( Le Fameux Plaidoyer de Maître Âne au Royaume des Âmes. -) Ecole de vie

Au Royaume des Âmes, entre la porte de l’Éden et celle de la Géhenne, il y avait foule à La Cour Suprême,

Les espèces animale et humaine attendaient dans les alentours du gigantesque palais, à l’ombre d’arbres transparents et luminescents qui bordaient les verdoyantes allées, et la tension était extrême,

Des chiens accusaient des chats, d’autres chats suppliaient des souris, des femmes criaient encore contre leurs maris, des hommes esseulés, fanés, tenant toujours dans leurs bras un bouquet étiolé de chrysanthèmes, parlaient seuls, gesticulaient, semblaient inquiets, affichaient une mine sinistre, tragique, blême,

Quand retentirent trois coups de gong tonitruants, surgirent parmi les morts deux eunuques colossaux, tout noirs, de vrais géants, avec de grands anneaux aux oreilles, des yeux inquisiteurs, et qui Maître Âne se mirent à urgemment appeler à comparaître à l’instant même ;

À la barre, il rajusta sa cravate, prit une gorgée d’eau, se râcla la gorge, mit son binocle, posément sortit ses carnets du voyage terrestre, comme chez-nous pour se donner une contenance font les ministres, les parlementaires, et bien d’autres prestigieux personnages,

Si dans notre monde les ânes généralement braient, comme ils peuvent de nos us et coutumes s’accommodent pour se faire comprendre, là-bas, ils parlent notre langage, portent des robes comme celles des mages, ont un autre visage,

Serein, l’allure humble, il promena un regard souriant sur les magistrats, sur l’auditoire ensuite, inclina la tête et ouvrit son calepin à la première page,

Mais, au moment où il allait commencer son plaidoyer, Le Juge leva la main et lui dit :  » Votre nom, votre prénom, le nom de votre père, celui de votre mère, votre âge ! Levez la patte droite, jurez de dire votre avis, tout votre avis sur votre vie, sans détours, ni ambages !  »

 » Seigneur Suprême, commença-t-il, messieurs les archanges, messieurs les anges : Vous le saviez, vous qui êtes omniscients, qui distinguez la belle âme de l’esprit vicieux, avant même que je ne revinsse dans ces lieux d’un périlleux voyage dans un univers curieux, étrange,

Que je suis franc, sincère, brave, que mes seules vertus sont la patience, la loyauté, la résignation, l’endurance, que je ne connais ni feintise, ni mensonge, mais si cela point ne vous dérange,

Je voudrais d’abord demander le pardon pour l’homme, mon éternel compagnon, et ensuite seulement, je dirais mon opinion, toute mon opinion, sur ma vie antérieure,

Sur mes convictions, mes croyances, mes prises de position vis-à-vis des choses de l’existence, de la métaphysique, de la philosophie, de la science, des arts, du labeur, des valeurs ;

 

Dans toutes les religions, il a été dit que mon rôle à moi consisterait à porter le bât, à aider dans le transport des denrées et des voyageurs,

À battre le grain, à faire tourner la meule, à précéder le traçage des chemins, à rapporter de l’eau quand les puits tariraient par des temps de sécheresse et de fortes chaleurs,

À donner un coup de main dans la construction des ponts, des maisons, dans le labour, dans la moisson, à tirer des charrettes, à acheminer le butin des mineurs,

Je n’ai failli, je le crois, à aucun de mes devoirs, le prouvent ces documents que j’ai puisés dans de nombreux livres d’Histoire, et je l’avoue, je n’en tire aucune gloire, car depuis longtemps, il y a une vérité qui me taraude l’esprit, souvent me laisse songeur ;

Je ne sais pas, je le jure, pourquoi, même si ma dépouille est restée en bas, je sens encore les brûlures du bât, les courbatures, les coups de fouet, les blessures,

Je ne comprends pas, vraiment pas, comment l’on peut sacrifier toute sa vie à servir les autres, comme l’on se tue à la tâche pour eux, et pour vous en récompenser, au lieu d’une statue de vous construire, de votre nom ils font leur pire injure,

Je me demande si sur terre quelqu’un aurait connu condition plus lamentable, plus humiliante, que celle de la fidèle monture qu’on affame, qu’on castre, que continuellement on blâme, que grands et petits diffament, qu’on soumet à toutes les peines, livre à toutes les tortures,

Cependant, hormis pour quelques rouades intempestives et, testostérone oblige, pour des attentats très flagrants à la pudeur quand ma femelle était en chaleur, je ne vois vraiment pas ce que je fais entre les mains de votre digne et honorable magistrature ;

Quoi ? Que va-t-on m’apprendre, que peut-on bien me dire ? Pourquoi le lion est lion, pourquoi ce sont toujours les faibles qui doivent souffrir ?

Pourquoi la vie donne-t-elle aux paresseux, aux truands, aux tricheurs, aux menteurs, rarement aux honnêtes gens, aux indulgents, aux bons ?

Quel châtiment pour celui qui toute son existence n’a fait que subir, aux commandements, aux lois, aux ordres, aux règlements, aux consignes toujours obéir ?

Lequel du mort et de l’esclave de son état doit s’enorgueillir, si le premier est logiquement le contraire de son être, si le dernier est un être qui sait qu’il est vivant, mais qui, mort dans son propre corps, dans sa vie se sent comme dans une prison ?

Voilà, je suis l’âne, et si vous le permettez, ôtez-moi le privilège de l’éternité, faites que le supplice puisse ici s’arrêter, car qui naît esclave ne peut changer d’identité,

Je n’ai jamais osé rêver le bonheur, ni la paix, ni la fraternité, ni l’égalité, ni la liberté, et de me résigner à mon sort me suis toujours contenté,

L’opprobre dans mon nom j’ai toute ma vie porté, dans mon sang les gènes de la servilité, mais en humble créature me suis toujours comporté,

Si la question qui tout à l’heure me taraudait l’esprit vous semble insensée, oubliez-la ! Mais si vraiment vous voulez mon avis, le fond de ma pensée, elle est bien avancée, votre humanité…  »

– Mohammed Talbi – https://youtu.be/OmxhajWJAnY