Selon plusieurs théories qui semblent défier le temps, la raréfaction du poisson et l’immigration clandestine ont un dénominateur commun : les accords pêches, perçus comme une caution au pillage des mers. Ingénieur de pêche et par ailleurs Chef de la division sécurité des pêcheurs artisans, Mamadou Lamine Diop démonte pièce par pièce ces clichés qui ont la peau dure. Selon lui, le Sénégal a besoin des accords de pêche pour des raisons économiques et pour la préservation des ressources halieutiques. Dans cette interview accordée à Seneweb, M. Diop a également listé ses attentes par rapport aux assises du secteur de la pêche annoncé par le Président de la République Bassirou Diomaye Faye.
Depuis le 17 novembre, le Sénégal a mis fin aux accords de pêche avec l’Union Européenne. Certains jubilent en disant que nos côtes n’ont jamais été aussi poissonneuses. Vous, en tant que technicien, comment appréciez-vous cette décision avec le recul ?
Merci beaucoup, encore une fois, d’avoir bien voulu nous accueillir et nous poser des questions par rapport à ce sujet. C’est le code de la pêche en son article 27 qui prévoit les accords de pêche comme mesure de gestion de la ressource halieutique. Comme j’ai l’habitude de dire, le Sénégal a besoin de ces accords de pêche et pour le démontrer, il faut refaire l’historique.
Avant l’Union Européenne, on signait des accords de pêche avec la Russie. Pratiquement, tous les accords ont porté sur le petit pélagique, c’est-à-dire la sardinelle, le chinchard, le maquereau. Mais aussi les espèces benthiques qui sont au fond, comme le merlu et le thon qui est aussi une espèce de surface. Les accords ont toujours porté sur ces espèces.
Maintenant, il faudrait comprendre la particularité de ces espèces pour pouvoir comprendre pourquoi il nous faut ces accords. Si on prend le cas du thon, c’est une espèce migratrice qui va traverser le Sénégal du nord au sud. Le thon est aussi encadré par une organisation internationale qu’on appelle l’ICCAT (la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique), qui distribue des quotas. Chaque pays dispose d’un quota.
Donc, ce qu’il faut comprendre par rapport aux accords de pêche de thon, c’est que le Sénégal ne commercialise pas le thon, il loue juste son espace maritime. Ce que je veux dire par là, c’est que le thon que l’Union Européenne vient pêcher ici, c’est son quota. Qu’il le pêche en Mauritanie, qu’il le pêche en Gambie, qu’il le pêche en Guinée, c’est son quota. Maintenant, pour vous prouver que le Sénégal perd des milliards dans ce sens en suspendant ces accords. Avec les données satellitaires à travers la télédétection, ils (l’UE) peuvent suivre le banc, connaître la biomasse, connaître la quantité.
Et le banc a tendance à migrer, selon la saison…
Le banc quitte le nord pour aller vers le sud, selon la saison et la température de l’eau.
Quelle est la température idéale pour ces espèces ?
En fait, ça dépend des espèces. Si on prend le cas du merlu, qui est une espèce benthique, il est beaucoup plus exigeant par rapport à la température comparé à la sardinelle. Ce que je veux dire par là, c’est que c’est un réseau trophique, une chaîne alimentaire. Le début de la chaîne alimentaire, c’est le phytoplancton. Pour que le phytoplancton puisse se développer, il y a une température adéquate. Maintenant, ça dépend des espèces, mais ça va tourner entre 15 et 35 degrés. Il faut savoir aussi qu’il y a des températures de reproduction et tout ça. C’est en tenant compte de tous ces paramètres que le thon traverse le pays.
L’Union Européenne, à travers les données satellites, peut rester en Europe, voir le banc, c’est-à-dire le poisson qui traverse le pays, voir la quantité et la vitesse de déplacement. Donc, si on n’octroie pas d’accord de pêche, actuellement, ils ont signé avec la Mauritanie. Ils l’attendent en Mauritanie. Il savent également à quel moment le banc a quitté le nord et le centre du Sénégal pour rentrer en Gambie. Ils l’attendent en Gambie [avec qui ils ont signé des accords] pour le pêcher là-bas. Après ils vont l’attendre en Guinée. Qui va perdre ? Le Sénégal !
Prenons maintenant le cas du Merlu, c’est une espèce de benthique qui vit carrément au fond.
A quelle profondeur ?
Son habitat est au minimum entre 150 et 1000 mètres de profondeur. Les données de l’État du Sénégal montrent que 80% des débarquements sont fournis par la pêche artisanale. Rien qu’en se basant sur cela, on devrait signer des accords de pêche. Je vous explique. La pêche artisanale fournit 80% des débarquements et la pêche industrielle environ 20%. Ceux qui fournissent 80% de la ressource n’ont pas de matériel qui peut leur permettre de pêcher à 50 mètres de profondeur. Quand il s’agit de filer, je ne parle pas de la pêche à la ligne. De Cap-Skirring à Saint-Louis, il n’y a que à Yoff que vous verrez des pêcheurs de thon.
Aujourd’hui, je suis le chef de division. Mais j’ai été chef de bureau chargé de la coordination des inspections. J’ai été en patrouille avec l’armée de l’air sénégalaise et l’armée française et la remarque est qu’il n’y a pas de pêcheur artisan qui s’activent au-delà de 100 km de nos côtes. Il n’y en a pas !
Qu’en est-il des industriels ?
Même les industriels ! Au-delà de 100 km de nos côtes, vous ne verrez pas de bateau, vous ne verrez pas de navire. Restons carrément sur la pêche artisanale puisqu’elle fournit 80% de nos débarquements. Si ceux qui donne 80% de nos débarquements n’arrivent pas à pêcher au-delà de 100 km de nos côtes et qu’ils n’arrivent pas à pêcher à 50 mètres de profondeur, on peut s’imaginer que ceux qui font 80% de nos débarquements n’ont même pas accès à 10% de la ressource.
Aujourd’hui, que ce soit le thon, que ce soit le petit pélagique, la sardinelle, le maquereau et tout ça, ils font aussi bien des migrations verticales que des migrations horizontales. Faites une enquête, vous verrez que partout au Sénégal, on pêche la sardinelle la nuit. Vous savez pourquoi ? Parce que la nuit, la température devient beaucoup plus clémente, le poisson
remonte. Les pêcheurs sénégalais ne pêchent pas la sardinelle après la levée du soleil. Parce que la température augmente, l’eau devient chaude et le poisson va au fond.
Je peux comprendre qu’ils disent que la contrepartie financière versée par l’Union Européenne est très dérisoire. Ça, je peux comprendre.
1,7 million d’euros par an c’est quand-même dérisoire…
Oui ! Mais, suspendre carrément et définitivement les accords, je pense que ce n’est pas une bonne solution.
Et qu’est-ce que vous suggérez ?
Il y a beaucoup d’alternatives. Premièrement, je pense qu’on peut penser à concevoir et administrer des accords vraiment efficaces. C’est possible ! Parce qu’aujourd’hui, ne pensons pas que nous protégeons mieux nos eaux que l’État mauritanien qui signent des accords de pêche. Donc, de mon point de vue, il faudrait qu’on pense à signer des accords de pêche peut-être dans des conditions plus avantageuses. Mais il faudrait aussi qu’on pense à avoir un armement national.
Dans ce sillage, Fadel Barro disait de manière assez caricaturale qu’au Sénégal on n’exporte pas des produits halieutiques, on vent la mer. Qu’est-ce que l’État devrait faire pour renverser cette tendance ?
On aurait pu faire de sorte que non seulement on exploite nous-mêmes nos eaux, transformer les ressources halieutiques et les exporter. On aurait pu faire de sorte aussi qu’on soit les leaders dans la sous-région. Qu’on soit en Guinée. Parce que par rapport à leur port de pêche, il y a beaucoup de bateaux qui ne peuvent pas débarquer là-bas. Qu’on soit les leaders en Afrique de l’Ouest. Que nos navires puissent demander des licences dans la sous-région et venir débarquer ici. Et que les Européens viennent ici acheter des produits transformés. Cela aurait pu donner de l’emploi aux jeunes.
On doit travailler à avoir nos navires sénégalais qui vont pêcher pour le Sénégal. Qu’on se dote des navires nationaux -comme Dakar Dem Dikk (transport routier ) et Air Sénégal (transport aérien)- qui vont pêcher toutes ces espèces-là en haute mer qu’on arrive pas à pêcher. Et qu’il y ait des usines ici à terre qui vont nous aider à la transformation. Puis à l’exportation. Il fut un temps, on avait ce qu’on appelle des bateaux ramasseurs. C’étaient des industriels qui allaient au nord à Guet Ndar. Ils embarquent les pêcheurs et leurs pirogues à bord de leurs navires pour aller pêcher carrément au sud vers le Sierra Leone, en Guinée Bissau, Guinée Conakry… Ils restaient là-bas trois mois, pendant une saison. Après ils revenaient ici débarquer.
On aurait pu reprendre le même phénomène mais différemment. Qu’il y ait des industriels, des armements ici au Sénégal qui vont embarquer ces pêcheurs artisans pour les emmener au-delà de nos 100 km de côte. Là où ils ne peuvent pas accéder eux-mêmes. Ce sont des schémas qu’on a eu à développer et que les techniciens ici connaissent très bien.
L’ancien directeur Abdoulaye Diouf de la direction des industries de transformation de la pêche (DITP) a récemment donné son point de vue sur la question [des accords de pêche] mais les commentaires sur les réseaux sociaux étaient très désobligeants. Quand vous regardez les commentaires, vous comprenez que la plupart de ces gens-là non seulement ne maîtrisent pas le sujet, mais ne parlent pas d’aspect technique ou d’aspect économique. Essayez de faire un micro-trottoir. Vous demandez aux populations sénégalaises, c’est quoi les accords de pêche. Ils vous diront que ce sont des autorisation qu’on donne aux occidentaux afin qu’ils viennent ici piller nos eaux.
Ils ne savent pas que les espèces qu’ils viennent prendre, nous on ne peut pas les exploiter parce que nous n’en avons pas les capacités. Nos techniques de pêche sont carrément rudimentaires. Aussi bien dans la pêche artisanale que celle dite industrielle.
Qu’est-ce qu’il faudrait pour les mettre à niveau ?
D’abord pensez à semi-industrialiser le secteur. Le secteur est resté à l’artisanal depuis 1960 et il est de plus en plus affaibli par l’immigration clandestine. Quand vous partez au nord, les embarcations pour qu’elles soient opérationnelles, il faudrait au minimum qu’il y ait 30 à 35 personnes à bord. Aujourd’hui on n’arrive même pas à embarquer 20 personnes. Donc il faudrait qu’on pense à semi industrialiser, que ces embarcations puissent disposer de treuils qui vont remplacer les bras forts. Industrialiser automatiquement les 20 000 embarcations au niveau national, ça risque d’être compliqué. Mais semi industrialiser c’est carrément possible.
Le véritable problème c’est que la plupart de ces personnes qui sont embarquées dans ce type de pêche c’est parce que c’est des gros bras. Quand vous n’avez pas de gros muscles vous n’êtes pas embarqués. Aujourd’hui la majeure partie de ceux qui avaient ces gros muscles sont partis en immigration clandestine. Ces embarcations de pêche de pélagiques manquent de main-d’œuvre. Donc aussi bien ces embarcations que les autres types de pêche, il faudrait qu’on pense à semi-industrialiser pour les mettre à niveau. Ça c’est indispensable.
Maintenant pour revenir sur la question des accords, il faudrait pour mieux les comprendre faire l’historique. Avant on avait des accords avec la Russie. L’Union Européenne, avec ses médias, a fini par diaboliser tout le monde. Diaboliser les Russes, les Chinois pour venir nous demander de signer des accords à des prix dérisoires. C’est ça qu’on aurait dû refuser et non les accords en tant que tels. Ces accords nous permettent de gérer la ressource.
Comment ? Expliquez-nous ?
Revenons sur une de ces espèces, le merlu. C’ est une espèce carnivore. On sait que dans une chaîne alimentaire, si les prédateurs sont supérieurs aux proies, ça pose problème. Maintenant les prédateurs ne sont pas exploités. Ce qui est plus intrigant c’est que sur le terrain, nos pêcheurs artisans qui ont des filets qui s’activent entre 25 et 30 mètres de profondeur, les prennent en prise accessoire. Cela veut dire que le merlu est en train de quitter son habitat naturel pour aller dans d’autres habitats. Et ça c’est une surpopulation qui le fait d’habitude.
C’est sûr que c’est une étude qui peut le confirmer. Mais, ce qui est certain c’est qu’une surpopulation fait que les poissons quittent leur habitat naturel. D’où l’importance de renforcer la recherche dans ce pays. La migration de ces espèces pélagiques doit être étudiée.
Ce que je veux dire par là, c’est que si on laisse les prédateurs se développer, ça aura une répercussion sur la ressource. C’est scientifique. C’est une chaîne alimentaire. Quand les prédateurs sont supérieurs ou égales aux proies, ça va causer des problèmes.
Est-ce que vous pensez que l’État central a toutes ces informations en sa possession ?
En tout cas, ils sont entourés de techniciens. J’en connais beaucoup. Cependant, le nouveau régime a hérité d’une patate chaude. En fait, le secteur qui est très technique, n’a jamais été confié à des techniciens. On l’a toujours donné comme cadeau à des politiciens. Ce qui fait que pendant presque 50 ans, nous avons traîné ce problème.
Vous sentez que les choses sont en train de bouger présentement ?
Non ! Et ce qui prouve que les choses ne bougent pas c’est qu’après la suspension des accords de pêche, on devait passer à l’évaluation. On ne suspend pas pour suspendre. Par respect même à ceux qui avaient octroyé ces licences, il fallait faire une évaluation. Ils ne les avaient pas octroyées pour faire plaisir à l’Union Européenne mais parce qu’ils avaient senti qu’il y avait une nécessité.
Et tel qu’on les entend parler, vous entendez de gauche à droite dire qu’il y a le poisson. Mais posez la question aux dames qui vont au marché. Posez la question aux pêcheurs. Ils vous diront eux-mêmes qu’ils ne voient pas de poisson. Moi, je suis fils de pêcheur, je suis de Gandiol, mes frères sont actuellement à Cap-Skirring.
On va maintenant s’intéresser à l’organisation de la pêche au Sénégal qui fournit au total 53 000 emplois directs et d’un demi-million d’emplois indirects et contribue à hauteur de 3,2% du PIB. Vous ne pensez pas qu’il est impératif aujourd’hui de restructurer le secteur ? Et comment il faudrait s’y prendre ?
Absolument, je pense que c’est un sujet de réflexion. Je pense que la restructuration est impérative, c’est obligatoire. Il y a beaucoup de choses qu’on devrait réorganiser. Il y a beaucoup de cas d’accident du côté des pêcheurs artisans. Il y a trop de moyens rudimentaires qui sont utilisés. Il y a le non-respect des mesures de sécurité. L’État est en train de faire le maximum, de distribuer des gilets, de faire des campagnes de sensibilisation.
Aussi bien pour la pêche artisanale que la pêche industrielle, il faudrait que l’État les réorganise.
Lors du conseil des ministres du 5 mars dernier, le chef de l’État a annoncé des concertations inclusives sur la pêche artisanale. Qu’attendez-vous de ces assises ?
On attend. Et j’espère qu’ils vont se poser les vraies questions. Parce qu’à la limite, c’est aberrant qu’on nous dise aujourd’hui, en 2025, que 80% de nos débarquements sont fournis par la pêche artisanale. Vous savez ce que ça signifie ? C’est que la ressource est là, ce sont nos pêcheurs qui ne peuvent pas la pêcher. Ceux qui fournissent que 80% de nos débarquements n’ont même pas accès à 10% de la ressource. On s’attend à quoi ? Et ça, c’est officiel.
Dans son projet économique, le Pastef a décidé de réserver les eaux territoriales à la pêche artisanale. Ainsi, la surface va passer de 6 000 à 12 000 nautiques, pour que les pêcheurs ne soient plus obligés d’aller chercher du poisson dans les côtes des pays voisins. Et au-delà des 12 milles miles pour les industriels. Qu’en pensez-vous ?
Pour les industriels, passer au-delà des 12 milles nautiques, ce n’est pas possible. Pour la seule et unique raison qu’il y a des embarcations artisanales qui ont une capacité supérieure à certains industriels. Il y a beaucoup d’embarcations industrielles qui ne peuvent s’activer au-delà des 12 nautiques. Si on l’applique il y a des compagnies qui vont fermer boutique parce qu’elles n’ont pas les capacités matérielles pour le faire. Selon le code de la pêche, tout navire ponté est considéré comme une embarcation industrielle. Il y a des embarcations artisanales qui peuvent débarquer 50 tonnes là où certaines embarcations industrielles en débarquent 20.
Propos recueillis par Seneweb