Alassane Ndaw (1922-2013) est l’un des premiers professeurs de philosophie dans l’Afrique de l’ouest francophone. Après deux
années d’enseignement au Dahomey (Bénin), il rentre au Sénégal en 1962 où il est nommé à l’Université Cheikh Anta Diop dont il sera
doyen (1976-1982).
Il a publié Recherche sur les fondements de la pensée négro-africaine (1983), préfacé par Léopold Sédar Senghor.
Pour lui, «le contenu de la pensée cosmologique de l’Afrique ne peut jamais coïncider avec celui des concepts formés par la pensée
occidentale ». Il y défend une conception philosophique de la philosophie africaine contre une conception ethno-anthropologique de la
«philosophie» africaine.
Spécialiste de logique et d’épistémologie, Ramatoulaye Diagne-Mbengue enseigne la philosophie à l’université Cheikh Anta
Diop de Dakar. Elle a publié Qu’est-ce que penser ? Introduction à la pensée de Gottlob Frege (2011).
Ramatoulaye Diagne-Mbengue : Quel itinéraire a fait de vous l’un des premiers philosophes africains et le doyen de la philosophie
africaine francophone ?
Alassane Ndaw : Comme la plupart des hommes de ma génération, j’ai fait l’École normale William Ponty (située à Sébikotane,
. au Sénégal) et me destinais à l’enseignement.
Cependant, j’étais en seconde année lorsque reprirent les hostilités de la Seconde Guerre mondiale. En tant que citoyen français, je fus recruté dans l’armée.
Démobilisé à la fin de la guerre, j’enseignai comme instituteur à Sébikotane pendant un an, avant de devenir, à la suite d’une circulaire
d’Alioune Diop, chef-adjoint au Haut-Commissariat, maître d’internat au lycée Vanvollenhoven.
Après le baccalauréat, je partis à Aix-en-Provence afin de suivre une formation en pédagogie, mais mon véritable souhait était d’aller à Paris où j’avais la possibilité de m’inscrire en propédeutique pour des études philosophiques. C’est ainsi que je partis assez vite à Paris pour entrer enfin dans l’univers
assez difficile de la philosophie, au grand étonnement de mes amis et anciens condisciples.
A mon retour à Dakar, je devins conseiller à la Présidence de la République avant d’entrer à l’université de Dakar comme assistant à
la faculté de lettres et sciences humaines dont je fus le doyen de 1976 à 1982.
Encore une fois, mon renoncement à une carrière potentiellement politique pour une carrière universitaire suscita un grand étonnement, celui du Président Léopold Sédar Senghor cette fois.
Comment voyez-vous aujourd’hui la thèse de la négritude senghorienne ?
Je n’ai jamais été contre l’idée de négritude, mais le terme même m’a profondément gêné. L’idée que les Noirs, en tant que Noirs,
ont des caractéristiques culturelles et une histoire dans laquelle ils ont été injustement dominés était extrêmement importante. Elle a
fait prendre conscience au monde noir non seulement de cette injustice incommensurable, mais encore de sa propre dignité.
C’était un tremplin vers le dépassement de tous les complexes d’infériorité qu’on lui avait inculqués depuis des siècles.
Césaire et Senghor sont les formidables artisans de cette prise de conscience.
Cependant, le terme négritude a engendré beaucoup de gêne, même s’il faut lui reconnaître le mérite d’avoir suscité un débat constructif. Cette gêne a été fortement ressentie par les Nord-Africains, les Marocains, les
Algériens etc. qui se reconnaissent comme des Africains à part entière sans se reconnaître dans le mot « nègre ». Ce qui s’est traduit par de
grandes tensions lors de l’organisation du premier festival mondial des arts nègres. Je pense que contrairement à Senghor qui était un
homme posé, Césaire s’est laissé emporter par la fougue poétique en choisissant le mot négritude. Senghor s’est efforcé de donner des
fondements scientifiques, historiques et objectifs à la négritude.
Que veut dire, pour vous, philosopher en Afrique aujourd’hui ?
Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie et qu’il n’y a aucun sens à parler de « l’origine
de la philosophie » ou des «premiers inventeurs de la philosophie».
Avant les Grecs, avant les Egyptiens, les questions philosophiques ont toujours hanté l’homme.
Dans le contexte actuel, la connaissance de l’histoire non seulement de l’Afrique, mais celle du monde entier me paraît de plus
en plus nécessaire. Philosopher, c’est se pencher sur cette histoire universelle pour mieux appréhender le monde actuel, afin d’éclairer
nos actions.
Le philosophe africain doit bien mesurer la portée du fait que notre univers actuel ne peut plus se superposer à l’univers de Descartes ou
de Kant. Nous avons besoin de nouveaux paradigmes à l’heure où la science elle-même fait des découvertes en contradiction avec les lois
de la raison. Le mystère est plus que jamais au coeur de la recherche scientifique et renvoie, à mon sens, au mystère des mystères, Dieu.
C’est pourquoi il est nécessaire de s’ouvrir à d’autres formes de pensée que celles dans lesquelles nous installe notre tradition universitaire, comme la pensée de l’Inde, de la Chine etc.
Cette curiosité qui m’habite m’a conduit à tant lire que le temps d’écrire m’a manqué.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ……………………………………………………………….11
L’AFRIQUE DEMEURE LA DIFFÉRENCE ABSOLUE
Entretien de Mai Palmberg avec Valentin-Yves Mudimbe
(traduction Seloua Luste Boulbina) ……………………………………. 19
L’UNIVERSEL AU RISQUE DE LA PHILOSOPHIE
Entretien de Seloua Luste Boulbina avec Souleymane
Bachir Diagne …………………………………………………………………. 27
LA TENTATION DE L’ETHNOPHILOSOPHIE
Entretien de Valérie Marin La Meslée avec Paulin Houtondji …39
LA PHILOSOPHIE ET SON RENVERSEMENT
COPERNICIEN
Entretien de Tanella Boni avec Issiaka-Prosper Lalèyê …………53
POURSUIVRE LE DIALOGUE DES LIEUX
Entretien de Nadia Yala Kisukidi avec Fabien Eboussi Boulaga .. 69
LA PHILOSOPHIE EN HÉRITAGE
Entretien de Laura Hengehold avec Jean-Godefroy Bidima …..89
NUL N’A LE MONOPOLE DE LA PHILOSOPHIE
Entretien de Ramatoulaye Diagne-Mbengue avec Alassane Ndaw .107
AUTOUR DE LA CRITIQUE DE LA RAISON ORALE
Entretien de Roger Toumson avec Mamoussé Diagne …………..111
POURQUOI EN APPELER À L’HONNEUR ?
Entretien de Sven Ortoli avec Kwame Anthony Appiah ………..121
PENSER PAR ÉCLAIRS ET PAR LA FOUDRE
Entretien de Seloua Luste Boulbina avec Achille Mbembe ……129
ICI ET MAINTENANT
DIX PENSEURS AFRICAINS PAR EUX-MÊMES