Le philosophe Jean-Luc Nancy est mort à 81 ans –Université de Strasbourg

Professeur de philosophie à l’université de Strasbourg et membre du Collège international de philosophie, auteur de nombreux essais, il s’est éteint à l’âge de 81 ans.

Par Florent Georgesco

Le philosophe français Jean-Luc Nancy, le 15 octobre 2018. AGF FOTO / PHOTONONSTOP / AGF FOTO / PHOTONONSTOP

Le philosophe Jean-Luc Nancy est mort, a appris Le Monde, mardi 24 août, auprès de son éditeur, confirmant une information des Dernières Nouvelles d’Alsace. Selon le quotidien régional, sa disparition est survenue lundi soir. Jean-Luc Nancy, né le 26 juillet 1940 à Caudéran (Gironde), avait 81 ans.

Professeur émérite de philosophie à l’université de Strasbourg, où il enseigna de 1968 à 2004, directeur de programme au Collège international de philosophie entre 1985 et 1989, il formait avec Jacques Derrida (1930-2004), qui exerça une influence décisive sur sa pensée, et Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007), dont il fut très proche – ils vécurent ensemble en communauté au début des années 1970 –, un trio amical marqué par une recherche commune de renouvellement de la pensée et de l’écriture philosophiques. Le premier lui consacra un livre, Le Toucher. Jean-Luc Nancy (Galilée, 2000). Il en écrivit plusieurs avec le second, notamment L’Absolu littéraire (Le Seuil, 1978) et Le Mythe nazi (L’Aube, 1991).

Il était l’auteur d’une œuvre philosophique caractérisée par l’abondance – plus de deux cents titres parus, dont une trentaine aux éditions Galilée, auxquelles il fut fidèle jusqu’au bout – et la grande variété des thèmes traités, de la littérature à la politique, en passant par l’histoire de la philosophie, la psychanalyse, l’art, la religion, la sexualité ou, récemment, la pandémie de Covid-19 (Un trop humain virus, Bayard, 2020). Il avait également écrit quelques livres d’ordre plus personnel, comme L’Intrus (Galilée, 2010), qu’il consacra à la greffe du cœur qu’il venait de subir.

Le thème de la communauté

Une question domine toutefois cet ensemble en apparence hétéroclite : celle de la communauté, sans cesse reprise, interrogée, retravaillée à travers les décennies, en particulier dans la sorte de trilogie que forment La Communauté désœuvrée (Bourgois, 1986), La Communauté affrontée (Galilée, 2001) et La Communauté désavouée (Galilée, 2014). Comment à la fois prendre acte de l’effondrement des mythes, des philosophies, des politiques qui fondaient les communautés humaines et ne pas renoncer à l’idée de communauté ? Comment repenser, dans la situation historique que cet effondrement a créée, en particulier après les totalitarismes du XXe siècle, ce que, malgré tout, nous continuons à avoir en commun ?

L’idée de « désœuvrement », d’un inaccomplissement de la communauté, devenue incapable de se penser comme totalité close, harmonieuse, sauf à verser de nouveau dans « l’autodestruction », lui permettait de maintenir la promesse qu’elle représente. « Non seulement elle n’est pas dépassée, mais elle vient au-devant de nous, elle nous reste à découvrir », écrivait-il dans La Communauté désœuvrée. « Ce que nous avons en commun, c’est l’incomparable », disait-il aussi, en 2008, dans un entretien au Monde, où il proposait une redéfinition du « sacré » : « Ce qui est étranger à l’humain trop humain, le sens de l’incommensurable, le sens que nous sommes nous-mêmes incommensurables, irréductibles tant aux valeurs marchandes qu’aux droits et aux savoirs que nous entassons. »

 

De là, il pouvait déboucher sur une pensée de la démocratie comme « forme en transformation », irréductiblement ouverte et, par conséquent, apte à nous faire entrer, si nous savons mesurer la constante « mise en crise » qui la définit, dans ce « temps de mutation » où nous vivons désormais. Un temps où, dès lors, toute la question sera de « saisir la chance d’un monde nouveau ».

Jean-Luc Nancy en quelques dates

26 juillet 1940 Naissance à Caudéran, en Gironde

De 1968 à 2004 Assistant, puis professeur de philosophie à l’université de Strasbourg

De 1985 à 1989 Directeur de programme au Collège international de philosophie

1978 Coécrit avec Philippe Lacoue-Labarthe L’Absolu littéraire (Le Seuil)

1986 La Communauté désœuvrée (Bourgois)

2010 L’Intrus (Galilée, 2010)

2020 Un trop humain virus (Bayard)

Le 24 août 2021 Mort à l’âge de 81 ans

Florent Georgesco

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/08/24/le-philosophe-jean-luc-nancy-est-mort_6092216_3382.html

in liberation en 2005

Archive 2005

Jean-Luc Nancy, le cœur a sa raison

Le philosophe, mort lundi 23 août à l’âge de 81 ans, a vécu avec une greffe du cœur pendant 30 ans. «Libé» republie le portrait de cet ami du journal, paru en 2005.

Jean-Luc Nancy à Paris lors du rassemblement « Nuit debout » en avril 2016. (Albert Facelly/Libération)

par Alain DREYFUS

publié le 11 août 2005 à 3h16

(mis à jour le 24 août 2021 à 13h55)

A Strasbourg, où il vit et travaille, le philosophe Jean-Luc Nancy accueille le visiteur à la gare du tramway d’un quartier calme et excentré. Vêtu de noir, col boutonné à la cosaque sous un panama blanc pour s’abriter d’un soleil de plomb, il a des allures de médecin sorti d’une nouvelle de Tchekhov, au regard attentif et doux. Il fait signe en chemin à un joli couple de jeunes gens («Mon plus jeune fils et sa copine»), puis, encore dans le bourdonnement courtois du trajet, on entre dans un appartement aux proportions harmonieuses, habité de peintures et de sculptures et visiblement aussi par quelque fée du logis.

Après avoir subi une transplantation cardiaque en 1991, Jean-Luc Nancy a relaté dans un récit dense et bref, l’Intrus, les suites de son opération et les bouleversements qu’elle provoque dans l’appréhension de soi et du monde. Le livre, paru en 2000, a déjà donné lieu à deux adaptations au cinéma. Une, du même titre, de Claire Denis, qui tisse sur le thème une variation très personnelle, et la Blessure de Nicolas Klotz, qui transpose la situation du greffon à celle d’un demandeur d’asile parqué dans un centre de rétention à Roissy.

Jean-Luc Nancy dit devoir sa survie à la rencontre, dans son temps imparti, «d’un certain état des techniques» : «Quelques années plus tôt, je serais mort. Quelques années plus tard, je serais autrement survivant.» Les progrès en circulation sanguine extracorporelle permettent à présent à la chirurgie cardiaque des solutions moins traumatisantes. Comme d’extraire totalement l’organe malade pour le réparer avant de le remettre à sa place. «J’ai vu, il y a peu, à l’hôpital, dit-il, une femme qui poussait un petit chariot surmonté de l’appareil qui lui servait de coeur de substitution. Chercher par quels détours passe la vie dans une situation comme celle-là est quelque chose de vertigineux.» Même s’il se serait volontiers passé d’une telle épreuve, Nancy mesure mieux que quiconque à quel point sa situation est un levier encore inusité pour l’élaboration philosophique. Qu’est-ce qu’une identité propre lorsqu’on survit grâce à l’organe vivant d’un mort ?

Contrairement aux idées reçues, «la symbolique du don de l’autre, d’une complicité ou d’une intimité secrète, fantomatique, entre le donneur et le receveur, s’effrite très vite. On constate cela chez tous les greffés, maintenant qu’on a du recul en la matière. Cela se produit au fur et à mesure que se combattent ­ littéralement à mort ­ les deux systèmes immunitaires». De toute façon, ajoute-t-il : «Nul ne peut plus douter que le don d’organe soit devenu une obligation élémentaire de l’humanité, ni qu’il institue entre tous, sans autre limite que les incompatibilités de groupes sanguins (sans limites sexuelles, ni ethniques : mon coeur peut être un coeur de femme noire), une possibilité de réseaux où vie et mort sont partagées, où l’incommunicable communique».

Pour contrer le phénomène obligé du rejet, le greffé doit absorber à haute dose de la ciclosporine, un immunodépresseur puissant qui rend vulnérable le patient à toutes les infections opportunistes et au cancer. Huit ans après sa greffe, Jean-Luc Nancy a souffert d’une leucémie, aujourd’hui guérie, après un traitement de choc à base de chimiothérapie, «aussi vigoureux qu’épuisant». «Maintenant, je travaille et je vis presque normalement, l’hôpital n’est plus depuis longtemps ma deuxième maison, même si je suis quand même moins vaillant», dit celui qui confie adorer encore tailler, débiter et éclaircir les fourrés à la tronçonneuse !

Né en 1940 à Bordeaux, fils de polytechnicien, bilingue français-allemand par un bout de petite enfance à Baden-Baden, élève de Paul Ricoeur, le brillant agrégé fin connaisseur de la liturgie et du dogme catholique et rompu à Hegel, Kant et Heidegger dans le texte, semble d’abord promis à une brillante carrière académique. Il s’inscrit à la faculté de théologie de Strasbourg, qu’il quitte aussitôt, jugeant son enseignement trop poussiéreux. 1968 n’est pas loin et les situationnistes trafiquent justement du côté de Strasbourg, d’où ils publient l’année précédente leur fameux pamphlet De la misère en milieu étudiant. Sensible aussi aux écrits de Georges Bataille et de Maurice Blanchot, Nancy travaille, avec son alter ego Philippe Lacoue-Labarthe, le concept de «communauté désoeuvrée», alors que «le désastre communiste venait destituer toute idée d’une société organisée par rapport à un accomplissement final». Cette école de pensée fait aussi mode de vie en cette brève période de «libération sexuelle», qui a vu Lacoue-Labarthe et Nancy épouser chacun la compagne de l’autre, sans cesser les uns et les autres de vivre en bonne intelligence. La mainmise des deux compères sur le département de philosophie de la capitale alsacienne a ouvert pour beaucoup de belles pistes de travail et demeure un pôle fécond pour de nombreux chercheurs.

La maladie n’a pas bridé les envies et la curiosité de celui qui s’autorise une certaine forme de «visibilité», comme des mélanges inattendus. On l’a ainsi vu sur scène lire in vivo une de ses conférences, tandis que dansait devant lui la chorégraphe Mathilde Monnier. Autre manifestation de visibilité, aussi publique que discrète : répondant à une commande de la régie des transports, son ami musicien Rodolphe Burger a mixé la voix et les intonations du philosophe pour annoncer aux voyageurs les stations du tramway sur un mode aléatoire, poétique et tout aussi efficace. Une oreille avertie pourra peut-être entendre Nancy s’exclamer : «Nous voici arrivés à l’Homme-de-Fer !»

L’opération et ses conséquences n’ont surtout pas entamé sa force de travail. Elle s’exerce actuellement, dans le sillage de son ami disparu Jacques Derrida («On ne greffe pas encore les pancréas», se désole-t-il), en une entreprise de «déconstruction» du christianisme dont vient de paraître un volumineux premier tome, la Déclosion. On pourrait schématiquement en définir ainsi l’objet : se défaire de Dieu et en finir avec les religions, mais sans jeter le divin.

Cet enracinement de l’identité qu’il ne peut trouver en lui, il se réjouit de ne pas pouvoir le trouver davantage dans son arbre généalogique. Vers 1830, un officier d’état civil a fondé sa famille en donnant d’office le patronyme Nancy à un enfant trouvé.

Jean-Luc Nancy fait sienne la maxime qui dit que «la santé, c’est le silence des organes». L’intrus, explique-t-il, n’est pas seulement ce corps étranger qui vient se «greffer» à nous, mais d’abord son propre coeur quand il commence à dysfonctionner. Il dit n’avoir pas «choisi» de vivre ainsi mais ne regrette pas les épreuves accumulées. D’une part parce que sa jeune femme, ses trois enfants et ses amis lui ont fait savoir qu’ils n’étaient aucunement pressés de le voir briller par son absence. D’autre part, parce qu’il a largement dépassé le terme qu’il avait assigné à sa condition de greffé. «Du coup, je n’ai plus un intrus en moi : c’est moi qui le suis devenu. C’est en intrus que je fréquente un monde où ma présence pourrait bien être trop artificielle ou trop peu légitime.» Il écrit dans une postface à une nouvelle édition de l’Intrus : «Pareille conscience n’est-elle pas, de manière banale, celle de ma propre contingence ? Est-ce à cette simplicité que me reconduit et que m’expose à nouveau l’ingéniosité technique ? Cette pensée donne une joie singulière.»

https://www.liberation.fr/portrait/2005/08/11/le-coeur-a-sa-raison_529098/