Le suicide de l’espèce: Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies- JEAN-DAVID ZEITOUN

« Un ouvrage important pour nous comprendre il s’agit d’un vrai miroir sur nous-mêmes. Nous sommes en cause.Pbc

La société mondiale produit de plus en plus de maladies, tout en dépensant toujours davantage pour essayer de les traiter.

Quels sont tous ces risques et pourquoi choisissons-nous de nous y exposer ?

Jean-David Zeitoun analyse ces questions de manière pluridisciplinaire et propose les changements structurels nécessaires à notre survie : la production de maladies entraîne un suicide au ralenti de l’espèce humaine, qui n’a cependant…

Ce livre est une tentative d’explication d’une anomalie de masse : la société mondiale produit de plus en plus de maladies, tout en dépensant toujours avantage pour essayer de les traiter.

La réponse courte à cette contradiction est que les risques environnementaux, comportementaux et métaboliques qui causent les maladies sont des conséquences de la croissance économique.

Nous avons laissé se créer une offre et une demande de risques. La logique de l’offre est simple et son rationnel est économique : les entreprises vendent des risques ou les disséminent pour produire plus et moins cher.

La logique de la demande est plus complexe et diversifiée : nous nous exposons aux risques ou nous les consommons par nécessité, par erreur ou inattention, par addiction ou par désespoir. La production de maladies entraîne un suicide au ralenti de l’espèce humaine, qui n’a cependant rien d’une fatalité.

In l’obs

Obésité, maladies chroniques, tabagisme… « Mettre juste la pression sur les individus, ça ne fonctionne pas »

JE M’ABONNE SANS ENGAGEMENT

« Les leaders politiques n’ont pas empêché le suicide de l’espèce »

Dans son livre Le suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies (Denoël, 2023), Jean-David Zeitoun, docteur en médecine et docteur en épidémiologie clinique, s’interroge sur notre étrange apathie face à l’inexorable montée en puissance des maladies liées à notre modèle de développement.

Vincent Edin

L’humanité obèse expatriée dans une station orbitale, dans le film d’animation Wall-E (2008)

Usbek & Rica : Vous ouvrez votre ouvrage sur la réflexion de Camus selon laquelle le suicide serait le « seul problème philosophique vraiment sérieux ». Dans quelle mesure la multiplication des maladies mortelles depuis quarante ans peut-elle être considérée comme des « appels au secours », qui ne semblent d’ailleurs pas entendus par les décideurs politiques et économiques ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

L’anomalie est tellement énorme qu’elle ne peut pas être liée à une seule cause. D’abord, il y a la dilution des risques qui rend le diagnostic moins évident. Il y a trop de risques dans le monde et il est très difficile de déterminer la part de chacun d’entre eux, d’autant que les principaux risques problématiques actuels entraînent des maladies non spécifiques – cardiovasculaires et cancers en priorité.

Ensuite, et si on suppose que les coupables sont identifiés, ce qui est le cas, les risques qui sont les armes du suicide sont intrinsèques à la société. Ils font partie de son fonctionnement, comme la pollution ou la transformation excessive des aliments.

Une troisième explication vient de l’inertie. Les risques les plus sévères existent depuis les années 1970 mais leurs effets ne sont devenus détectables sur les moyennes nationales que depuis une dizaine d’années. L’espérance de vie continuait de progresser dans pratiquement tous les pays riches jusqu’en 2010. Jusque-là, on pouvait dire que tout n’allait pas bien dans le paysage de la santé mondiale, mais qu’on s’en sortait grâce à la pharmacie et l’innovation médicale, et que le résultat final restait favorable malgré les problèmes. Depuis à peu près dix ans, ce discours est disqualifié par les données épidémiologiques. Ces raisons ne sont pas les seules mais elles participent beaucoup à la situation actuelle.

« Les méthodes les plus efficaces pour réprimer une industrie passent par la régulation et la taxation, c’est ce qui a marché pour le tabac »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

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Vous dites qu’on ne connaissait pas l’ampleur des risques jusqu’à il y a dix ans, mais les acteurs industriels du risque connaissent depuis bien plus longtemps la nocivité sanitaire de certains de leurs produits…

Oui, c’est souvent le cas. Historiquement, les industriels suivent souvent un schéma en plusieurs étapes par rapport aux risques qu’ils génèrent. Au début, ils peuvent s’en douter mais ne savent pas complètement l’impact négatif de leur activité, qu’il s’agisse d’un impact direct ou indirect. Ils le comprennent ensuite quand les données se clarifient, et c’est là qu’ils cherchent à dissimuler l’existence ou la taille du risque. Au bout d’un moment plus ou moins long, des lanceurs d’alerte découvrent le problème et le rendent public. Mais même à ce stade, les industriels cherchent souvent à minimiser les complications puis à rendre les décisions politiques inefficaces.

La majorité des industries pathogènes, c’est-à-dire les industries qui produisent les risques et les maladies, ont connu cette trajectoire. Les industriels de la cigarette ont été parmi les premiers – ils ont presque tout inventé et les autres les ont copiés – mais on peut aussi supposer qu’ils sont en fin de parcours puisque le tabagisme baisse dans le monde et que l’industrie est en train de se reconvertir. Pour les fossiles, la chimie ou la transformation alimentaire, on n’en est pas là et ces industries ne sont pas réprimées.

Les méthodes les plus efficaces pour réprimer une industrie passent par la régulation et la taxation, c’est ce qui a marché pour le tabac. En interdisant de fumer dans beaucoup de lieux et en augmentant le prix « comme il faut » (c’est-à-dire beaucoup et vite non pas progressivement où c’est indolore), les gouvernements ont réussi à faire baisser le tabagisme. Dans la même logique, sans doute que le litre d’essence à 4 euros serait efficace pour faire baisser la consommation de pétrole. Mais les économistes qui travaillent sur ce genre de taxe nous disent que l’intégralité de la collecte devrait être redistribuée aux personnes exposées à la hausse de ces coûts contraints et à la recherche d’alternatives propres.

Image d’illustration / © Nopphon_1987 – Shutterstock

En regardant un panorama mondial de la santé, vous vous posez la question de savoir si nous sommes, collectivement, en meilleure santé. La réponse semble plutôt négative… À quel point sommes-nous sur le déclin ?

Le panorama est contrasté. En réalité, nous avons certains indicateurs qui continuent de monter à l’échelle de 8 milliards d’humains : il s’agit de l’espérance de vie qui – hors pandémie – augmente, de la mortalité infantile qui continue de baisser ou de la proportion de handicap qui est stable (mais donc il n’y a pas de progrès).

En revanche, d’autres indicateurs se dégradent pour des raisons complexes. Par exemple, si la mortalité infantile augmente en France depuis 2012, ça parle surtout de la santé des mères qui se dégrade fortement, avec l’obésité ou le tabagisme. Le pire exemple vient des États-Unis, qui ont atteint un plateau d’espérance de vie en 2014, avant d’enclencher un déclin. Ceci avec des suicides directs (alcool, overdoses et suicides), mais aussi beaucoup de suicides indirects par l’alimentation et la part démentielle d’obésité. Dans nombre de pays (Autriche, Mexique, Australie), la mortalité cardio-vasculaire augmente fortement et on pense que l’obésité joue un rôle. À chaque fois, ce sont des causes anthropiques et non naturelles qui expliquent cette dégradation.

Vous montrez que le surcoût pour les systèmes de santé de ces nouvelles pathologies est inouï, de l’ordre de 75 % des dépenses de santé totales, 2 600 milliards de dollars pour les seuls États-Unis, gangrénés par l’obésité, le diabète et les pathologies cardiaques…

JEAN-DAVID ZEITOUN

Oui, et vous pouvez rajouter les cancers à votre liste. La pollution et la transformation alimentaire génèrent des pathologies chroniques mainstream, dont les cancers, qui se fondent dans les données épidémiologiques sans être distinguées en tant que maladies de la pollution ou de l’alimentation… On renvoie les individus à leur responsabilité individuelle pour résoudre le problème et c’est exactement la même chose avec le climat, où l’on demande aux citoyens d’agir alors que le système tout entier est fait pour produire du CO2.

L’historien de la santé Patrick Zylberman a dit que la pandémie de Covid-19 constituait la première fois où l’on sacrifia la productivité économique pour sauver des vies. On a accepté de perdre 30 % de PIB pendant plusieurs mois pour sauver des gens qui n’étaient pas parmi les plus productifs de la société aux yeux des économistes (ce qui est discutable d’un point de vue social). Ce qu’on disait impossible a été fait du jour au lendemain car face au brutal, au surgissement, nos responsables savent souvent réagir. Face aux catastrophes lentes, en revanche, ils n’arrivent pas à inverser la tendance pour faire prospérer la santé à long terme, et même l’économie à long terme puisque la bonne santé est toujours bonne pour l’économie.

À propos de l’alimentation transformée, vous écrivez ceci : « Si les aliments ultra transformés ne sont pas chers, c’est parce qu’ils n’incorporent pas les dépenses qu’ils font supporter à la société ».

JEAN-DAVID ZEITOUN

Bien sûr, et c’est valable pour tous les produits pathogènes. Si on demandait au pétrole de payer pour tout ce qu’il génère de dommage épidémiologique et environnemental, l’effet de marché serait considérable et le rendrait sans doute inabordable. Il y aurait à la fois de la sobriété, de l’efficience et des alternatives propres, les trois règles du genre. On consommerait moins de pétrole, on investirait dans les solutions moins « pétrolivores » et on créerait des alternatives propres. Il en irait de même avec l’alimentation : on mangerait moins, moins de ces produits ultra-transformés et on mangerait autre chose pour revenir à un régime équilibré.

« À assez court terme, c’est toujours plus rentable d’être en bonne santé »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

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Après avoir montré comment le politique n’a pas endigué ce suicide de l’espèce, vous formulez trois hypothèses sur l’apathie : réification absolue de la croissance, sacralisation de l’individu et sous-estimation des données épidémiologiques. Pourriez-vous les expliciter ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Ce qui me semble facile à expliquer, c’est comment les leaders politiques n’ont pas empêché le suicide de l’espèce. Ils ont cédé du pouvoir auprès des mauvaises industries et n’ont pas favorisé les bonnes. Pourtant, on peut le faire, comme ils ont fini par le faire avec le tabac. Je ne sais pas pourquoi ils ont cédé mais le livre analyse trois hypothèses. D’abord, ils ont peut-être l’impression que ces risques sont intrinsèques à la croissance, qui sort les gens de la grande pauvreté et donc qu’on ne peut pas s’en passer… Les leaders locaux se rendent toujours compte des dégradations, mais ils se disent que c’est un effet collatéral inévitable.

Ensuite, on a beaucoup mis l’accent sur les individus pour leur donner de la liberté et de l’autonomie. C’est positif et ça part d’une bonne intention, mais quand on le fait en matière de santé, on met la pression sur les individus qui évoluent dans une montagne de risques. C’est à la fois injuste et inefficace. La troisième raison possible, c’est que les décideurs politiques ne se rendent pas compte à quel point c’est mauvais pour la santé et pour l’économie. Par exemple, ils n’incriminent jamais la pollution dans les morts cardio-vasculaires, quand elle représente pourtant 16 % de ces décès. Et à cause de cette lacune, ils se trompent de diagnostic : ils ne se rendent pas compte qu’à assez court terme, c’est toujours plus rentable d’être en bonne santé.

Jean-David Zeitoun / © Astrid di Crollalanza

Le principe pollueur payeur montrant ses limites, voire sa nocivité, la seule solution ne réside-t-elle pas dans une chute importante de la production de biens ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Le livre propose de s’inspirer d’industries qui sont en décroissance : plomb, tabac, alcool et pollution dans certains pays riches, notamment en Europe. À chaque fois, ces problèmes ont été réprimés en s’en prenant à l’offre, en la régulant et en la taxant… Cela n’a pas été fait pour la chimie ou l’industrie agro-alimentaire qui évoluent dans une offre trop libre. Du coup, la pollution chimique est en croissance et les conséquences de la transformation alimentaire aussi. Quand les industriels sont contre un projet, c’est un indice très fiable que ça va diminuer la consommation du toxique. La diminution de la consommation va évidemment aider, mais il y a d’autres mécanismes à enclencher en amont pour amorcer le mouvement.

« On ne vivra pas automatiquement de plus en plus longtemps, et on vivra peut-être même avec de plus en plus de maladies »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

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Une question d’actualité, pour finir. À l’aune de ce que vous dites, est-ce bien raisonnable de mener une réforme des retraites au nom de l’idée selon laquelle « on vit plus longtemps » ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Sans entrer dans l’analyse économique de la réforme, qui n’est pas mon domaine, il y a une donnée claire qui est qu’on ne vivra pas automatiquement de plus en plus longtemps et qu’on vivra peut-être même avec de plus en plus de maladies. Par ailleurs, il est pratiquement impossible de prédire à long terme l’espérance de vie des Français. Il y a des raisons de s’inquiéter, même si nous sommes parmi les moins pires (par rapport à l’Angleterre et aux États-Unis, par exemple). Rappelons qu’aux États-Unis, la chute de l’espérance de vie est nationale, alors qu’elle progresse à New York ou en Californie, ce qui prouve son effondrement dans le reste du pays. Et on ne sait pas ce qui va advenir dans la décennie qui s’ouvre.

Chez nous, le Comité d’orientation de la recherche (COR) ne peut pas avancer ce que les groupes de recherche en épidémiologie ne savent pas. De ce point de vue, le démographe Hervé le Bras a raison de dire qu’on peut reprendre tous les cinq ans les données épidémiologiques pour faire évoluer nos projections, car en l’état de nos connaissances, envisager l’état de santé des Français en 2050 n’est pas sérieux.

 

Le nombre de personnes obèses entre 18 et 24 ans a été multiplié par 4 en France en une vingtaine d’années. (BURGER / PHANIE VIA AFP)

Une récente étude de l’Inserm, menée en association avec le CHU de Montpellier, montre que le nombre de jeunes obèses a quadruplé en vingt ans. Cette évolution est l’exemple parfait du « suicide de l’espèce » que décrit le Dr Jean-David Zeitoun dans son nouveau livre du même nom. Entretien.

Propos recueillis par Manuel Magrez

  • Radio France

Le chiffre est alarmant. En France, le nombre de personnes obèses ayant entre 18 et 24 ans a quadruplé en une vingtaine d’années, selon une étude de l’Inserm et du CHU de Montpellier. Ce chiffre est passé de 8,5 % en 1997 à 17 % en 2020. Dans le même temps, les chercheurs ont montré qu’en 2020, 47 % des adultes français étaient obèses ou en surpoids.

Ce taux de personnes obèses n’est pas le seul indicateur sanitaire en déclin en France et dans le monde. Cette tendance inquiétante, le Dr Jean-David Zeitoun en a fait un livre, « le Suicide de l’espèce » (Denoël) qui paraît ce jeudi 23 février. Le gastro-entérologue, hépatologue et docteur en épidémiologie clinique voit en cette détérioration globale le signe d’une société industrialisée paradoxale, puisqu’elle produit de plus en plus de maladies tout en dépensant toujours plus pour essayer de les traiter. « L’Obs » a rencontré le médecin parisien pour évoquer ce constat inquiétant et les solutions qu’il faudrait mettre en place.

Dans votre nouveau livre, vous décrivez, tout comme les chercheurs de l’Inserm, une épidémie d’obésité. Comment est-ce que cette évolution se présente ?

Jean-David Zeitoun. D’abord, c’est mondial. Il n’y a pas un pays au monde dans lequel l’obésité est en baisse. Soit elle stagne, soit, et c’est plus souvent le cas, elle augmente. La sédentarité joue mais ne fait pas tout. Les sociétés mangent plus et surtout elles mangent moins bien, puisque la nourriture est trop transformée. Pourquoi ? C’est parce qu’i

« On a une invasion de produits alimentaires trop transformés », alerte l’épidémiologiste Jean-David Zeitoun

Comment notre quotidien nous rend-il malade ? Comment l’activité humaine produit de plus en plus de maladies ? Aujourd’hui, l’épidémiologiste Jean-David Zeitoun est l’invité de la matinale pour son livre “Le suicide de l’espèce”, paru chez Denoël.

Dans son livre, l’épidémiologiste Jean-David Zeitoun alerte sur deux risques majeurs pour la santé, à l’échelle de la planète : la pollution et le risque alimentaire, deux risques « dont la croissance est hors de contrôle et dont la taille de l’impact est très importante ».

Depuis 2010, la plupart des indicateurs de santé dans les pays riches sont en décroissance, observe-t-il. « En France, l’espérance de vie n’augmente plus. » Si l’alimentation a permis de rallonger l’espérance de vie entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, ça n’est plus le cas aujourd’hui. « On a une invasion des produits trop transformés, mauvais pour la santé », alerte Jean-David Zeitoun. « Ils provoquent des maladies qu’on connaît déjà et qui n’aident pas à les identifier comme étant les coupables : les cancers et les maladies cardiovasculaires, qui sont déjà des gros tueurs à l’échelle mondiale. »

Aucun pays du monde ne connaît une régression de l’obésité, souligne l’épidémiologiste, qui estime qu’il faut  « pousser les entreprises agroalimentaires à se reconvertir pour qu’elles mettent en vente des produits moins mauvais ».

In usbek

« Les leaders politiques n’ont pas empêché le suicide de l’espèce »

Dans son livre Le suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies (Denoël, 2023), Jean-David Zeitoun, docteur en médecine et docteur en épidémiologie clinique, s’interroge sur notre étrange apathie face à l’inexorable montée en puissance des maladies liées à notre modèle de développement.

Vincent Edin

– 1 mars 2023

#santé #politique

 

L’humanité obèse expatriée dans une station orbitale, dans le film d’animation Wall-E (2008)

Usbek & Rica : Vous ouvrez votre ouvrage sur la réflexion de Camus selon laquelle le suicide serait le « seul problème philosophique vraiment sérieux ». Dans quelle mesure la multiplication des maladies mortelles depuis quarante ans peut-elle être considérée comme des « appels au secours », qui ne semblent d’ailleurs pas entendus par les décideurs politiques et économiques ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

L’anomalie est tellement énorme qu’elle ne peut pas être liée à une seule cause. D’abord, il y a la dilution des risques qui rend le diagnostic moins évident. Il y a trop de risques dans le monde et il est très difficile de déterminer la part de chacun d’entre eux, d’autant que les principaux risques problématiques actuels entraînent des maladies non spécifiques – cardiovasculaires et cancers en priorité.

Ensuite, et si on suppose que les coupables sont identifiés, ce qui est le cas, les risques qui sont les armes du suicide sont intrinsèques à la société. Ils font partie de son fonctionnement, comme la pollution ou la transformation excessive des aliments.

Une troisième explication vient de l’inertie. Les risques les plus sévères existent depuis les années 1970 mais leurs effets ne sont devenus détectables sur les moyennes nationales que depuis une dizaine d’années. L’espérance de vie continuait de progresser dans pratiquement tous les pays riches jusqu’en 2010. Jusque-là, on pouvait dire que tout n’allait pas bien dans le paysage de la santé mondiale, mais qu’on s’en sortait grâce à la pharmacie et l’innovation médicale, et que le résultat final restait favorable malgré les problèmes. Depuis à peu près dix ans, ce discours est disqualifié par les données épidémiologiques. Ces raisons ne sont pas les seules mais elles participent beaucoup à la situation actuelle.

« Les méthodes les plus efficaces pour réprimer une industrie passent par la régulation et la taxation, c’est ce qui a marché pour le tabac »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

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Vous dites qu’on ne connaissait pas l’ampleur des risques jusqu’à il y a dix ans, mais les acteurs industriels du risque connaissent depuis bien plus longtemps la nocivité sanitaire de certains de leurs produits…

Oui, c’est souvent le cas. Historiquement, les industriels suivent souvent un schéma en plusieurs étapes par rapport aux risques qu’ils génèrent. Au début, ils peuvent s’en douter mais ne savent pas complètement l’impact négatif de leur activité, qu’il s’agisse d’un impact direct ou indirect. Ils le comprennent ensuite quand les données se clarifient, et c’est là qu’ils cherchent à dissimuler l’existence ou la taille du risque. Au bout d’un moment plus ou moins long, des lanceurs d’alerte découvrent le problème et le rendent public. Mais même à ce stade, les industriels cherchent souvent à minimiser les complications puis à rendre les décisions politiques inefficaces.

La majorité des industries pathogènes, c’est-à-dire les industries qui produisent les risques et les maladies, ont connu cette trajectoire. Les industriels de la cigarette ont été parmi les premiers – ils ont presque tout inventé et les autres les ont copiés – mais on peut aussi supposer qu’ils sont en fin de parcours puisque le tabagisme baisse dans le monde et que l’industrie est en train de se reconvertir. Pour les fossiles, la chimie ou la transformation alimentaire, on n’en est pas là et ces industries ne sont pas réprimées.

Les méthodes les plus efficaces pour réprimer une industrie passent par la régulation et la taxation, c’est ce qui a marché pour le tabac. En interdisant de fumer dans beaucoup de lieux et en augmentant le prix « comme il faut » (c’est-à-dire beaucoup et vite non pas progressivement où c’est indolore), les gouvernements ont réussi à faire baisser le tabagisme. Dans la même logique, sans doute que le litre d’essence à 4 euros serait efficace pour faire baisser la consommation de pétrole. Mais les économistes qui travaillent sur ce genre de taxe nous disent que l’intégralité de la collecte devrait être redistribuée aux personnes exposées à la hausse de ces coûts contraints et à la recherche d’alternatives propres.

En regardant un panorama mondial de la santé, vous vous posez la question de savoir si nous sommes, collectivement, en meilleure santé. La réponse semble plutôt négative… À quel point sommes-nous sur le déclin ?

Le panorama est contrasté. En réalité, nous avons certains indicateurs qui continuent de monter à l’échelle de 8 milliards d’humains : il s’agit de l’espérance de vie qui – hors pandémie – augmente, de la mortalité infantile qui continue de baisser ou de la proportion de handicap qui est stable (mais donc il n’y a pas de progrès).

En revanche, d’autres indicateurs se dégradent pour des raisons complexes. Par exemple, si la mortalité infantile augmente en France depuis 2012, ça parle surtout de la santé des mères qui se dégrade fortement, avec l’obésité ou le tabagisme. Le pire exemple vient des États-Unis, qui ont atteint un plateau d’espérance de vie en 2014, avant d’enclencher un déclin. Ceci avec des suicides directs (alcool, overdoses et suicides), mais aussi beaucoup de suicides indirects par l’alimentation et la part démentielle d’obésité. Dans nombre de pays (Autriche, Mexique, Australie), la mortalité cardio-vasculaire augmente fortement et on pense que l’obésité joue un rôle. À chaque fois, ce sont des causes anthropiques et non naturelles qui expliquent cette dégradation.

Vous montrez que le surcoût pour les systèmes de santé de ces nouvelles pathologies est inouï, de l’ordre de 75 % des dépenses de santé totales, 2 600 milliards de dollars pour les seuls États-Unis, gangrénés par l’obésité, le diabète et les pathologies cardiaques…

JEAN-DAVID ZEITOUN

Oui, et vous pouvez rajouter les cancers à votre liste. La pollution et la transformation alimentaire génèrent des pathologies chroniques mainstream, dont les cancers, qui se fondent dans les données épidémiologiques sans être distinguées en tant que maladies de la pollution ou de l’alimentation… On renvoie les individus à leur responsabilité individuelle pour résoudre le problème et c’est exactement la même chose avec le climat, où l’on demande aux citoyens d’agir alors que le système tout entier est fait pour produire du CO2.

L’historien de la santé Patrick Zylberman a dit que la pandémie de Covid-19 constituait la première fois où l’on sacrifia la productivité économique pour sauver des vies. On a accepté de perdre 30 % de PIB pendant plusieurs mois pour sauver des gens qui n’étaient pas parmi les plus productifs de la société aux yeux des économistes (ce qui est discutable d’un point de vue social). Ce qu’on disait impossible a été fait du jour au lendemain car face au brutal, au surgissement, nos responsables savent souvent réagir. Face aux catastrophes lentes, en revanche, ils n’arrivent pas à inverser la tendance pour faire prospérer la santé à long terme, et même l’économie à long terme puisque la bonne santé est toujours bonne pour l’économie.

 

À propos de l’alimentation transformée, vous écrivez ceci : « Si les aliments ultra transformés ne sont pas chers, c’est parce qu’ils n’incorporent pas les dépenses qu’ils font supporter à la société ».

JEAN-DAVID ZEITOUN

Bien sûr, et c’est valable pour tous les produits pathogènes. Si on demandait au pétrole de payer pour tout ce qu’il génère de dommage épidémiologique et environnemental, l’effet de marché serait considérable et le rendrait sans doute inabordable. Il y aurait à la fois de la sobriété, de l’efficience et des alternatives propres, les trois règles du genre. On consommerait moins de pétrole, on investirait dans les solutions moins « pétrolivores » et on créerait des alternatives propres. Il en irait de même avec l’alimentation : on mangerait moins, moins de ces produits ultra-transformés et on mangerait autre chose pour revenir à un régime équilibré.

« À assez court terme, c’est toujours plus rentable d’être en bonne santé »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

Après avoir montré comment le politique n’a pas endigué ce suicide de l’espèce, vous formulez trois hypothèses sur l’apathie : réification absolue de la croissance, sacralisation de l’individu et sous-estimation des données épidémiologiques. Pourriez-vous les expliciter ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Ce qui me semble facile à expliquer, c’est comment les leaders politiques n’ont pas empêché le suicide de l’espèce. Ils ont cédé du pouvoir auprès des mauvaises industries et n’ont pas favorisé les bonnes. Pourtant, on peut le faire, comme ils ont fini par le faire avec le tabac. Je ne sais pas pourquoi ils ont cédé mais le livre analyse trois hypothèses. D’abord, ils ont peut-être l’impression que ces risques sont intrinsèques à la croissance, qui sort les gens de la grande pauvreté et donc qu’on ne peut pas s’en passer… Les leaders locaux se rendent toujours compte des dégradations, mais ils se disent que c’est un effet collatéral inévitable.

Ensuite, on a beaucoup mis l’accent sur les individus pour leur donner de la liberté et de l’autonomie. C’est positif et ça part d’une bonne intention, mais quand on le fait en matière de santé, on met la pression sur les individus qui évoluent dans une montagne de risques. C’est à la fois injuste et inefficace. La troisième raison possible, c’est que les décideurs politiques ne se rendent pas compte à quel point c’est mauvais pour la santé et pour l’économie. Par exemple, ils n’incriminent jamais la pollution dans les morts cardio-vasculaires, quand elle représente pourtant 16 % de ces décès. Et à cause de cette lacune, ils se trompent de diagnostic : ils ne se rendent pas compte qu’à assez court terme, c’est toujours plus rentable d’être en bonne santé.

Jean-David Zeitoun / © Astrid di Crollalanza

Le principe pollueur payeur montrant ses limites, voire sa nocivité, la seule solution ne réside-t-elle pas dans une chute importante de la production de biens ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Le livre propose de s’inspirer d’industries qui sont en décroissance : plomb, tabac, alcool et pollution dans certains pays riches, notamment en Europe. À chaque fois, ces problèmes ont été réprimés en s’en prenant à l’offre, en la régulant et en la taxant… Cela n’a pas été fait pour la chimie ou l’industrie agro-alimentaire qui évoluent dans une offre trop libre. Du coup, la pollution chimique est en croissance et les conséquences de la transformation alimentaire aussi. Quand les industriels sont contre un projet, c’est un indice très fiable que ça va diminuer la consommation du toxique. La diminution de la consommation va évidemment aider, mais il y a d’autres mécanismes à enclencher en amont pour amorcer le mouvement.

« On ne vivra pas automatiquement de plus en plus longtemps, et on vivra peut-être même avec de plus en plus de maladies »

Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique

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Une question d’actualité, pour finir. À l’aune de ce que vous dites, est-ce bien raisonnable de mener une réforme des retraites au nom de l’idée selon laquelle « on vit plus longtemps » ?

JEAN-DAVID ZEITOUN

Sans entrer dans l’analyse économique de la réforme, qui n’est pas mon domaine, il y a une donnée claire qui est qu’on ne vivra pas automatiquement de plus en plus longtemps et qu’on vivra peut-être même avec de plus en plus de maladies. Par ailleurs, il est pratiquement impossible de prédire à long terme l’espérance de vie des Français. Il y a des raisons de s’inquiéter, même si nous sommes parmi les moins pires (par rapport à l’Angleterre et aux États-Unis, par exemple). Rappelons qu’aux États-Unis, la chute de l’espérance de vie est nationale, alors qu’elle progresse à New York ou en Californie, ce qui prouve son effondrement dans le reste du pays. Et on ne sait pas ce qui va advenir dans la décennie qui s’ouvre.

Chez nous, le Comité d’orientation de la recherche (COR) ne peut pas avancer ce que les groupes de recherche en épidémiologie ne savent pas. De ce point de vue, le démographe Hervé le Bras a raison de dire qu’on peut reprendre tous les cinq ans les données épidémiologiques pour faire évoluer nos projections, car en l’état de nos connaissances, envisager l’état de santé des Français en 2050 n’est pas sérieux.