« Attention apocalypse au sens noble signifie Révélation – des concepts forts -la disponibilité mentale, l’affaissement de la production la contemplation des fictions- les feuilletons qui créent des addictions paresseuses…..» P B CISSOKO
La situation est inédite. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et jamais nous n’avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l’humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar.
Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison. Victime d’un pillage en règle, notre esprit est au coeur d’un enjeu dont dépend notre avenir. Ce contexte inquiétant dévoile certaines des aspirations profondes de l’humanité. L’heure de la confrontation avec notre propre nature aurait-elle sonné ?
De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d’échapper à ce qu’il faut bien appeler une menace civilisationnelle. C’est le récit de cet enjeu historique que propose le nouveau livre événement de Gérald Bronner.
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Gérald Bronner: «Je redoute un affaissement civilisationnel»
Le sociologue publie «Apocalypse cognitive», une photographie de l’état du marché de l’information et des contenus, ce flot devenu permanent qui capte notre attention dans une proportion jamais atteinte jusqu’ici dans l’histoire humaine. A quel prix?
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’Université de Paris, il est membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Etant spécialisé en sociologie cognitive, ses recherches portent principalement sur les croyances collectives. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages comme Vie et mort des croyances collectives (2006), La Démocratie des crédules (2013) ou La Planète des hommes. Réenchanter le risque (2014), il publie cette semaine Apocalypse cognitive aux Presses universitaires de France. De façon claire et synthétique, il dépeint ce qu’est devenu ce qu’il nomme le «marché cognitif», ce flot d’informations et de contenus en tous genres qui inonde, en continu, les écrans et capte notre attention dans une proportion jamais atteinte jusqu’ici dans l’histoire humaine. Avec quelles conséquences?
Le Temps: L’expression «apocalypse cognitive» est très forte. Que désignez-vous par là?
Gérald Bronner: Il ne s’agit pas tant d’une catastrophe, mais plutôt d’une révélation. Je me réfère au sens du mot latin «apocalypsis», emprunté lui-même au grec, et signifiant «action de découvrir». L’apocalypse cognitive, c’est ce que les big data révèlent de nous-mêmes: notre immense propension à la peur, au conflit et à la sexualité. Ces «invariants cognitifs» ne sont pas des maux en soi, mais confrontés au monde numérique et à une libéralisation du marché de l’information, ils risquent de nous plonger dans une situation pour le moins indésirable: un affaissement de notre civilisation.
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Vous évoquez la «dérégulation massive du marché cognitif» aujourd’hui. Qu’est-ce que le marché cognitif?
Un marché cognitif est un modèle intellectuel qui, à l’instar du marché économique, décrit des interactions humaines. Sur un marché, plusieurs propositions sont en concurrence et cet effet concurrentiel a des effets structurels sur la nature des produits qui sont proposés. Sur le marché cognitif, il s’agit de croyances, d’hypothèses, d’informations, etc. L’offre va chercher, par effet de concurrence, à s’indexer sur la demande.
Et comme dans tout marché, il y a même une monnaie d’échange…
Oui, cette monnaie d’échange est notre disponibilité mentale.
C’est-à-dire?
L’augmentation considérable de notre disponibilité mentale, dès le XIXe siècle, est un fait majeur de l’histoire de l’humanité. Par disponibilité mentale, il faut entendre le temps de vie auquel on soustrait par exemple le temps de travail, le temps de transport ou le temps biologique. La technologie nous a libérés de nombreuses tâches physiques, de même que l’intelligence artificielle nous libère de tâches cognitives.
La question est donc: que fait-on de ce temps libéré?
Ce temps de cerveau disponible s’évapore dans des contemplations qui peuvent être ludiques ou triviales. L’écran, qui est particulièrement apte à capter notre attention, y participe. Je ne trouve pas cela forcément condamnable, mais si la part de cette évaporation triviale devenait trop importante, cela deviendrait un problème de bien commun. C’est précisément dans la rêverie, dans le temps long, ou encore dans l’ennui que la créativité humaine se loge.
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Qu’est-ce qui caractérise le marché cognitif actuel?
L’augmentation de notre disponibilité mentale a suscité beaucoup d’espoir pour la recherche scientifique, la créativité en général. Cet espoir était sans doute un peu utopique mais personne n’avait imaginé ce qui se passe aujourd’hui, à savoir un alignement de plus en plus net entre toutes les demandes imaginables et toutes les offres disponibles. Cet alignement n’est pas forcément négatif, mais il est en train de constituer un reflet grimaçant de notre humanité que j’appelle l’«apocalypse cognitive».
La peur, la conflictualité, la sexualité ont toujours été des propensions humaines, pourquoi poseraient-elles désormais problème?
Ces invariants sont profondément enracinés dans notre nature. Ils ne posaient pas problème tant qu’ils ne trouvaient pas le moyen de s’exprimer. Ils deviennent envahissants à partir du moment où l’exhibition de la peur, par exemple, n’est plus régulée, et qu’au contraire l’offre d’informations va s’indexer sur ces demandes paranoïaques. Nous voici rentrés dans un monde de peur et de conflictualité incessantes, notamment.
Je me sens rationaliste car je crois que la raison doit à présent être défendue comme un bien commun dans le débat public.
Le marché se révélerait donc incapable de se réguler tout seul, selon vous?
On pensait que la libre concurrence des idées favoriserait les meilleures idées, c’est en tout cas ce qu’estimait Thomas Jefferson, par exemple, l’un des fondateurs de la démocratie américaine. La vérité peut se défendre toute seule, croyait-on. On est en train de découvrir que ce n’est pas le cas. Sur ce marché, ce sont bien les «meilleurs produits» qui s’imposent. Or, «meilleur» ici ne veut pas forcément dire rationnel, mais efficace du point de vue de la réception de nos cerveaux, c’est-à-dire de la demande. Bien sûr, les propositions rationalistes sont encore en concurrence. Mais on se bat comme Léonidas aux Thermopyles.
C’est la première fois dans l’histoire que tous les modèles intellectuels qui prétendent décrire le monde sont proposés en libre concurrence, dites-vous. N’est-ce pas positif ?
D’une certaine façon, si. Pendant longtemps, l’accès au marché public de l’information était régulé par les décideurs. Par exemple, l’offre religieuse était limitée, et même jusqu’à encore récemment, la télévision était exclusivement publique. Après la privatisation et la multiplication de l’offre, internet a parachevé cette dérégulation totale du marché de l’information. Chacun d’entre nous aujourd’hui est un agent sur ce marché de l’information.
Etes-vous pour un retour à une régulation de ce marché?
Oui, même si je suis attentif à ce que cela ne prenne pas une forme liberticide. Mais la dérégulation totale me paraît nous priver de nos libertés bien plus qu’une régulation raisonnable. Cette régulation doit permettre aux propositions intellectuelles les plus solides (notamment en matière de santé publique, par exemple) d’être plus visibles sur le marché cognitif que les produits de la crédulité. En ce sens, je me sens rationaliste car je crois que la raison doit à présent être défendue comme un bien commun dans le débat public.
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Cette libéralisation explique-t-elle l’affaiblissement du rôle des journalistes, des experts académiques ou de toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public?
Evidemment, cela aboutit à un affaiblissement du pouvoir de ces «gardes-barrières», ne serait-ce que statistiquement puisqu’ils dirigent beaucoup moins qu’avant les «jets» d’information. A cela s’ajoute le fait que les professionnels de la diffusion de l’information sont très influencés par les perturbations que l’on trouve sur les réseaux sociaux. Ils sont contaminés par la logique à l’œuvre dans le monde numérique en général. Ils sont de plus en plus évalués au nombre de clics ou de vues.
Comment ne pas baisser les bras?
Je ne suis pas un adepte de la collapsologie. Ma crainte serait éventuellement, je le répète, celle d’un affaissement de notre civilisation. Le seul moyen de nous en prémunir est celui de bien utiliser notre temps de cerveau disponible, ce trésor le plus précieux de l’humanité. Mon livre exprime une inquiétude, mais celle-ci est à mettre en regard de l’espoir qui m’habite. Une chose est sûre, nous vivons un carrefour civilisationnel. Reste à voir quelle sera la route que nous choisirons de prendre.
Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, PUF, 372 pages
https://www.letemps.ch/culture/gerald-bronner-redoute-un-affaissement-civilisationnel
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Il a publié plusieurs ouvrages couronnés par de nombreux prix. Son dernier ouvrage paru est Cabinet de curiosités sociales (collection « Quadrige », Puf, 2020).