« Je n’aime pas qu’on me dise ‘black' » : pourquoi, en France, le mot « noir » reste tabou

L’anglicisme « black » pour dire « noir » s’est installé dans le langage courant et familier, mais son usage est de moins en moins toléré.

Article rédigé parfranceinfoCharlotte Causit

C’est un mot parmi une foule d’autres. « Black », « kebla », « personne de couleur », « peau sombre », « chocolat », « peau tropicale ». Autant de substantifs utilisés pour tourner autour d’un mot : « noir ». A 18 ans, Ileyna a déjà évoqué le sujet avec ses amis : elle veut qu’on la décrive comme « noire ». « Je leur ai dit que je n’aimais pas qu’on me dise ‘black’, raconte-t-elle. Je préfère ‘noire’. On est fiers d’être noirs, et cela ne me dérange pas d’employer le mot ». Ce mot n’a, pour elle, pas de connotation raciste. C’est pourquoi elle le défend, ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, en écho aux manifestations contre le racisme et les violences policières qui ont eu lieu en France, après la mort de George Floyd aux Etats-Unis.

Le débat est survenu il y a quelques années, alors qu’elle était au collège. Après avoir vu un film américain doublé en français, la jeune fille commence à questionner l’utilisation du mot « black » : « Ils passaient du français à l’anglais dans une même phrase, juste pour le mot ‘noir’, se rappelle-t-elle. Pourquoi donc ? Si encore on disait ‘white’ ou ‘asian’, on se dirait ‘OK’, mais là, ‘black’, c’est bizarre. »

« ‘Black’, c’est pour faire cool »

« Le terme ‘noir’ a plus d’une vingtaine de mots de substitution », détaille Marie Treps, linguiste et autrice de Maudits mots : la fabrique des insultes racistes (Ed. Tohu-Bohu, 2017). Parmi eux, la sémiologue compte le terme « black », très utilisé, et ses diverses déclinaisons : « blacky », « blackos », « blackitude », « kebla »...

Le mot « black » entre dans le langage commun français dans les années 1980. Son importation est le résultat de plusieurs phénomènes politiques et culturels, décrypte Nicolas Bancel, historien spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale française. « Le terme ‘black’ fait référence au mouvement noir-américain pour l’application des droits civiques. Alors que ‘black’ était considéré comme dépréciatif, il est devenu le symbole d’une revendication et l’expression d’une fierté ». Il est réemployé en France « pour son contenu revendicatif », notamment « pendant la Marche des beurs », pour l’égalité et contre le racisme, qui marque la fin de l’année 1983.

Le terme se popularise également grâce à « son aspect culturel » : dans « les années 1980-90, il y a une importation de la culture ‘black’ en France », ajoute l’historien. « Le rap et le hip-hop, venus des Etats-Unis, deviennent l’expression de cultures urbaines et un marqueur identitaire fort ». « A cette époque-là, le terme ‘black’ désigne ces Noirs-là, Afro-Américains, qui vont inspirer les populations noires ou non blanches de France », complète Maboula Soumahoro, maîtresse de conférence à l’université de Tours et autrice du livre Le Triangle et l’Hexagone, réflexion sur une identité noire (Ed. La Découverte, 2020).

Quand on dit ‘Black’, c’est une certaine forme de Noir : c’est un Noir cool, évolué, civilisé. C’est un Noir désirable, qui a la puissance culturelle états-unienne. Ce n’est pas le tirailleur sénégalais, le sans-papiers africain, la doudou antillaise…

Maboula Soumahoro, spécialiste de la diaspora africaine

à franceinfo

La référence reste et gagne en popularité auprès des Français. Elle offre une alternative au terme « Noir », qui fait référence à la colonisation, et au terme « gens de couleur », trop vague. Elle est reprise dans le célèbre slogan « Black-Blanc-Beur ». « ‘Black’ est une appellation familière qui est utilisée comme un euphémisme« , analyse la sémiologue Marie Treps. En d’autres mots, le mot anglais est réemployé pour atténuer la référence à la couleur de peau, par peur qu’elle ne soit considérée comme raciste.

« Sans doute qu’il y a une forme de gêne, analyse Eric Fassin, professeur de sociologie à l’université Paris 8 et auteur de De la question sociale à la question raciale ? (Ed. La Découverte, 2009). On a peur que dire « noir » ou « arabe » soit raciste ; le dire en anglais, c’est comme si on mettait des guillemets, avec une pointe d’humour ». « Le terme ‘noir’ nous renvoie vers notre propre passé, qui est colonial », analyse l’historien Nicolas Bancel.

Un refus de voir la couleur

Si l’anglicisme revient souvent dans le langage courant et familier, son emploi est de plus en plus rejeté : « Le mot ‘black’ n’a pas sa place dans le contexte francophone », tranche Jahlyssa Sekhmet, autrice du manuel pédagogique L’Histoire de l’Afrique et de sa diaspora, au micro de AJ+« Cela va deux minutes, on peut dire ‘noir' », s’exaspère une interviewée dans le podcast « On dit noir, pas black » de l’Alter Ego. Un point de vue partagé par la réalisatrice Amandine Gay, dans le podcast d’Arte Radio « Noir, pas black« , et développé dans la séquence ci-dessous de son film Ouvrir la voix. Plusieurs femmes noires y dénoncent ce tabou linguistique.

Il relève d’une impossibilité à « articuler, énoncer et donner corps à la population noire native de France », appuie Maboula Soumahoro. « On n’arrive pas à le dire en langue française, car on n’arrive pas à imaginer dans l’Hexagone des Noirs pleinement dans cette citoyenneté française », poursuit-elle. « Le Noir, c’est la population invisibilisée de France hexagonale, qu’on n’arrive pas à nommer. Cela marque une manière spécifique du racisme français : l’impossibilité de dire ».

Le recours à la langue anglaise rend externe la présence de cette population. Comme si elle ne pouvait pas être française, ne pouvait venir que d’ailleurs.

Maboula Soumahoro, spécialiste de la diaspora africaine

à franceinfo

Un tournant s’opère toutefois dans les années 2005, observe Nicolas Bancel. Il est marqué par la création du Cran (Comité représentatif des associations noires de France), et la publication de plusieurs ouvrages, comme La Condition noire de Pap Ndiaye en 2008 (Ed. Calmann-Lévy). L’utilisation du mot « noir » refait alors débat. 

Quinze ans plus tard, Louis-Georges Tin, ancien président du Cran, dénonce toujours une « stratégie d’évitement » perpétuée par l’utilisation du mot « black ». « Mais pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas parler des Noirs de France ? clame-t-il auprès de franceinfo. On peut dire ‘noir’ et ne pas être raciste, et être raciste et ne pas dire ‘noir' ». Pour preuve : le recours à des termes marquant l’origine géographique, comme les mots « immigrés », « africains » « migrants », ou l’utilisation de « surnoms dérisoires », ajoute la sémiologue Marie Treps. « C’est une manière de déguiser le racisme, et de le faire réapparaître ».

« Le mot ‘noir’ n’est pas une insulte »

Refuser le terme « black » et se réapproprier le mot « noir » revient à dire que « le problème, ce n’est pas le mot, c’est la chose, poursuit le sociologue Eric Fassin. Autrement dit, ce qui pose problème, c’est la manière dont les gens sont traités. Mieux vaut la nommer que la taire, ou que l’euphémiser. »

L’utilisation du terme « noir » revêt ainsi une dimension politique. Elle permet de donner voix à l’idée que « le problème, ce n’est pas d’être noir, c’est d’être discriminé ». Refuser de caractériser les gens par leur couleur de peau revient à refuser de voir les discriminations qui subsistent. « On fait semblant de ne pas le voir, sauf que tout le monde sait bien que, dans la société, cela a des effets bien réels », poursuit Eric Fassin.

Toutefois, le mot « noir » ne fait pas l’unanimité auprès des personnes noires. « Il n’y a pas de manière qui serait non problématique de représenter la société, concède Eric Fassin. Si on dit ‘les Noirs’, on peut faire la critique qu’on met ensemble les ultra-marins et les Africains, mais si on dit ‘les Antillais’, on donne l’impression qu’il n’y a pas de différences au sein de ce groupe, ce qui est également faux. Pareil pour « les Guadeloupéens », « les Martiniquais ». La question est donc : quelle catégorie utiliser et pour quoi faire ? »

Les mots et leur sens ne cessent d’évoluer avec le temps, mais aussi avec les rapports de force, souligne Maboula Soumahoro. Se réapproprier le mot « noir » et l’utiliser permettrait, selon la chercheuse, d« ancrer ces populations (noires) dans la langue française, dans le territoire français et dans la psyché collective française », et de reconnaître les discriminations dont ils peuvent faire l’objet en France, en raison de leur couleur de peau. Chasser le mot « black » du langage courant permettrait ainsi d’arrêter de « penser que le racisme n’existe qu’aux Etats-Unis ». 

Des réticences demeurent toutefois. « Surtout de la part des Blancs, observe Ileyna. Je pense que j’ai des amis blancs qui disent ‘noir’ avec moi, pour me faire plaisir, et continuent de dire ‘black’ avec d’autres Noirs, par peur d’être offensants ». « Qu’on le veuille ou non, on peut être gentil, et même complètement se penser non-raciste, mais en fait, si on dit ‘black’, c’est qu’on a un souci avec la question raciale », tranche Amandine Gay dans le podcast « Noir, pas black ». Avant de poursuivre : « Si on est mal à l’aise, on doit creuser là où on est mal à l’aise. Pourquoi on est mal à l’aise ? »