Hommage au Pr Robert Damien, mon ancien Professeur de Philosophie qui m’a tant aimé et formé à la rigueur-la bibliothèque–le philosophe conseiller-L’autorité

Tour à tour philosophe, rugbyman, auteur, Robert Damien a nourri la pensée des bibliothèques et sur les bibliothèques. Ce penseur éminent nous a quittés en octobre 2017, et le BBF a choisi de lui rendre hommage en sollicitant quatre textes de collaborateurs ou interlocuteurs privilégiés qui ont eu à cœur de saluer son œuvre et de remercier l’homme et l’allié des bibliothèques qu’il était.

Un collègue dit ceci « Analysant l’une, l’ordre numérique et l’autre, l’ordre bibliographique, ils avaient en partage de saisir la puissance ordonnatrice d’un intermédiaire instrumental – ici, le Net, là, la bibliothèque – non seulement comme un modèle de savoir et une machine culturelle, mais aussi comme un milieu générateur d’autorité et de croyance. »

Robert Damien (1949–2017) Un philosophe robuste
Professeur émérite des universités (Paris Ouest Nanterre), conseiller scientifique du Labex Passés dans le présent, Robert Damien est l’auteur de Bibliothèque et État, naissance d’une raison politique (PUF, 1995), de La grâce de l’auteur (Encre marine, 2001) et de Le conseiller du prince de Machiavel à nos jours, genèse d’une matrice démocratique (PUF, 2004). Il a publié en 2010 une réédition critique de Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon (Livre de poche). Éloge de l’autorité, généalogie d’une (dé)raison politique est paru en 2013 chez Armand Collin, et Eutopiques, exercices de méditations physiques en 2015 chez Champ Vallon.

Bibliographie du BBF

À lire et relire, les contributions de Robert Damien dans le BBF :
•  Une étrange victoire, BBF n° 5, 2015, dossier « Liberté chérie ».
•  L’antre du malin ou la part du diable, BBF n° 6, 2003, dossier « Cultures et religions ».
•  L’analyse de Robert Damien, BBF n° 1, 2003, rubrique Débat.
•  Procès et défense d’un modèle bibliothécaire de la démocratie, BBF n° 5, 2000, dossier « La bibliothèque citoyenne ».

et également aux Presses de l’enssib (2017) :

  • Robert Damien, du lecteur à l’électeur : bibliothèque, démocratie et autorité, sous la direction de Thomas Boccon-Gibod, Cristina Ion et Éric Mougenot (collection Papiers). Livre issu d’une journée d’étude tenue à la BnF en novembre 2014.

Certains l’appelaient Bob

par Anne-Marie Bertrand

Quand Yves Alix m’a proposé d’écrire un court texte sur Robert Damien, après sa mort soudaine, je me suis demandé comment faire.
J’ai d’abord fait un petit détour archéologique. Où ai-je rencontré pour la première fois Robert Damien ? C’était le 24 janvier 2002, à la BnF, un dialogue intitulé « Usages de la bibliothèque », dialogue entre Robert Damien et Régis Debray, à propos de la Grâce de l’auteur (Encre marine, 2001). J’ai rendu compte de cette rencontre dans le Bulletin des bibliothèques de France (n° 2, 2002). Robert a ensuite accepté de participer à la présentation de mon ouvrage sur les bibliothèques municipales, en 2003, au Salon du livre. Puis, nous nous sommes croisés à de multiples reprises, dans des journées d’étude, des colloques, des séminaires. Directrice de l’Enssib, je l’y ai fait intervenir de nombreuses fois, pour des cours, des interventions, des débats. Les Presses de l’enssib ont publié deux de ses interventions dans des ouvrages collectifs (Horizon 2019, 2011, et 50 ans d’histoire du livre, 2014) et, en 2017, les actes d’une journée qui lui avait été consacrée par la BnF (Robert Damien, du lecteur à l’électeur : bibliothèque, démocratie et autorité). De 2010 à 2014, il a occupé les fonctions de président du conseil scientifique de l’Enssib.

Pourquoi cet intérêt ?

Son travail sur les bibliothèques, sur « la matrice bibliothécaire », sur le rapport entre bibliothèques et démocratie m’a toujours paru fécond, de nature à nourrir la réflexion des bibliothécaires et à asseoir la légitimité des bibliothèques. Travail sans complaisance mais avec un regard amical. Bien au-delà de l’Enssib, ses interventions ont enrichi de nombreuses rencontres, à la BPI, à la BnF, à Médiadix, à l’ADBDP, à l’ABF, et ailleurs.
Mais, c’est le moment de le dire, Robert Damien n’était pas seulement un grand penseur des bibliothèques. C’était aussi un type baraqué, doté d’une belle moustache et d’un bel appétit. Il fumait comme un sapeur et aimait rire. Il était fier de sa femme et de ses enfants. Il disait peu de méchancetés (moins que moi !) et avait confiance dans le genre humain (plus que moi !). Il avait participé à la campagne présidentielle socialiste en 2007 et ne reniait rien de ses convictions – ses travaux sur le conseil du prince lui faisaient dire, souriant, qu’il était le dernier « philosophe soviétique ». Il s’investissait farouchement dans les projets de recherche, à Besançon puis à Nanterre, où il a beaucoup œuvré pour la création du Labex « Les passés dans le présent ».
Un soir de dîner officiel, assise près de lui et de Roger Chartier, je me concentrais pour une conversation sérieuse sur les bibliothèques mais (à mon grand soulagement) ces deux grands chercheurs parlèrent rugby – Robert avait été numéro 10, puis entraîneur d’une équipe de jeunes. Lors de son enterrement, Régis Debray souligna que cet investissement sportif expliquait sans doute pourquoi Robert « aimait les équipes et savait augmenter ses équipiers ».
En 2011 (je crois), nous avons fait ensemble un voyage à Montréal pour dynamiser les partenariats avec les chercheurs québécois (Réjean, tu t’en souviens, nous avions dîné chez toi, avec Raphaëlle et Benoît ?). Il neigeait. Pendant une journée de pause, nous sommes allés à Québec. Je me souviens de la vitre embuée du car et de Robert me racontant son parcours de formation, exemple magnifique de méritocratie républicaine, alors que tout le destinait à l’usine.
Lors d’un colloque à la BnF (celui de 2014 ?), Denis Bruckmann concluait son introduction en indiquant qu’en lisant ou écoutant Robert Damien, il avait « l’impression d’être plus intelligent ». Moi aussi.
C’était un grand chercheur. C’était un type bien.

Robert Damien, le philosophe de la Bibliothèque

par Denis Bruckmann

J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que fut pour moi la découverte tardive mais extraordinaire de l’œuvre de Robert Damien (1). Si les bibliothécaires ont une propension à réinterroger sans cesse la définition et l’exercice de leur métier, ils ont globalement peu de goût pour la réflexion théorique sur l’institution qu’ils servent, ou ils la formulent en termes plutôt convenus. C’est dire la très forte stimulation provoquée par les travaux novateurs, exigeants et un peu abrasifs de Robert Damien, en particulier par ses deux ouvrages majeurs : Bibliothèque et État (PUF, 1995) et La grâce de l’auteur (Encre marine, 2001), qu’il faudrait compléter de nombreux aperçus dans d’autres ouvrages ou articles.
Personne n’a comme Robert Damien synthétisé et analysé dans un style aussi marqué par le bonheur d’écrire, le vaste corpus de textes philosophiques ou littéraires que la Bibliothèque a engendré. Personne n’a mieux montré la polysémie psychologique, sociale, spirituelle et politique de cette institution, son caractère pluriel et profond, apportant ainsi une contribution majeure à ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’imaginaire des bibliothèques (2). Et personne n’a mieux montré non plus son ambiguïté fondamentale, dérangeante, à la fois « programme d’une mainmise » visant à « stériliser le réel », à désamorcer la culture, et fondement de l’idée démocratique.
Une des notions les plus stimulantes qu’il a mises au jour est la Bibliothèque comme modèle, comme matrice, matrice de l’État mais matrice aussi d’un certain état culturel et social, « machine d’exclusion » et notamment des femmes et de tous les dominés, matrice aussi de l’esprit révolutionnaire avec ses grands rêves de partage, de fraternité, de laïcité militante. Cette matrice, il ne l’a pas montrée simplement comme originelle ou fondatrice, mais bien comme un phénomène dynamique, perpétuellement en cours, ce qu’il nomme de façon audacieuse la « bibliothécation ».

Cette « bibliothécation » du monde, de la société, de la culture est elle-même à la fois stérilisante, mortifère et potentiellement stimulante. Sans que Robert Damien le dise explicitement, on peut y voir aussi une sorte de relecture de l’internet. « Fluidité ubiquitaire », « hétérogénéité qualitative et dispersion quantitative », « mobilité inventive », « axe majeur d’une transformation libératrice », on est frappé par le fait que beaucoup des qualificatifs que Robert Damien attribue avec justesse à une Bibliothèque, qu’on voudrait libérée de ses pouvoirs néfastes, paraissent s’appliquer à ce qu’est devenu aujourd’hui l’internet : l’énorme, universelle et infinie bibliothèque que portaient en germe toutes les rêveries bibliothécaires. Non contente d’avoir réinterrogé le passé de la Bibliothèque et son aura négative ou positive, la pensée de Robert Damien la projette aussi et ainsi dans l’avenir.
Il y a beaucoup d’autres perspectives, échappées, et, si le mot n’est pas inadéquat pour un homme de raison, beaucoup d’autres fulgurances dans les travaux de Robert Damien. Espérons que d’autres à sa suite, dans ses pas, poursuivront ses travaux pour approfondir les raisons pour lesquelles la Bibliothèque s’est ainsi ancrée si loin dans le cœur des humains et de beaucoup de civilisations.

(1)  Voir Robert Damien, du lecteur à l’électeur : bibliothèque, démocratie et autorité, Presses de l’enssib / BnF Éditions, 2017.
(2)  Robert Damien avait accepté avec enthousiasme de participer à un numéro de la Revue de la BnF, dont j’avais pris l’initiative, consacré à « l’imaginaire des bibliothèques », en 2003, en publiant un extrait de La grâce de l’auteur. Ce fut le début de notre rencontre.

Le legs républicain de Robert Damien

par Anne-Sophie Chazaud

« Être à la fois courageux et inventif, élégant et combatif, percutant et dynamique, intelligent et engagé, généreux et contrôlé, lucide et ludique, ardent et vigilant, vaillant et respectueux, explosif et concentré. Des requisits antagoniques pour une métamorphose exaltante… »
Voici comment Robert Damien détaillait les qualités attendues d’un bon joueur de rugby dans le passionnant petit texte qu’il consacra en 2005 à ce sport dans lequel il s’est beaucoup investi, avec tout le talent et la réussite que l’on sait, en tant que joueur au poste non anecdotique de demi d’ouverture d’abord (une position où importe la « vista », le sens du jeu, la capacité à orienter ce dernier, à faire jouer ses coéquipiers), puis en tant qu’entraîneur au CS Lons le Saunier (3).

Or, ce qui frappe à la lecture de ces quelques qualificatifs dont l’apparente juxtaposition paradoxale procède en réalité de l’efficience dialectique inscrite au cœur de toute la pensée du cher philosophe qui nous a quittés cet automne, c’est que ce sont exactement les termes que l’on pourrait employer pour en décrire l’auteur : « courageux, inventif, élégant, combatif, percutant, dynamique, intelligent, engagé, généreux, contrôlé, lucide, ludique, ardent, vigilant, vaillant, respectueux, explosif, concentré », oui, pas de doute, c’est bien de lui qu’on parle.
Certes, la rhétorique de l’hommage se prête parfois à la surenchère apologétique, mais on est réellement frappé, dans son cas précis, par la parfaite sincérité de l’exercice, par la stricte adéquation, si rare et en particulier d’ailleurs chez les intellectuels souvent comiques de ce point de vue, entre les principes qu’il a dégagés dans l’élaboration de sa réflexion – sans cesse approfondie, affinée – et ceux qui ont présidé à la conduite de sa propre existence, dans la « tenue » de sa personne (lui qui accordait tant d’importance à l’« esth-étique » de l’autorité).
Ce qui marque également, c’est que ce sont ces mêmes termes qui permettent de décrire les qualités d’un bon chef telles que Robert Damien en dégagea l’impérieuse nécessité dans notre société moderne atomisée d’autonomies égoïstes, les qualités d’un bon entraîneur de rugby, les qualités enfin d’une bonne et juste République à la fois sûre d’elle, active et fraternelle.
La cohérence, on le voit, est parfaite chez lui entre le paradigme sportif, le paradigme philosophique, le paradigme politique et le paradigme personnel.
Précisément, si ces différents champs s’articulent avec logique et élégance, c’est qu’au cœur dynamique de la pensée de Robert Damien, en son poste de pilotage et de distribution, son centre opérationnel en quelque sorte, agit la matrice opératoire de l’autorité, celle-là qui, étymologiquement, « augmente » un être, une équipe, une société, une démocratie.
La référence matricielle, quant à elle omniprésente, est sans doute le point fondamental de sa réflexion, de portée à la fois heuristique et épistémologique, au point d’ailleurs qu’on pourrait parler de « matrice matriciante », comme d’autres identifient la nature naturante ou d’autres encore la valeur de la valeur, ce qui est loin d’être une pirouette logique et creuse dont certains philosophes auraient le secret, mais parce que la figure traduit un mouvement instituant et fondateur, un principe à la fois d’élucidation du réel et de fondation de celui-ci.
Sur cette force de l’engendrement dynamique (et féminin, notons-le au passage, puisque cela a son importance dans une œuvre qui valorise par ailleurs le rôle indispensable du chef, masculin dans ses attributs et sa représentation), Robert Damien fonde et fait jouer entre elles, au fil de son œuvre, un certain nombre de figures essentielles qui en sont les marqueurs-clés et qui toutes s’articulent autour du couple conseiller/chef (savoir/pouvoir).
Celles-ci permettent à une philosophie politique éminemment républicaine de se déployer, avec rigueur et vigueur. Car Robert Damien est avant tout un penseur de la République. Non point que celle-ci, en tant que système d’organisation sociale et d’organisation des savoirs, fasse l’objet d’une sacralisation ou d’une liturgie a priori, qui seraient de principe et n’auraient d’autre fondement que l’évidence de leur propre affirmation incantatoire. Non. Mais parce qu’elle est, dans sa nature même, ce qui fonde une « arkhè » en démocratie, c’est-à-dire un commencement et un commandement. La République fonde la démocratie, elle la rend possible et agissante, elle l’institue (à tous les sens du terme) au lieu de s’y opposer comme le pensent d’autres pour qui la notion d’autorité n’est pas démocratiquement concevable et qui lui préfèrent la dispersion horizontale (et ingouvernable) des singularités.
Pour en comprendre la fine analyse et les mécanismes, il faut en (re)parcourir le travail et les étapes, de La grâce de l’auteur : essai sur la représentation d’une institution publique, l’exemple de la bibliothèque publique à l’Éloge de l’autorité : généalogie d’une (dé)raison politique, de Bibliothèque et État : naissance d’une raison politique dans la France du XVIIe siècle aux Eutopiques. Exercices de méditations physiques, en passant par Le conseiller du Prince, de Machiavel à nos jours : genèse d’une matrice démocratique.
On y explore une pensée dialectique en permanente construction de soi, conformément à cette vitale revalorisation de la notion d’« auteur » qui, dans l’ordre bibliographique, dans l’ordre anthropologique, dans l’ordre politique, dans l’ordre intime comme dans l’ordre collectif est porteuse de la même sémantique efficiente d’« augmentation » de soi que l’autorité dont elle est en quelque sorte le principe actif.
Et ce n’est pas la moindre des qualités de Robert Damien que de parvenir à transmettre à ses lecteurs, à ses collègues, à ses étudiants, à ses amis, à ses proches, toute la vitalité émancipatrice de son analyse philosophico-politique, non point tel un héritage figé qui serait aussi sacré qu’encombrant, mais au contraire comme une dynamique, une force de réflexion et d’action particulièrement fertiles dans la période d’incertitude et de recomposition où nous sommes immergés.
Longue vie donc à l’œuvre de Robert Damien !

(3)  « Deux ou trois choses que je sais à propos du rugby », texte paru en 2005 sur Mezetulle, le blog de la philosophe Catherine Kintzler.

Robert Damien, philosophe

par Stéphane Haber et Christian Lazzeri

La disparition de Robert Damien en octobre 2017 a été ressentie comme une grande perte non seulement par ses anciens élèves et ses collègues, mais aussi par celles et ceux avec lesquels il avait eu l’occasion de travailler et de discuter au cours de sa carrière, au fil de ses nombreuses activités. Il fut, pour nous, un collègue et un ami très cher dont le souvenir restera vif.

Né en 1949, étudiant à Lyon jusqu’à l’obtention de l’agrégation, il enseigna ensuite la philosophie au lycée avant de rejoindre l’université de Franche-Comté, comme maître de conférences puis comme professeur. Il arriva à l’université de Nanterre en 2006 et prit sa retraite en 2013. Membre actif du laboratoire « Sophiapol », très présent dans son département, dirigeant de nombreuses thèses, il a également occupé les fonctions d’administrateur provisoire de l’UFR « Phillia » et de directeur de l’École doctorale « Connaissance, Langage, Modélisation ». En dehors de ses universités de rattachement, il fut également président du conseil scientifique de l’Enssib (2010-2014).
Son travail philosophique, très personnel, s’enracine dans une réflexion sur les diverses tensions indépassables qui habitent le monde démocratique, les tensions entre décision et connaissance, entre immanence et autorité…

Dans sa thèse d’État, centrée sur Gabriel Naudé (1600–1653), une personnalité singulière du XVIIe siècle français, tout à la fois érudit, théoricien de la raison d’État, penseur de la bibliothèque comme institution, Robert Damien étudiait la manière dont la culture européenne avait réagi au double choc induit par la diffusion de l’imprimerie et par l’élargissement du monde consécutif aux grandes découvertes : d’une part en associant pensée et curiosité voyageuse, d’autre part en réfléchissant à la centralité du dispositif bibliothécaire, seul apte désormais à assurer la préservation, mais aussi à assumer la prolifération des connaissances et des discours.

Dans les deux cas, ce qui s’invente, c’est, montrait Robert Damien, la visée d’une totalisation qui se sait imparfaite, inachevée, risquée, aventureuse, mais qui ne renonce pas pour autant à l’enthousiasme du partage de l’intelligence.

n devenant le partenaire de cette entreprise, le « public » était invité à accéder à l’espace de la connaissance et de la délibération politique. C’est ainsi une des conditions de la citoyenneté moderne qui, discrètement, se met en place.

Sur ce socle, Robert Damien a proposé une généalogie de deux figures essentielles de la modernité culturelle, celle de l’auteur (La grâce de l’auteur : essai sur la représentation d’une institution publique, l’exemple de la bibliothèque publique, Encre marine, 2001) et celle du conseiller du Prince (Le conseiller du Prince, de Machiavel à nos jours : genèse d’une matrice démocratique, PUF, 2003). Plus récemment, Éloge de l’autorité : généalogie d’une (dé)raison politique (Armand Colin, 2013), ouvrage majeur, se présente comme une méditation polyphonique sur le statut du « Chef », source à la fois de stimulations nécessaires et de risques permanents.

Dans le cadre de sa pensée politique, l’une des questions reprises inlassablement dans le travail de Robert concernait les problèmes du gouvernement et de l’exercice du pouvoir dans la société démocratique. Si celle-ci se caractérise par « le déclin des absolus qui ont ordonné l’autorité et commandé son exercice par des chefs couronnés par Dieu » (Éloge de l’autorité, p. 489), peut-on dire qu’une telle société se referme et se clôt sur elle-même en rendant totalement symétriques les figures du gouvernement et du gouverné dans l’exercice de la citoyenneté ?

Peut-on soutenir que ces deux figures sont symétriques et réversibles, se transformant sans accroc l’une dans l’autre : n’importe quel gouverné devenant gouvernant et n’importe quel gouvernant devenant gouverné ? À cette question, et tout en se voulant un défenseur inconditionnel de la démocratie moderne, Robert Damien a répondu par la négative.

Il n’existe pas de réversibilité dans l’exercice du pouvoir, et la possibilité même du choix des gouvernants n’en tient pas lieu. Il n’y a pas de principe d’autosuffisance démocratique et l’élection des gouvernants n’est pas le signe d’une égalité du mandant et du mandataire.

C’est en quelque sorte le paradoxe de la démocratie que Robert Damien formule ainsi :

« L’énigme d’une autorité démocratique demeure toujours entière car comment rendre compatible l’inégalité des puissances affirmées avec l’égalité des droits et la liberté partagée de les imposer ?

Qui peut être reconnu premier, comment hiérarchiser des égaux ? Comment classer les citoyens ? » (ibid., p. 24-25). Ce paradoxe ne signifie pas que les choix électifs se produisent dans une situation d’égalité pour engendrer une simple asymétrie de pouvoir, il signifie bien plus que cela : il montre que ce choix est travaillé par un principe de soumission non transparent à « quelqu’un » d’exception « qui fait plus qu’un et vaut pour tout » (p. 24). C’est le « charisme » du chef qui travaille ce choix et semble s’imposer à lui, à la manière dont Weber le définissait : le pouvoir charismatique repose sur les qualités extraordinaires d’un individu, qu’il s’agisse du pouvoir magique que possèdent les prophètes ou les sages, qu’il s’agisse du pouvoir militaire que possèdent les chefs des peuples chasseurs et guerriers. Ce pouvoir ou cet ascendant dépend de la qualité de ces personnages, qui sont doués d’une force ou plus généralement d’une puissance surnaturelle ou surhumaine, en principe inaccessible au commun des mortels, et c’est ce qui leur confère cette autorité qui leur permet d’être considérés comme des « chefs » naturels auxquels on obéit avec émotion et enthousiasme.

Ce pouvoir du prophète ou du chef est légitime dans la mesure et aussi longtemps que subsiste le charisme personnel du dirigeant et, de manière générale, il cesse lorsque ce charisme disparaît. Or, selon Robert Damien, l’exercice de ce charisme renvoie à deux phénomènes : le premier, de nature empirique, montre que les formes d’autorité personnelle se révèlent communes à de multiples sociétés, le second est que l’exercice de ce pouvoir personnel semble témoigner de l’existence d’un principe « d’incomplétude » inhérent à l’être humain, malgré la revendication insistante de l’autonomie personnelle caractéristique des sociétés modernes.

Ces deux phénomènes semblent indiquer, contre les revendications les plus radicales de la démocratie moderne, qu’il semble difficile de faire l’économie de l’exercice d’un pouvoir personnalisé de nature charismatique, et cela à tous les niveaux de la vie sociale, qu’il s’agisse de la sphère politique, éducative, sportive, entrepreneuriale, ou religieuse. Et si cette économie est difficile, n’est-ce pas parce que, fonctionnellement, l’exercice de l’autorité, au-delà de son efficacité décisionnelle et de sa capacité d’entraînement, produit un effet positif bien plus important ?
Dans sa présentation d’un numéro de la revue Cités (n° 6, 2001) consacré à l’autorité, Robert écrivait : « Comme l’étymologie l’indique, la finalité de l’autorité est l’augmentation de l’être à qui elle s’applique. Elle se définit par le service de l’autre qui accepte de reconnaître, dans cette médiation, les moyens de sa propre élévation. Elle lui autorise ainsi de revendiquer d’être à sa hauteur en étant auteur de soi. L’autorité exhausse et exauce.

La fin de l’autorité est ainsi sa propre disparition dès lors que l’autre est accompli dans ses propres fins. » Il n’y a donc pas d’antagonisme réel entre l’autorité et l’autonomie puisque la première apparaît comme la condition de production de la seconde. Plus exactement, il n’y a pas d’antagonisme réel entre les deux dans la mesure où l’autorité demeure ordonnée à la production d’un tel objectif, ce qui n’a rien d’historiquement garanti. C’est ce qui a conduit Robert Damien à entreprendre, dans son traité, une typologie des différentes formes d’exercice de l’autorité, incluant l’analyse respective de leurs effets et l’énoncé des conditions de leur contrôle. C’est cette analyse systématique et minutieuse, remarquablement documentée par une connaissance de l’histoire des idées, de l’histoire politique et de la sociologie qui fait de ce livre l’un des tout premiers travaux de cette ampleur consacrée en France à ce sujet.

Par ailleurs, directeur ou codirecteur de nombreuses publications collectives, Robert n’avait pas pour autant négligé ses auteurs favoris, tels que Machiavel ou Proudhon (dont il a proposé en 2013, avec Edward Castelton, une édition de Qu’est-ce que la propriété ? au Livre de poche).
Celles et ceux qui l’ont connu se souviendront de l’impression de force et de solidité qui émanait de sa personne. Sa passion pour le rugby, en plus de nourrir sa réflexion philosophique sur la constitution du collectif, fut sans doute pour beaucoup dans ce mélange inimitable de bienveillance et d’exigence envers autrui qui le caractérisait. C’est au nom de ses collègues de Besançon et de Nanterre que nous nous réjouissons de voir son travail théorique et sa mémoire honorés par des penseurs et des acteurs d’une institution, la Bibliothèque, qui lui était chère entre toutes.

https://bbf.enssib.fr/contributions/hommage-a-robert-damien

Robert Damien, le philosophe qui réhabilite l’autorité

appelle à un retour à la grandeur du politique. Pour lui, l’autorité se réfère davantage au symbolique et à l’éthique qu’à la démonstration de force.

Article paru dans Marianne daté du 12 décembre
Robert Damien, auquel la Bibliothèque nationale de France a consacré récemment une journée d’étude, fait partie de ces philosophes qui, trop peu connus du grand public, font pourtant la richesse et la diversité du paysage intellectuel français. Son dernier ouvrage, Eloge de l’autorité, suscite des échos de plus en plus nombreux. Marianne est parti à la rencontre de ce penseur original et rigoureux.
Marianne : Hannah Arendt avait diagnostiqué, il y a plus de cinquante ans, une crise de l’autorité. Récemment, dans Marianne Jean-Claude Milner a parlé d’« acratie » pour désigner le renoncement de nos gouvernants à exercer leur pouvoir. Comment vous situez-vous par rapport à ces deux auteurs ?
Robert Damien : Je suis globalement d’accord avec le diagnostic de Jean-Claude Milner. L’autorité, c’est la capacité de s’augmenter (l’étymologie le dit), à être plus et meilleur ensemble. Ma question est : d’où vient cet affaissement de la prise de décision et de la capacité à en assumer les conséquences ? Ma réponse est que nous ne vivons pas une crise de l’autorité mais des autorités.

En contexte démocratique, il y a une pluralité d’autorités, toutes légitimes, qui définissent nos appartenances, mais qui sont en concurrence. Gaston Bachelard parlait de « pluralisme cohérent » pour la science contemporaine. C’est pour nous le grand défi : comment peut-on être plusieurs, tout en restant un ?

Comment être industriel et écologue, français et européen, mondial et national, marchand et républicain ?

On cherche le nouveau tisserand. « Il est cruel, disait Bachelard, de ne pas réaliser un amour idéal, mais plus cruel encore de ne pas pouvoir idéaliser un amour réel. » Nous vivons une crise des idéalisations, des croyances symboliques qui structurent notre histoire.

A cela s’ajoutent deux phénomènes nouveaux, la révolution numérique des transmissions et le pouvoir médiatique ordonnant la « dictature douce » de l’opinion.
A quelle nécessité répond aujourd’hui un éloge de l’autorité ?

En contexte démocratique, toute autorité est récusable. Il n’y a pas de chefs sans chef. On me donne l’ordre de faire quelque chose, je le fais, mais je me pose la question du pourquoi sans risquer la mort. Lorsque le pouvoir n’est pas capable de donner publiquement ses raisons, il devient monstrueux. Notre tradition philosophique est anti-autoritaire : selon elle, la liberté réside dans la seule autonomie du sujet personnel, dans la capacité à décider par soi-même sans rien devoir à personne. On a confondu l’autorité avec son abus : en réalité, la personnalité autoritaire n’a pas d’autorité. Il n’y a pas d’autorité sans respect ni réciprocité dans l’augmentation. Quelles que soient la taille et la nature du groupe, il faut que ceux sur qui s’exerce l’autorité aient le sentiment par leurs relations de s’élever, de grandir. Ce qui implique des ruptures : le maître change chez celui que l’on appelle justement l’élève une opinion en savoir informé, instruit de ses limites.

Nous sommes, dites-vous, « politico-lésés ». D’où peut provenir la guérison ?

Nous vivons depuis un demi-siècle l’effondrement des idéaux moteurs d’élévation commune, ceux de la nature, de Dieu, de la raison, du prolétariat universel, qui furent les grandes matrices de croissance, de croyance, de confiance. Trois désastres, la Shoah, Hiroshima et le goulag, ont constitué un traumatisme philosophique. D’où la question : comment assumer le déclin des absolus tout en pensant une autorité légitime, comment par exemple penser à un Etat stratège, en Europe, alors que nous vivons sous hégémonie culturelle américaine ? Il faut réinventer un Etat stratège sous le régime des souverainetés plurielles.

Dans votre dernier livre, Eloge de l’autorité vous rappelez la question fondamentale de Dostoïevski : « Devant qui s’incliner ? »

Quelle réponse lui donnez-vous ?
Une autorité fraternelle qui me permet de m’augmenter sans léser mes intérêts et en me donnant toujours la liberté de l’interroger, de la critiquer, et surtout de m’en retirer. Sans ces conditions, il n’y a pas autorité, mais domination.
Vous vous êtes particulièrement intéressé à la figure du conseiller du prince. Ne pensez-vous pas qu’un intellectuel a tout à perdre à quitter ainsi son champ de compétences spécifiques ?
Je n’ignore pas que beaucoup de philosophes se sont perdus à se mêler de politique, Platon le premier. Pour autant, je crois à la légitimité du conseil, l’être humain est un être conseillable, un être en devenir équivoque, menacé de discordance.

Un homme incertain, fini, doit pouvoir entendre d’autres voix que la sienne pour s’accomplir. Pour constituer cette autorité légitime, il faut des qualités comme l’intelligence instruite, le discernement judicieux, la continuité conséquente. Ces qualités s’acquièrent en rencontrant d’autres points de vue. C’est cette pluralité des voix qui m’a poussé à m’intéresser au modèle bibliothécaire de la pluralité confronté au modèle biblique du Livre. L’action s’effectue toujours dans l’anxiété de l’incertain. Pour décider, il faut rectifier le tir, refondre les hypothèses, savoir en rendre compte publiquement et cela, avec équanimité, en serrant les dents, comme disait Marc Bloch. Un grand politique est celui qui veut les conséquences de son choix, en assumant les effets pervers. Le mauvais chef est celui qui dit : « Je n’ai pas voulu cela ! »

Il n’y a pas de pouvoir sans corps pour l’incarner. Mais les corps peuvent-ils encore exister dans la vidéosphère ?
L’exigence de se contrôler en est encore accrue : sont requises la maîtrise du style, l’éloquence du maintien, la correction de la tenue. Je parle d’une « esth/éthique » de l’autorité, pour désigner ce port qui est aussi un transport. Il n’y a pas d’autorité sans corps augmenté, redressé par la puissance symbolique qui le promeut. Quand le corps personnel de la carcasse prend le dessus sur le corps symbolique de la fonction, l’autorité fuit dans la caricature du guignol.

Vous militez pour des « eutopies » contre les utopies. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

« Eutopie » signifierait en grec « lieu de bonheur ». Nous connaissons des lieux de bonheur, au sens d’augmentation. Cela se concrétise par des objets simples, comme le rasoir, la maison, les baskets, le ballon ou encore le lit de la chambre où nous aimons. Mais les eutopies passent aussi par des concepts. Ils nous permettent de rendre intelligible avec joie ce qu’on perçoit ou de mieux transmettre ce que l’on a saisi : l’école, le paysage, le patrimoine, la ville, etc. Il y a aussi les rencontres avec des personnes qui, par leur altitude, sont des moments eutopiques, car elles accroissent nos capacités de devenir. Mon prochain livre, qui s’intitule Eutopiques, rassemblera des analyses des objets, des lieux, des auteurs, des concepts, qui sont des exercices personnels d’autorité.
En quoi consisterait le « nouvel esprit politique » que vous appelez de vos voeux ?

La volonté de penser un nouveau cogito, ce que j’appelle un cogito relationnel d’obligations mutuelles et réciproques qui permettrait de constituer un nouvel idéal du nous. Je m’inscris dans une tradition désormais minorée, qui est celle des économies de la coopération compétitive. Ce n’est pas l’individu, ni le capital lui-même qui est producteur de plus-value, mais le nous collectif des coordinations. Le libéralisme a su réexaminer ses propres fondements philosophiques et retrouver avec succès Adam Smith, Locke ou Tocqueville. Le socialisme, de son côté, doit pouvoir faire la même chose pour repenser l’appropriation des richesses produites. Il y a tout un travail à faire pour redécouvrir les théoriciens de la pensée coopérative.
Vous avez été entraîneur de rugby ; pour vous, l’« esprit d’équipe » permet de comprendre ce que peut réaliser à une échelle plus grande une communauté politique. A propos des matchs de rugby, vous avez écrit que l’échec est, plus que le succès, porteur de l’histoire. Diriez-vous la même chose du politique ?
Je pense que oui. C’est pourquoi l’examen critique de notre histoire est absolument déterminant. Un homme politique sans humus historique est inquiétant. Il faut comprendre comment une équipe, une troupe de théâtre, un groupe militaire, etc. peut se créer en affrontant l’adversité. L’échec ne doit pas être humiliant, accusateur. L’échec peut donner confiance si on l’explique, si on en rend compte publiquement, en exhibant les raisons pour les dépasser.Robert Damien en cinq dates

1949 : naissance à Bourg-en-Bresse.
1975 : agrégation de philosophie.
1992 : doctorat d’Etat (thèse intitulée « Le philosophe conseiller du prince »).
2006 : professeur à l’université Paris-X Nanterre.
2013 : publication d’Eloge de l’autorité, généalogie d’une (dé) raison politique Armand Colin, 560 p., 29,90 €.