Étienne Klein : “Le risque est devenu le symptôme d’un dérèglement général à corriger”

Le travail sur le risque est important. On ne  peut agir sans intégrer le concept de risque. Les assurances sont celles qui utilisent le plus ce concept et on peut inégrer les banques etc . Dans toute activité, il y a une part de risque mais comment réduire la part de risque ?  PBC

Peut-on vivre sans risque ? Qu’est-ce qu’un risque inacceptable ? Pourquoi passons-nous une partie de notre existence a` provoquer le risque, et une autre a` le fuir ? A` ces questions e´ternelles, cet ouvrage apporte des re´ponses nouvelles, en me^lant les voix de ceux qui pensent le risque, et de ceux qui s’y exposent. Il propose une se´rie de re´flexions incarne´es sur le concept de risque, me^lant apport philosophique et re´cits d’expe´riences ve´cues.

Avec Étienne Klein, Claude Alphandéry, Bartabas, David Le Breton, Laurence Devillairs, Tobie Nathan, Sven Ortoli et des extraits de Anne Dufourmantelle.

Bartabas : “Je prends le risque de laisser le cheval s’exprimer”

La Rédaction publié le 10 avril 2023 3 min

Parmi les contributeurs de notre ouvrage collectif Méditations sur le risqueil y a un homme qui a fait du risque un art : Bartabas, grande figure des spectacles équestres et désormais également essayiste. Dans cet extrait, il nous explique pourquoi travailler avec des chevaux est risqué… mais pas dangereux.

J’associe le risque à la fragilité. Elle est ce qui caractérise notre travail, au théâtre équestre Zingaro. Le spectacle vivant est éphémère par nature, et travailler avec des chevaux induit une fragilité particulière. Ce sont des êtres qui ne sont pas conscients de la finalité de leur travail : ce que veut dire le spectacle, son thème, l’enjeu d’un soir de première, vous pouvez l’expliquer à des humains. À des chevaux, non. Toute l’histoire de Zingaro est placée sous le signe du risque, dans la mesure où nous avons choisi un chemin que personne n’avait foulé avant nous. J’étais à la recherche d’une aventure originale, je dirais même originelle, puisque les chevaux ont été à l’origine de mon destin. J’ai vécu cette aventure comme une évidence. Prendre un risque consiste à faire un choix. Or, pour moi, il n’y avait pas d’alternative : ce serait comme ça ou pas du tout.

Nous misions tout notre avenir sur le fait de travailler avec des chevaux et nous nous étions fixé une exigence : respecter l’intégrité physique et psychologique des animaux. On leur doit d’autant plus de respect, d’amour et d’attention qu’ils n’ont pas choisi d’être là. Je dis souvent que nous sommes une compagnie mi-hommes, mi-chevaux, sauf qu’il y a une grande différence d’implication. Les humains sont là par choix. Leurs motivations sont d’ailleurs très variées : certains veulent entrer à Zingaro pour le style de vie, d’autres pour travailler avec moi, d’autres pour côtoyer des chevaux, d’autres pour le spectacle.

C’est une donnée de départ qu’il ne faut jamais oublier et qui était source d’un risque très concret. Entretenir des chevaux coûte cher, surtout si on veut le faire bien. Pendant des années, nous ne nous sommes pas versé de salaire. Pour dire les choses de manière plus crue, les chevaux étaient mieux logés que nous. Mais le risque économique n’est pas l’essentiel, je suppose qu’il existe dans tout métier. Dans l’histoire de Zingaro, chaque spectacle a toujours été un pari – une autre idée associée au risque. Avec notre façon de fonctionner, pratiquement en autofinancement puisque 80 % de nos moyens proviennent des recettes, l’avenir de Zingaro était remis en jeu à chaque spectacle. Si l’un d’eux n’avait pas eu de succès, je ne suis pas sûr que nous aurions pu faire le suivant.

Souvent, j’emploie moi-même cette expression : « Je fais une équitation à risque. » Certains comprennent « une équitation dangereuse », parce qu’ils pensent au risque d’accident. Ce n’est pas du tout ça : je prends le risque de laisser le cheval s’exprimer. J’y vois l’aboutissement de la confiance mutuelle dans le rapport entre l’homme et l’animal (…). S’exprimer ne veut pas dire faire n’importe quoi. Nous avons appris ensemble, nous nous sommes éduqués l’un l’autre pour présenter un air d’école et, le moment venu, je laisse le cheval le faire à sa manière – quitte à ce qu’il se dévarie un peu, voire échoue complètement.

Le risque est une notion à la fois économique, politique et existentielle, qui a pris toute son ampleur au XIXe siècle. Considéré comme acceptable en ce temps-là, car lié au développement du progrès, le risque s’est peu à peu coloré négativement au point de qualifier une exposition désormais illégitime. Dans la préface au livre Méditations sur le risquequi paraît aujourd’hui chez Philosophie magazine Éditeur, Étienne Klein revient sur cette métamorphose. En voici un extrait.

[…] Le 8 mai 1842 se produisit à Meudon la première grande catastrophe ferroviaire en France, un train allant de Versailles à Paris dérailla dans cette commune. Le bilan fut terrible : officiellement cinquante-cinq morts (sans doute beaucoup plus en réalité), dont l’explorateur Jules Dumont d’Urville et sa famille, et plus de cent cinquante blessés. Un débat s’empara aussitôt de la presse à propos des risques engendrés par ce nouveau mode de locomotion qu’était le chemin de fer.

Pour le Journal des débats politiques et littérairesle drame de Meudon était « l’un de ces accidents exceptionnels, inouïs, mais dont les populations ne devraient pas s’effrayer outre mesure, puisque le progrès technique et des précautions supplémentaires devraient permettre de les éviter ». Partageant la même foi dans le progrès, le Journal de Rouen se voulut lui aussi rassurant : « Le malheur de Meudon, quelque intense et considérable qu’il soit, ne peut et ne doit pas dégoûter des chemins de fer. Il fera prendre plus de précautions, et l’on déduira d’importants enseignements des circonstances même de la catastrophe. »

Quant à Lamartine, alors député, il termina son discours du 11 mai 1842 à la Chambre par ces mots :

« Quelque profonde que soit la sympathie de la Chambre pour ces tristes catastrophes, elle ne doit pas se décourager ni laisser décourager le pays. La civilisation a aussi ses champs de bataille : il faut que des hommes y tombent pour faire avancer les autres. »

Et, évoquant les victimes de la tragédie, il conclut ainsi : « Plaignons-les, plaignons-les, mais marchons. » En somme, l’idée de progrès était alors considérée comme à la fois consolante et sacrificielle, ainsi qu’Emmanuel Kant l’avait déjà noté dans son ouvrage Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) : elle aide à supporter les malheurs du présent en annonçant pour nos enfants un futur meilleur, mais, telle une omelette, elle réclame qu’en son nom on casse des œufs.

On imagine mal aujourd’hui un représentant du peuple soucieux d’être réélu tenir pareils propos après une catastrophe d’ampleur équivalente, ou même bien moindre… Car notre rapport au risque s’est complètement inversé : il n’est plus perçu comme le prix à payer pour faire advenir le mieux, mais plutôt comme le symptôme d’un dérèglement général à corriger, voire comme l’annonce tangible des apocalypses futures. Il faut dire que l’avenir se dit désormais dans les mots les plus sombres, au point que d’aucuns se prennent à rêver que nous avancions vers l’arrière. L’idée même de progrès semble avoir fait naufrage, comme si l’humanité se considérait désormais en route pour l’abîme – ou plutôt en déroute.

Il suffit pour s’en persuader de compter les occurrences : le mot « progrès » a quasiment disparu des discours publics, remplacé par « innovation ». Deux synonymes, pourrait-on objecter. Erreur. À y regarder de plus près, on constate en effet que les discours sur l’innovation se détournent radicalement de la rhétorique du progrès. Il faut innover à tout prix, nous serine-t-on. Non pour inventer un autre monde, ce qui serait un objectif exaltant, mais pour empêcher le délitement de l’actuel, ce qui est nettement moins grisant. Comme si nous étions devenus incapables d’expliciter un dessein commun à la fois attractif et crédible. Crédible, il n’est pas attractif. Attractif, il n’est pas crédible.

De fait, la rhétorique de l’innovation s’appuie sur l’idée d’un temps corrupteurqui abîme les êtres et les situations. Tout en brandissant l’étendard de la nouveauté, elle ne vise qu’à conserver l’état des choses, en aucun cas à le bouleverser. Or une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour qui le temps est au contraire constructeur et complice de notre liberté – à condition, bien sûr, que nous fassions l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur. Aujourd’hui, nous n’accordons plus au temps de telles vertus, peut-être parce que les vérités de sciences ne nous consolent plus. Apportant leur lot de mauvaises nouvelles, notamment à propos du climat et de l’environnement, elles nous désenchantent plutôt, ou bien nous inquiètent.

Dans un tel contexte, l’idée même de risque devient plus difficilement acceptable, dès lors que nulle philosophie de l’histoire ne vient plus la justifier ou lui donner un sens. Notre société en est ainsi venue à viser une sécurité maximale : elle tente de réduire autant que faire se peut les risques qui y sont encourus. Mais cette recherche d’un accroissement permanent de la sécurité implique des innovations qui elles-mêmes induisent de nouveaux risques, engendrant ainsi une dynamique sans fin.

https://www.philomag.com/articles/etienne-klein-le-risque-est-devenu-le-symptome-dun-dereglement-

Bartabas : “Je prends le risque de laisser le cheval s’exprimer

Parmi les contributeurs de notre ouvrage collectif Méditations sur le risqueil y a un homme qui a fait du risque un art : Bartabas, grande figure des spectacles équestres et désormais également essayiste. Dans cet extrait, il nous explique pourquoi travailler avec des chevaux est risqué… mais pas dangereux.

© Philosophie magazine Éditeur

 

J’associe le risque à la fragilité. Elle est ce qui caractérise notre travail, au théâtre équestre Zingaro. Le spectacle vivant est éphémère par nature, et travailler avec des chevaux induit une fragilité particulière. Ce sont des êtres qui ne sont pas conscients de la finalité de leur travail : ce que veut dire le spectacle, son thème, l’enjeu d’un soir de première, vous pouvez l’expliquer à des humains. À des chevaux, non. Toute l’histoire de Zingaro est placée sous le signe du risque, dans la mesure où nous avons choisi un chemin que personne n’avait foulé avant nous. J’étais à la recherche d’une aventure originale, je dirais même originelle, puisque les chevaux ont été à l’origine de mon destin. J’ai vécu cette aventure comme une évidence. Prendre un risque consiste à faire un choix. Or, pour moi, il n’y avait pas d’alternative : ce serait comme ça ou pas du tout.

Nous misions tout notre avenir sur le fait de travailler avec des chevaux et nous nous étions fixé une exigence : respecter l’intégrité physique et psychologique des animaux. On leur doit d’autant plus de respect, d’amour et d’attention qu’ils n’ont pas choisi d’être là. Je dis souvent que nous sommes une compagnie mi-hommes, mi-chevaux, sauf qu’il y a une grande différence d’implication. Les humains sont là par choix. Leurs motivations sont d’ailleurs très variées : certains veulent entrer à Zingaro pour le style de vie, d’autres pour travailler avec moi, d’autres pour côtoyer des chevaux, d’autres pour le spectacle.

C’est une donnée de départ qu’il ne faut jamais oublier et qui était source d’un risque très concret. Entretenir des chevaux coûte cher, surtout si on veut le faire bien. Pendant des années, nous ne nous sommes pas versé de salaire. Pour dire les choses de manière plus crue, les chevaux étaient mieux logés que nous. Mais le risque économique n’est pas l’essentiel, je suppose qu’il existe dans tout métier. Dans l’histoire de Zingaro, chaque spectacle a toujours été un pari – une autre idée associée au risque. Avec notre façon de fonctionner, pratiquement en autofinancement puisque 80 % de nos moyens proviennent des recettes, l’avenir de Zingaro était remis en jeu à chaque spectacle. Si l’un d’eux n’avait pas eu de succès, je ne suis pas sûr que nous aurions pu faire le suivant.

Souvent, j’emploie moi-même cette expression : « Je fais une équitation à risque. » Certains comprennent « une équitation dangereuse », parce qu’ils pensent au risque d’accident. Ce n’est pas du tout ça : je prends le risque de laisser le cheval s’exprimer. J’y vois l’aboutissement de la confiance mutuelle dans le rapport entre l’homme et l’animal (…). S’exprimer ne veut pas dire faire n’importe quoi. Nous avons appris ensemble, nous nous sommes éduqués l’un l’autre pour présenter un air d’école et, le moment venu, je laisse le cheval le faire à sa manière – quitte à ce qu’il se dévarie un peu, voire échoue complètement.