Nous sommes confrontés à un monde complexe qui
semble de plus en plus difficile à décrypter et de jour en jour
plus dangereux. Dès lors, renoncer à le comprendre peut
être tentant, abandonnant ces questions à quelques
professionnels hautement spécialisés. Ces derniers se feront
un plaisir de définir un champ clos interdit aux non-initiés
afin de préserver leur situation de monopole. La seconde
tentation, tout aussi regrettable, est la simplification
extrême. La grille de lecture est réduite à deux paramètres
opposés (bien/mal, amis/ennemis, nous/les autres) censés
servir de moyens de compréhension universelle. Le monde
se résume à deux composantes, et il est aisé d’en choisir
une. Il est nécessaire de réaliser que, y compris dans un
monde globalisé, les points de vue peuvent être différents.
Pourtant, parler simplement des affaires mondiales ne
signifie pas nécessairement de les simplifier de manière
excessive, pas plus que le jargon des spécialistes n’est gage
d’intelligence des situations.
Les questions internationales n’échappent pas aux idées
reçues. Penser qu’elles n’encombrent que l’esprit du grand
public, par exemple, en serait une de taille. Elles circulent
également chez les professionnels de la géopolitique, qu’ils
soient responsables politiques, diplomates, officiers,
experts, enseignants, chercheurs ou journalistes. Si parfois
certains les font circuler à dessein parce qu’ils estiment
qu’elles correspondent à leurs convictions ou leurs intérêts,
elles sont la plupart du temps propagées de bonne foi. On
répète ce qu’on a entendu maintes fois et on finit par y
croire. Elles deviennent des évidences dont on ne discute
plus le fondement, de peur d’apparaître comme peu au fait
des réalités à défendre un point de vue qui tranche avec la
majorité. Ces idées reçues sont d’autant plus fortement
enracinées que ceux qui les véhiculent le font souvent en
toute sincérité et sont honnêtement convaincus de ce qu’ils
avancent. On les trouve un peu partout, et pas seulement
sur Internet : journaux, magazines, livres – y compris parmi
les ouvrages érudits – et débats politiques en fourmillent.
Ainsi, il faut éviter un raisonnement binaire qui ferait des
réseaux sociaux le coeur du complotisme et des médias
mainstream une source indubitable de vérité. Il y a des
erreurs et même parfois des manipulations grossières dans
les médias dits « mainstream » qui sont souvent contredites
sur les réseaux sociaux. Très souvent, elles ont l’apparence
du vraisemblable : elles ne sont pas complètement
fantasmatiques, mais semblent relever du bon sens. À force
de les voir circuler, elles se parent de la vertu de l’évidence.
Généralement, elles sont issues d’une réalité à partir de
laquelle se développe un contresens.
J’ai choisi de traiter cinquante idées reçues parmi les plus
répandues sur les affaires mondiales. Après avoir énoncé
l’évidence et les raisons de celles-ci (indiquées en italique
dans une bulle), je me suis efforcé de montrer l’envers du
décor, la réalité qui se cache derrière l’apparence.
Le livre a rencontré son public, ce qui montre que la
volonté de s’informer, et donc de dépasser les idées reçues,
existe. C’est pour cela que nous publions une 11 édition
actualisée. Certaines idées reçues contenues dans les
éditions précédentes ont disparu. C’est bon signe, cela
prouve que la pédagogie fonctionne, que le public s’informe
et fait preuve de sens critique. D’autres, nouvelles, sont
apparues. D’où la nécessité de poursuivre le travail.
e
C’est vrai, je l’ai lu dans un
livre
Le livre est le symbole du savoir et de sa transmission aux yeux
du public. Celui qui en écrit se distingue du simple lecteur. Le
livre représente le fruit d’un travail de longue haleine, mélange
de réflexions et de connaissances approfondies.
À l’heure d’Internet et de la télévision, il conserve un statut et un
prestige particuliers par ce qu’il suppose de références, de
vérifications et de crédibilité scientifique.
Croire que ce qui est dans un livre ne peut qu’être la vérité
est une erreur que font souvent les étudiants ! Combien de
fois ai-je entendu cette phrase venir ponctuer, voire
renforcer leurs démonstrations ? Simplement, les livres ne
sont pas tous des textes neutres se contentant de retracer
les faits et de les resituer dans leur contexte.
L’exemple des manuels d’histoire est intéressant : ils
reflètent très fortement l’idéologie nationale au moment de
leur rédaction. Il suffit de consulter en parallèle d’anciens
livres d’histoire français et allemands – sur la Première
Guerre mondiale, par exemple – pour constater que les
mêmes faits ne donnent pas lieu à la même description, et
encore moins à la même interprétation.
Certes, ces deux
pays se sont considérablement rapprochés, au point qu’il
existe désormais un manuel d’histoire commun dont
l’objectif est de « poser les bases d’une conscience
historique commune chez les élèves allemands et français
». Mais le simple fait que ces deux pays puissent s’entendre
sur leur histoire commune atteste de leur rapprochement
idéologique actuel, et le fait que cette publication conjointe
soit présentée comme une exception montre la difficulté de
l’exercice.
À quand, par exemple, un manuel d’histoire
commun à la France et à l’Algérie ?
En dehors des manuels, il existe bien entendu une
multitude d’essais dans lesquels l’auteur défend une thèse,
prend position, parfois de façon ouverte, mais parfois
également de façon masquée dans le but d’influencer
subrepticement le public en faveur de ses idées, soit parce
qu’il y croit sincèrement, soit parce qu’il a un intérêt à le
faire croire. Les sujets d’apparence plus neutre (économie,
biologie, par exemple) peuvent abriter des thèses
parfaitement engagées. Avant d’ouvrir un livre, il est
recommandé de savoir qui écrit (universitaire, journaliste,
personnalité engagée), d’où il écrit (pays, institution,
époque) et pourquoi (suite à quel événement ou en
prévision de quelles échéances), afin d’en déduire à travers
quelles « lunettes » l’auteur observe la réalité et la
retranscrit pour son lecteur. Celui-ci est en droit d’exiger de
l’auteur qu’il lui fournisse des éléments fiables et vérifiés
(dates, chiffres, noms, etc.). L’analyse ne sera, quant à elle,
jamais parfaitement neutre, quel que soit l’effort
d’objectivité de l’auteur.
Ainsi, tout ce qui est écrit dans les livres, y compris
d’ailleurs dans celui-ci, est contestable. Un lecteur averti en
vaut deux !
Les experts aident à comprendre les événements
Les experts ont acquis au fil du temps une solide connaissance
du domaine sur lequel ils s’expriment. Contrairement aux
journalistes, souvent généralistes, ils se sont spécialisés sur un
sujet bien défini. Ils représentent un savoir particulier et leur
avis est scientifique. Leur statut est une garantie de sérieux et
d’objectivité pour le public.
L’objectivité et la neutralité peuvent-elles exister sur des
sujets aussi sensibles et aussi importants que les relations
internationales ?
Certainement pas !
Un expert peut avoir développé une connaissance
approfondie du sujet sans pour autant être un gage d’objectivité.
L’expertise ne présuppose pas la neutralité.
L’expert peut être soumis à des influences, selon son
parcours personnel, ses origines, les milieux qu’il fréquente,
etc. Tout au plus peut-on attendre d’un expert un point de
vue intellectuellement honnête, et qu’il exprime sa pensée
en fonction d’un raisonnement, fût-il personnel.
Sa scientificité est censée limiter au maximum – mais non pas
empêcher – toute subjectivité.
La question devient plus délicate lorsque des experts
s’inventent des titres universitaires inexistants, des
fonctions fantaisistes (ou se revendiquent de structures au
titre ronflant, qui ne sont en fait que des coquilles vides), à
la seule fin d’impressionner le public et de l’induire en
erreur. Nous sommes là en présence de cas de manipulation
de l’information : l’expert en question va développer un
point de vue faussement objectif et scientifique, alors qu’il
parle au nom d’intérêts privés ou étatiques, auxquels il
adhère par conviction ou tout simplement parce qu’ils
constituent pour lui une source de revenus. Le fait, entre
mille exemples, que des « experts » aient pu affirmer avant
le déclenchement de la guerre en Irak que le pays disposait
d’armes de destruction massive – ce qui était faux mais qui
était censé justifier la guerre aux yeux de l’opinion – montre
que certains ont pour fonction de manipuler l’opinion plutôt
que de l’éclairer. Il faut faire attention aux « intellectuels
faussaires » qui essaient, non pas d’éclairer l’opinion, mais
de la tromper, pervertissant le débat démocratique.
Et que penser, par exemple, de ces « experts » qui se
précipitent sur les plateaux télévisés afin de commenter un
attentat terroriste, alors qu’ils ne disposent d’aucun des
éléments de l’enquête ?
Si, heureusement pour eux, « les paroles s’envolent », ils contribuent à décrédibiliser l’information et les médias et, de façon indirecte, à nourrir les théories du complot.
Faussaires et complotistes représentent les deux faces d’une même pièce.
Le développement des canaux d’information suscite celui du recours aux experts aux
qualités et intégrités inégales. Seul le recul permet d’analyser leur .
Très souvent, les déclarations à l’emporte pièce sont privilégiées sur les raisonnements argumentés.