commerce, diffusés dans les médias et scandés par des politiciens façonnés au sein des moules précités. Ainsi, sur le continent africain comme dans les Occidents, les dirigeants politiques tentent d’organiser la réalité en s’appuyant sur des croyances économiques et arguments d’autorité néoclassiques dont Sarr et Giraud contestent la scientificité.

Ne pas confondre les finalités et les moyens pour y parvenir

Ainsi, dès les premières lignes de leur échange, Sarr et Giraud rappellent ce qui les sépare – eux et d’autres penseurs comme les Économistes attérés – de la majorité des économistes mainstream. Pour eux, l’économie n’est non seulement pas le discours qui détiendrait la vérité sur le monde mais elle n’est pas non plus une finalité en soi. Elle demeure un moyen d’atteindre des objectifs d’ordre politique ou philosophique plus importants, telle que l’Oedemonia ou le Buen vivir, c’est à dire une « vie bonne ». L’économie (néoclassique capitaliste et plus largement productiviste) ne doit donc pas déborder sur les autres champs de la vie (Sarr), ni nous pousser à tout ramener, réduire, transmuter en un capital (Giraud). C’est d’ailleurs là le vrai génie (malicieux) du capitalisme selon Giraud qui le définit comme étant « l’ensemble des dispositifs politiques, sociaux, législatifs, des pratiques, des éthiques qui s’ordonnent autour d’une action, celle de capitaliser : transformer une ressource (matérielle ou symbolique) en un capital.» 

De la confiance dans les relations

Partant du concept de Teranga, d’origine wolof et déjà évoqué dans son essai « Afrotopia », Sarr revient sur la dégradation des relations entre individus, entre nations, entre nous et le reste de la nature. En effet, la Teranga postule que l’acte d’accueil, contrairement à la rationnalité qui cherche à optimiser les ressources, recommande plutôt une maximisation de l’attention et du soin, et donc des ressources mobilisées en ce sens, de la part de celui qui accueille envers celui qui est accueilli. Sarr dresse la nécessité de remettre de la qualité et de la confiance dans les relations sociales, économiques, internationales et écologiques, c’est à dire entre nous, Sapiens, et les autres représentants du vivant et le minéral, cette banque de notre extractivisme généralisé et civilisationnel. Ce propos sur la confiance (la fiducia) censée être le fondement des relations en économie, est d’ailleurs mis en perspective par Sarr avec la défiance généralisée de notre époque – défiance entre cultures, défiance entre individus, défiance économique etc. – qui est, selon moi, l’une des causes de la non-résolution de nombreux drames humains comme la faim dans le monde, les camps de réfugiés permanents, le scandale des sans domicile fixe dans un Occident opulent etc. Sarr, en bon économiste, illustre cette crise de la confiance par l’exemple des surcoûts à l’activité économique lorsqu’il affirme que  « c’est parce que justement nous sommes dans des économies de défiance qu’on a des coûts de transaction et de garantie élevés ». On y lit en creux le classement des investissements à travers la notion de « risque pays » développé au sein des multinationales, des banques et des agences de notation qui essaient, ou ont la prétention, d’objectiver la confiance envers tout un pays en la transformant en chiffres. Encore et toujours des chiffres.

Une économie rigide à désequilibrer pour son propre bien

Au delà de cette quantophrénie, manie à tout vouloir réduire aux seuls chiffres, l’économie néoclassique dont les théories dirigent notre monde actuel est également tancée par Sarr et Giraud dans son fondement même. Les auteurs remettent en cause son fonctionnement mécaniste, ses modèles qui figent le reste du monde pour pouvoir mesurer l’effet d’un paramètre en particulier, la fétichisation des équilibres micro ou macroéconomiques etc. À ce propos, plusieurs travaux ont étudié l’influence majeure de la mécanique newtonienne sur l’ensemble du monde intellectuel européen du 17e au 19e siècles, au delà des seuls limites de la physique. Mais alors que toutes les autres disciplines ont depuis lors abandonné cette vision mécaniste d’elles mêmes ou de leurs objets d’étude, l’économie classique puis néoclassique est demeurée mécaniste. Elle continue d’ignorer la non linéarité des phénomènes sociaux et physiques, ainsi que les lois de la thermodynamique qui régissent la matière et l’énergie, attitude que lui reprochait déjà dans les années 1960 l’économiste roumain de génie Nicolas Goergescu Roegen. De manière explicite, les discutants évoquent aussi la mission qu’ils s’assignent de réécrire cette économie en l’enrichissant aussi de sciences sociales, sciences desquelles elle a eu le malheur de s’affranchir au fur et à mesure qu’elle-même se mathématisait. Ils veulent et pensent qu’il faudrait « rendre cette discipline intelligente et pas seulement savante » (Sarr).

On peut parfois avoir l’impression que Sarr et Giraud s’égarent en cours de démonstration, tant ils voguent dans un océan de disciplines, s’échouant de temps en temps sur les rivages de la philosophie ou de la Physique théorique, s’abreuvent d’Anthropologie avant de faire cap à nouveau vers l’Économie. Cependant, cette dérive est le propre de toute discussion libre et, peut-être, est-elle la mise en oeuvre in vivo de leur conception hétérodoxe d’une économie devant se nourrir de tout. Ce livre-entretien est donc un ouvrage savant, un peu difficile à lire. L’image que je peux en donner est celle d’un spectateur occasionnel de football qui tomberait sur une discussion tactique entre Josep Guardiola et Marcelo Bielsa. Cette relative difficulté d’accès pour le lecteur n’a sans doute pas origine la volonté d’exclure ce dernier mais demeure la manifestation d’une érudition rare et d’une exigence de la pensée chez ces deux « outliners » de l’économie. Et s’il est souvent reproché aux penseurs de (ne faire que) penser, encore plus dans cette époque pragmatico-concrétiste où nous vivons et où, selon la célèbre injonction néolibérale, il n’y aurait pas d’alternatives, c’est bien ce travail de l’esprit qui donne naissance aux concepts dispensés dans l’enseignement supérieur, qui nourrit les idées politiques, irrigue les idéaux au sein des milieux militants etc.

L’Économie à venir, je le disais en introduction, est un ouvrage essentiel, une somme conséquente où la contradiction est rare mais la complémentarité abondante. Il se conclut sur de longues réflexions spirituelles invitant à une lecture actualisée des textes des monothéismes (Coran, Hadiths, Bible, Torah) et à une réinvention de notre rapport au temps et au vivant, avec un chapitre final sur la crise du Covid-19. Au cours de cette longue conclusion, l’esprit qui aura prévalu durant tout l’entretien, celui de discuter sans heurter et pour converger, est porté à son paroxysme. Des solutions et des propositions de réforme y apparaissent également, comme pour ancrer dans le réel cette discussion des hauteurs entre deux penseurs dont l’engagement politique est annoncé ou en gestation. 

Fary Ndao

> Pape Bakary CISSOKO
> Philosophe / Conférencier et Formateur
> (Cultures africaines, Parentalité et Interculturalité)
> Animateur Café-Philo