Études de philosophie ancienne et médiévale DJIBRIL SAMB NOTES DE LECTURE PAR LE PR KHALIA HAYDARA, PHD UCAD DAKAR-SENEGAL

Outre son intérêt général,  Études de Philosophie ancienne et médiévale (L’Harmattan, 2020) de Djibril Samb revêt, plus particulièrement, une valeur inestimable pour qui se passionne de philosophie ancienne et médiévale. Le titre révèle, d’ores et déjà, le projet de l’auteur qui se propose de revisiter des thèmes fort rares tels que la matière et la substance chez les stoïciens, la notion de plagiat, le statut de l’intellectuel chez Lucien de Samosate, l’Iliade d’Homère, l’approche hippocratique de l’éthique médicale et les rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel chez Marsile de Padoue. Sauvegardant, conformément à sa méthode habituelle, la lettre et l’esprit des textes, Djibril Samb a su proposer de nouvelles interprétations et traductions qui ont servi à résoudre de grandes difficultés d’ordre doctrinal. Il est aussi à noter que le lecteur se rend vite compte que les anciens sont encore d’une actualité insoupçonnable.
SUR LES NOTIONS DE SUBSTANCE ET DE MATIÈRE CHEZ LES STOÏCIENS

Remarquons, tout d’abord, que l’étude des notions de substance et de matière sur laquelle s’ouvre l’ouvrage de Djibril Samb a été éludée par les interprètes modernes qui se sont surtout penchés sur la Morale et la Logique stoïciennes. En abordant la physique, Samb répond à l’exigence doctrinale qui affirme l’unité de la philosophie stoïcienne, malgré le fait que celle-ci soit, traditionnellement, divisée en trois parties (logique, morale, physique). De surcroît, comme l’auteur l’écrit lui-même, «  la Logique et la Morale stoïciennes, séparées de la Physique, qui est comme le foyer irradiant du système, perdent à peu près toute intelligibilité  » (D Samb, 2020, p. 14).   Dans ce chapitre, Djibril Samb s’engage dans une voie rarement prise par les exégètes modernes. Premièrement, il signale la polysémie et la synonymie, souvent ignorées, des notions de substance (ousia) et de matière (hylê). En effet, contrairement à la tradition aristotélicienne qui n’admet aucune synonymie entre substance et matière, chez les stoïciens, le contenu de ces deux notions est identique. De manière plus précise, la substance qui est par définition, et de manière exclusive, un patient (paskon) est de même nature que la matière première (prôtê hylê) entendue, au sens aristotélicien, comme une pure puissance indéterminée à laquelle ne se rapporte aucune des catégories de l’être.Ensuite, Samb parvient à montrer le sens réel de la notion de substance grâce à la nouvelle interprétation qu’il donne du paragraphe 136 du livre 7 de Diogène Laërce, en opposition à E. Bréhier et à V. Goldschmidt. De cette nouvelle traduction, qui jette un jour nouveau sur la notion, il apparaît que la substance ne peut pas se transformer seule, puisqu’elle est inactive, mais que c’est par un mouvement extérieur, initié par Dieu ou le Logos, qu’elle se transforme. En résumé, la réinterprétation des paragraphes 136, 137, 142, et 155 du livre II de Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce permet de résoudre des incohérences apparentes issues des divergences entre les scholiastes. « Avant de proclamer une doctrine absurde, nous avons le devoir d’épuiser toutes les ressources de l’interprétation pour sauver sa cohérence » (D. Samb, 2020, p. 25). Armé de ce principe, Djibril Samb a pu résoudre les incohérences des scholiastes et montrer que la doctrine stoïcienne n’est pas du tout absurde. C’est avec la même habileté que l’auteur des Études de Philosophie ancienne et médiévale va s’attaquer à l’analyse de la notion de plagiat chez les anciens.

LA NOTION DE PLAGIAT DANS L’ANTIQUITE GRECO-ROMAINE

Après avoir appréhendé, avec son acribie coutumière, les notions de substance et de matière, Djibril Samb poursuit avec l’analyse philologique et historique de la notion de plagiat dans l’antiquité gréco-romaine. Il établit, tout d’abord, la notion littéraire d’auteur dans l’antiquité, intimement liée à celle de plagiat, puis examine dûment l’établissement de l’existence du plagiat et répond enfin à la question de savoir quel est le jugement commun que les auteurs anciens portent sur sa pratique. Avant de s’attaquer à ces trois tâches, en bon platonisant, l’auteur s’adonne préalablement à la définition de la notion : « on entend par plagiat toute utilisation usurpatoire d’une œuvre de création, de quelque nature qu’elle soit, telle quelle ou avec des modifications qui n’altèrent pas substantiellement sa forme originale ». (D. Samb, 2020, p.40). Une fois la notion définie, Djibril Samb poursuit son analyse avec la notion d’auteur. Il montre que, contrairement à une opinion traditionnelle, il y avait une volonté manifeste chez les anciens d’être identifiés comme auteurs de leurs œuvres. Cette volonté se retrouve chez des auteurs comme Hésiode, Thucydide, Hérodote, Théognis, Platon, et al.

Ainsi, les anciens avaient une claire conscience de la notion d’auteur et du sens d’un « bénéfice moral ». Cette conscience d’un droit moral de propriété sur leurs œuvres explique certaines attitudes de dénonciation, d’accusation et de réprobation morale qui visent le plagiat. Exempli gratia, dans le livre II de son ouvrage, Histoire, Hérodote accuse certains auteurs grecs de s’être attribués la paternité de la doctrine de l’immortalité de l’âme. Il est, également, à noter les fameuses accusations de plagiat contre Platon formulées par Athénée, sans oublier le larcin grec, célèbre expression qui exprime les reproches que Clément d’Alexandrie fit aux Grecs pour s’être indûment attribués la pensée hébraïque sans en avoir mentionné la source. À la suite de cet intéressant examen de la notion de plagiat qui démontre que les conceptions anciennes de la notion excluent la sanction juridique en se limitant à la dénonciation et à la réprobation morale, Djibril Samb poursuit son investigation dans le champ des intellectuels, en abordant deux ouvrages de Lucien de Samosate consacrés à l’intellectuel à gages ou salarié.

L’INTELLECTUEL À GAGES CHEZ LUCIEN DE SAMOSATE : ELOGES ET CRITIQUES

Du Peri tôn epi mistô sunontôn (sur ceux qui sont aux gages des grands) à l’Apologie, Lucien adopte des positions différentes, pour ne pas dire antithétiques. Dans le premier traité, il condamne, apparemment de manière rédhibitoire, toute forme de travail salarié de l’intellectuel, alors qu’il en fait les éloges dans le deuxième. À l’abord, Djibril Samb note le double impératif qui commande le Peri tôn epi misto sunontôn  :  un aspect dissuasif, prédominant, qui prouve l’engagement de Lucien et un aspect descriptif et réaliste. À suivre le raisonnement de Samb, Lucien commence par examiner et réfuter les raisons qui poussent les intellectuels à rechercher, avec avidité, le gain, au risque de léser la préservation de leur liberté. Selon Lucien, les vraies raisons sont d’ordre psychologique. Il considère, ainsi, le désir du gain facile, des plaisirs illusoires, mais également la vanité comme étant les véritables raisons qui poussent les intellectuels à accepter « leur servitude volontaire » et à adopter cette « conduite ridicule et folle » qui est d’aliéner leur liberté.

Après ce discours dissuasif, Lucien peint la vie de l’intellectuel à gages dans une approche très négative. Il le décrit dans une situation de dépendance psychologique totale dans laquelle il perd et son authenticité et sa sagesse. Comme l’écrit si bien Djibril Samb, le parcours de l’intellectuel à gages est « un processus de déchéance continu qui commence par l’espoir et se termine dans le désespoir et le repentir » (D Samb, 2020, p. 75). En d’autres termes, sa vie connaît une dégradation progressive marquée par une fin malheureuse. Néanmoins, dans l’Apologie, Lucien adopte une position totalement différente de celle que nous venons de voir dans le Peri tôn epi mistô sunontôn. Non seulement les arguments du premier jurent avec ceux du second, car l’Apologie fait l’éloge de la mission publique de l’intellectuel, mais encore, c’est la vie ultérieure de Lucien qui contredit totalement le Peri tôn epi mistô sunontôn. Car, comme le note Samb, sur le tard, il s’engagea comme fonctionnaire de l’empire en Egypte, sous le règne de Commode.  C’est ce qui fait de l’Apologie un discours de défense dont le but est de lever les accusations portées contre Lucien. Celui-ci était accusé en effet d’incohérence et de duplicité L’auteur du commentaire de l’Apologie trouve que les arguments de celui-ci sont remarquables et étonnamment modernes. Lucien fait les louanges de l’intellectuel public qui, contrairement à l’intellectuel privé, se consacre au bien public tout en gagnant sa vie ; il s’occupe des affaires de l’État et n’est au service d’aucun particulier. Autrement dit, il s’agit d’un honnête homme, travailleur, utile à la société et à ses concitoyens. Après avoir conclu le commentaire sur les deux ouvrages de Lucien de Samosate, Djibril Samb se tourne vers l’étude de la déontologie des médecins hippocratiques.

APPROCHE HIPPOCRATIQUE DE L’ETHIQUE MEDICALE

Dans ces pages, le projet de l’auteur consiste à examiner tout d’abord le Serment d’Hippocrate, puis les Traités éthiques, injustement négligés et pourtant si fondamentaux. Demeurant fidèle à sa méthode herméneutique, Djibril Samb commence par une approche conceptuelle et définit, d’emblée, en les distinguant, deux notions souvent confondues  : la morale et l’éthique. Puis, il précise que s’interroger sur l’éthique médicale revient à s’interroger sur « la valeur du bien et du mal dans la pratique médicale, sur le fondement ultime de cette valeur et sur les règles qui la sous-tendent ». (D. Samb, 2020, p. 95-96) Ces précisions faites, l’auteur poursuit avec une analyse profonde du Serment d’Hippocrate.

Selon son commentaire, le Serment renferme cinq types d’engagement  que tout médecin de profession doit nécessairement observer  :
1) Traiter son maître avec la plus haute considération, celle due au père,
2) témoigner à son patient respect et affection, tout en sachant que la fin de la profession médicale est l’intérêt et le service du malade,
3) être d’une moralité infaillible,
4) placer l’intérêt ou l’utilité du malade dans la position de « fin » de l’activité médicale,
5) respecter les exigences du secret médical. Quant aux Traités éthiques, ils revêtent un aspect très descriptif et réaliste.

Les médecins hippocratiques y évoquent différents aspects éthiques de leur profession. Bien qu’ayant choisi d’examiner à part le Serment, Djibril Samb précise que celui-ci est, en quelque sorte, une introduction à ces Traités. Samb les appréhende de manière thématique. Il aborde, en premier, le traité sur la Loi, ensuite le traité relatif au Médecin et enfin les traités relatifs à la Bienséance et aux Préceptes. Dans le traité sur la Loi, les médecins hippocratiques émettent le souhait d’une organisation légale de la médecine.  Celle-ci doit être sous-tendue par des règles déontologiques précises. Celui sur le Médecin donne un profil précis de ce dernier. Rien n’est négligé : sa conduite, sa mise, jusqu’au parfum qu’il doit porter, tout est soigneusement décrit dans ce traité. Le traité sur la Bienfaisance affine le portrait du médecin en le décrivant comme une personne qui fait preuve d’urbanité, qui a de la pudeur et de la retenue.

Djibril Samb termine son analyse de l’Éthique hippocratique avec les Préceptes qui pourraient bien être, selon lui, «  pseudo-hippocratiques  ». Dans les Préceptes, l’accent est mis sur l’importance de l’expérience et de sa relation avec le raisonnement. L’expérience, dans la pratique médicale, doit toujours prévaloir sur le raisonnement probable. Avant de se tourner vers le dernier chapitre de son ouvrage qui porte sur un grand auteur médiéval, Marsile de Padoue, c’est en toute beauté, avec une plume touchante et un style quasi poétique que Djibril Samb, conclut l’Éthique hippocratique : « l’enseignement le plus profond des Traités, qui déborde – ô combien ! –  la pratique médicale, est que l’- Humain, c’est-à-dire son bonheur, constitue le critère et la valeur suprême, le Bien, la fin que doit rechercher toute activité. C’est là un enseignement à garder toujours présent à l’esprit. En effet, parce qu’ils placent l’Humain au centre de leurs préoccupations professionnelles, même les plus immédiates, même les plus prosaïques, les médecins hippocratiques me semblent si proches de nous : ils ne parlent pas seulement de nous, ils nous parlent comme des frères compatissants ».

LE PRIMAT ABSOLU DU TEMPOREL DANS LE DEFENSOR PACIS DE MARSILE DE PADOUE

Samb démarre ce chapitre en faisant une remarque importante sur le monde médiéval, notamment qu’il est marqué par « l’union des deux glaives spirituel et temporel ». Ce qui explique le contexte historique du Defensor Pacis qui a vu le jour lors des luttes, pour le contrôle du pouvoir politique, entre le Pape Jean XXII et l’empereur Louis de Bavière. En vérité, le projet de l’auteur du Defensor Pacis est clairement décliné : il s’agit pour lui d’assurer le triomphe de l’empereur dans la querelle qui l’oppose à la papauté. Ce qui nécessite de découvrir et de ruiner la cause particulière des discordes, inconnues des anciens philosophes, et notamment d’Aristote. Cette cause résulte principalement de l’opinion erronée des évêques romains qui veulent assurer la direction temporelle suprême de la communauté politique et de leur « désir pervers » de gouverner.  Ainsi, Marsile sera accusé de mettre en cause le sens même de l’Église en tant qu’institution, ce qui n’est pas totalement faux, à suivre le raisonnement de Samb.

En effet, en commentant le second chapitre du livre de Marsile, Samb note l’intention manifeste de l’auteur de déprécier l’aspect institutionnel de l’Église. Pourtant, quand il analyse le temporel, il l’aborde dans son sens le plus « institutionnel ». Précisons, avec Samb, que la critique des prétentions temporelles de l’ecclésiologie prend pour cible la plenitudo potestatis revendiquée par le Pape.  À travers une argumentation largement analysée par Samb dans son commentaire, Marsile démontre que la plenitudo potestatis ne doit en aucun cas être appliquée aux prêtres, ni même à l’Église en tant qu’institution, puisqu’elle s’applique uniquement au Christ et à Dieu. D’où le besoin, pour le Padouan, de définir sa propre ecclésiologie qui sera fondée sur un constat primordial, à savoir que le Christ s’est exclu lui-même de toute charge temporelle. Une fois la lecture de l’œuvre de Djibril Samb achevée, le lecteur s’étonne inévitablement de la modernité des anciens comme des médiévaux. Ces derniers parlent non seulement de nous, mais ils nous parlent comme si nous étions leurs contemporains. La modernité de Lucien de Samosate, des médecins hippocratiques, ou de Marsile de Padoue ne peut pas laisser le lecteur indifférent. À cela, il faut ajouter la rigueur et l’acribie du commentateur qui, bien qu’ayant introduit de nouvelles interprétations et ouvert de nouvelles perspectives, n’en respecte pas moins l’esprit et la lettre des textes.

KHALIA HAYDARA, PHD
ENSEIGNANTE-CHERCHEURE faculté DES LETTRES/ UCAD DE DAKAR
Fondatrice et présidente de l’association « Les Oliviers »

 

 

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