Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui – Karthala

Le continent noir n’existe pas. Il est une Afrodystopie créée par le rêve d’Autrui. Du rêve colonial du premier président gabonais, Léon Mba, de faire de son pays un département français, au mea culpa postcolonial de son successeur, Omar Bongo Ondimba, en passant par l’utopie mobutiste de l’« authenticité » ; du blockbuster Black Panther, institué en paradigme afrofuturiste de la puissance africaine, à la régulation de la vie sociale et politique africaine par la Mort, cet essai met au jour le paradigme de la vie humaine entrée dans le rêve des abstractions et des choses, celles de l’Argent, de la Marchandise, de l’État, du Corps-sexe, de la Jouissance, devenues dans le monde capitaliste des « puissances mystiques » qui agissent comme des dispositifs d’éblouissement des imaginaires sociaux africains.

Dépassant les critiques classiques de l’impérialisme et du néocolonialisme, les théories de la dépendance et les études postcoloniales, cet ouvrage analyse ce rêve afrodystopique dans lequel sont plongées les sociétés africaines et afrodescendantes. À la différence des dystopies littéraires, cette chimère n’est pas une projection dans le futur, mais une composante bien réelle de la violence des imaginaires colonialistes et impérialistes qui structure l’inconscient des rapports de l’Occident aux mondes africains, mais aussi les rapports des États africains à leurs propres citoyens. Avec le concept d’Afrodystopie, Joseph Tonda propose une nouvelle manière de penser les relations entre dominants et dominés à l’ère du capitalisme globalisé.

Joseph Tonda est professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université Omar Bongo de Libreville, au Gabon. Il a notamment publié, aux éditions Karthala, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon) et L’Impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements.

Table des matières

Introduction Le rêve d’un président dans l’inconscient de l’impérialisme

Chapitre 1. Rêves blancs et rêves noirs du continent noir

Chapitre 2. Le rêve, l’utopie et la dystopie, réalités du néocolonialisme et de l’impérialisme

La complication du rêve de manière générale

La complication objet de ce livre : la merde ou la valeur africaine qui s’ignore

Chapitre 3. Le rêve compliqué de l’« autre homme »

Le problème d’une vie dans l’inconscient d’Autrui dans la sociologie classique Sarr, Bourdieu, Orwell et le principe de l’exagération onirique

Le principe de la dévoration monstrueuse des vies humaines

Mobutu et Big Brother, Marx et Mandeville : l’éthique du lumpenprolétariat en Afrodystopie

La plus-value et le plus-de-jouir

Textures littéraires, textes philosophiques et anthropologiques

L’Argent, l’« autre homme » qui rêve

 

Chapitre 4.La vie des monstres dans le rêve du CFA, rêve de la Mort et de la Nature

Le monstre et la monstruosité dans l’imaginaire africain

Foucault, le monstre et la monstruosité politiques aux XVIII e et XIXe siècles

Le monstre de Shelley, Djoro djoro au Congo et l’interpellation althussérienne

L’Argent, la Réflexion, la Puissance politique et le monstre sadien Youlou Mabiala, Marx et Freud sur les chutes de la Loufoulakari au Congo

L’entrée du monde dans le rêve de l’Argent en 1971 : la création du Créancier fétiche

La politique du Souverain moderne dans le rêve de la Mort et de l’Argent

L’Argent, fils de la Mère, Chose divinement diabolique aînée de la Femme : un monstre 

Un monde amoral

Des lieux de résistance dans le rêve du monstre ?

L’imaginaire africain

La vie de rêve, la vie des rêves et la valeur de la vie dans le rêve d’Autrui

La vivantité

La valeur sociale des « nouveaux riches »

L’Argent-patrie

La violence de l’imaginaire de Bretton Woods

Matérialisation des rêves, matérialisation de la vie et de l’utopie

Le rêve de la Mort et de l’Argent

Une allégorie de la mauvaise mère appelée nation

Un imaginaire de l’économie libidinale

La vie des « Blancs de fond » dans leur patrie

La jungle et les « machines de guerre » du monstre

Chapitre 5. Cinq vies exemplaires en Afrodystopie gabonaise

Le Gabon, un Far-West qui s’ignore

Le travail de Satan et la prière pour les Émergents

Les ordures de la colère nourricière du pouvoir

« La lettre du commandant Cousteau »

Irène et son mari intérieur : ce « quelque chose » en elle

La valeur heuristique des récits et le rêve de la ChoseChapitre 6. La valeur des choses et des vies « noires » dans le rêve kinois de l’Europe

L’extraversion et la vie dans le rêve d’AutruiChapitre 7. Deux naissances de l’État et de la famille dans le rêve d’Autrui au Gabon et au Congo (RDC)
Un procès de l’État de nuit contre l’État de jour

La conversion des rêves et utopies des prophètes, des leaders, des masses et de leurs élites en cauchemars

Première naissance de l’État de nuit et de la famille

Les innombrables couples de l’État de nuit au sein d’un foyer conjugal

La conscience humaine dans l’État de nuit, conscience du corps sans organes

Une deuxième naissance historique : la création de Mobutu, mari de nuit du Zaïre

Le bordel

Chapitre 8. L’État de droit du sang et la Mort ordalique au Gabon

La voix de la mère ou la voie à suivre

La malédiction des richesses naturelles

La connexion du sang, de la loi et de l’Argent

La productivité et la normativité du pillage : « Je prends ma part »

Le cynisme du capitalisme

L’oppression et l’impossible résistanceChapitre 9. La Folie dans l’espace dystopique de l’État
Rêver hors de soi

Le fou et le mort dans l’espace dystopique de l’État

Les morts dirigent la vie, l’intelligence et la raison des vivants

L’inquiétante « liberté » des fous dans l’espace dystopique de l’État

Distinguer la société civile et la société politique

La Folie de l’illimitation de la vie au pouvoir

Chapitre 10. « A ller à la mort » à Libreville, aller à l’« activité » à Brazzaville

Aller à la Mort à Libreville. L’obsolescence de la décolonisation et la puissance des images

« Fatigue sévère », « manigances » et « machinations » des images

La politique et ses montages : l’obscénité du pouvoir

La voix de l’interpellation

L’obsolescence de la décolonisation

La puissance politique de la nudité

La crise des images et l’irréductible incertitude du Réel afrodystopique du pouvoir

L’« activité » de la Mort à Brazzaville

La Mort comme activité

La morgue comme temple, lieu de culte ou église

Extension du domaine du mort

La Mort en campagne hors d’elle sur l’espace dystopique de l’État

Désirer l’Argent, aimer la Mort

Chapitre 11. La machination et la manigance de la machine qui fait jouir pour faire mourir

Les femmes prédatrices animalisées par le Sexe invisible, l’Argent et l’Instruction

La machine infernale du sexe afrodystopique

L’esprit du capitalisme et le bordel sadien

La machination

La machination sans victime

La société esclavagiste psychique

La machine et la machination

Le gouvernement du corps sans organes

Ce que l’économie psychique du capitalisme veut dire

L’image afrodystopique de la ville où l’on doit soigner les images contre les corps

Trace Africa : une jouissance onirique ininterrompue avec les morts

Les corps dystopiques, corps schizophréniques

Conclusion : Le combat du signe

Joseph Tonda : « En Afrique, l’argent se mange »

Professeur de sociologie et d’anthropologie au Gabon, l’auteur d’« Afrodystopie » analyse la rencontre des croyances animistes et des valeurs capitalistes.

Propos recueillis par Laurence Caramel

Un homme montre des billets flambant neufs à la Banque centrale du Soudan du Sud, en juillet 2011. STR NEW / REUTERS

Joseph Tonda est professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université Omar-Bongo de Libreville, au Gabon. Il observe, sonde et écoute depuis longtemps ces sociétés d’Afrique centrale dont il est lui-même issu. Soixante ans après les indépendances, elles restent pour la plupart soumises à la loi de despotes et le quotidien continue, pour une majorité de leurs citoyens, d’y rimer avec pauvreté et frustrations.

L’histoire, avec le passé de la traite négrière ou de l’époque coloniale, et l’économie, avec les rapports toujours actuels d’exploitation et de dépendance, sont le plus souvent convoquées pour éclairer les causes profondes de ces trajectoires dans l’impasse. Dans son nouvel essai paru en mai, Afrodystopie, la vie dans le rêve d’autrui*, Joseph Tonda propose une autre porte d’entrée en mettant au centre de son analyse le rôle de la vie psychique des individus, façonnée par la rencontre des croyances animistes avec le capitalisme.

Dans ce syncrétisme, l’argent figure au rang de valeur suprême, faisant le lit de ce que l’auteur nomme « l’afrodystopie ». Autrement dit : le malheur africain. Nous l’avons rencontré à Libreville.

Vous accordez une place importante aux rêves des « maris de nuit ». De quoi s’agit-il ?

Je suis parti d’une réalité : au Gabon comme au Congo, il existe depuis une vingtaine d’années la diffusion auprès du public, par les églises pentecôtistes ou du réveil, d’un phénomène très ancien que la population appelle « les maris de nuit ». Ce sont des entités rêvées qui ont des rapports sexuels avec des hommes ou des femmes pendant leur sommeil. Elles procurent une extrême jouissance à celles et ceux qu’elles visitent et l’expérience est si physique et puissante que dans le même temps, elle les transforme dans la vie réelle en « zombies ».

Ces personnes ne sont plus capables de travailler, ni de maintenir des relations stables dans leur vie professionnelle, familiale, amoureuse. Elles ont du mal à concrétiser leurs aspirations, y compris avoir des enfants. Cette « chose » qui les habite rend leur quotidien très difficile à vivre. Une relation d’esclavage s’installe. Leur corps ne leur appartient plus, mais elles sont incapables de résister à son emprise et donc de s’en libérer.

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C’est pour cela qu’elles vont chercher une délivrance dans les églises. Par rapport à leur capacité agissante, les « maris de nuit » ne doivent donc pas être réduits à une fiction. Cette figure onirique, qui devient réelle à travers les corps qui la subissent, agit dans le cadre de ce que j’ai appelé « la violence de l’imaginaire » dans mon ouvrage Le Souverain moderne [éd. Karthala, 2005] pour rendre compte de ce type de phénomènes très fréquents qui brouillent la frontière entre réel et imaginaire.

Qu’est-ce qu’exprime ce phénomène ?

Il exprime, selon moi, une accumulation de frustrations liées aux conditions matérielles dans lesquelles se débattent les individus. L’argent qui fait défaut, la maison qu’on ne peut pas construire ou acheter, les études qu’on ne peut entreprendre…

« Les “maris de nuit” symbolisent tous les désirs irréalisés et irréalisables »

Bref, les « maris de nuit » sont tous ces obstacles et frustrations qui se transforment, par le travail du rêve, en entités sans visage, sans nom, sans âge et même sans genre… Ils sont des figures de l’imaginaire qui symbolisent tous les désirs irréalisés et irréalisables, tous les besoins insatisfaits ou impossibles, bref, tous les malheurs de la vie quotidienne. Ils sont, en ce sens, des abstractions mais qui sont réelles, dans la mesure où les gens vivent leur violence dans leur chair.

« Le Monde Afrique »

Les « maris de nuit » sont un cri de détresse, mais il faut savoir le lire. Il pointe le nœud de la dystopie africaine, où ce qui est censé rendre heureux se transforme dans la nuit, dans le noir, en facteur de désintégration, de déshumanisation et de mort. Il apporte un message très fort. Il vient nous dire par la bouche des personnes qui en souffrent quel est le véritable problème de ces sociétés. Il exprime de manière inconsciente l’aliénation et l’impuissance face à ces souffrances.

Ce phénomène est-il répandu ?

Oui, car il est la manifestation inséparablement psychique et physique d’un système délétère qui écrase et détruit la vie en société. Les nombreux entretiens que j’ai conduits ont montré qu’il touche des personnes particulièrement sensibles, capables de capter cette réalité afrodystopique.

Ce rêve, dites-vous, est celui d’autrui et cet autrui est l’argent. Mais une chose ne peut pas rêver…

Si ! Les choses rêvent car nous sommes dans une société du fétichisme généralisé et les fétiches, dans la pensée populaire, sont des personnes. Il faut prendre cela très au sérieux, car ici les choses se passent ainsi. Marx – qui n’était pas africain – ou le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel – qui ne l’était pas davantage – disent que l’argent est « l’autre homme » ou « le dieu d’ici-bas ». Si l’argent est un homme ou un dieu, il est donc doué de pensée.

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Transposons cette idée dans le contexte de nos sociétés africaines, où les choses consacrées – les fétiches – ont une autonomie, une subjectivité par rapport aux humains. En conséquence, nous voyons que vivre dans le rêve d’autrui, c’est moins vivre dans le rêve des humains que dans le rêve des choses. Et ces choses s’échangent contre l’argent, qui est le corps de la valeur, le « vrai sujet » et sa représentation. Il est le « principe de synthèse » dans la société capitaliste.

« Introduit dans les sociétés africaines, l’argent est la puissance qui fait tout »

Sans argent, rien n’est possible. Notre vie est devenue débitrice de cette chose. C’est celle qui commande le monde. Introduite dans les sociétés africaines – là où des choses fabriquées et consacrées rituellement s’érigent en entités ayant le pouvoir d’agir, de penser, de protéger –, cette chose est la puissance qui fait tout. Mais ce rêve de l’argent est un rêve discriminant, car il y a d’une part ceux et celles qui possèdent l’argent, en sont possédés et qui commandent, et d’autre part ceux et celles qui en sont dépourvus et n’en sont pas moins possédés, mais par son absence.

Avoir conscience du statut quasi divin de l’argent permet davantage, selon vous, de comprendre la situation actuelle du Gabon ou du Congo que de faire appel à l’histoire de ces pays, marquée notamment par la colonisation ?

L’histoire est certes indispensable, nécessaire, mais sans cette clé de lecture, il est incompréhensible qu’un pays aussi riche et si peuplé que le Gabon se trouve dans cette situation. Cela vaut aussi pour la République démocratique du Congo [RDC], ce « scandale géologique ». Lorsque Mobutu Sese Seko [au pouvoir de 1965 à 1997] engage le pays dans la « zaïrianisation », il trouve le moyen de capter toutes les richesses du pays à son profit et à celui du petit cercle qui l’entoure. La part qu’il redistribue sert à assujettir et à s’ériger en Dieu, en épigone de Big Brother.

« J’ai été frappé par les similitudes entre le “1984” d’Orwell et le Zaïre de Mobutu »

En relisant le roman 1984, de George Orwell, toutes choses égales par ailleurs, j’ai été frappé par les similitudes avec la façon dont Mobutu a organisé la vie politique au Zaïre. Les choses ne se sont pas passées de manière très différente au Gabon, où celui qui est à la tête de l’Etat a la capacité de distribuer des postes où l’on peut « manger », car ici l’argent se mange comme on mange un médicament ou un fétiche. Il donne la puissance.

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L’aspiration au pouvoir n’est pas portée par la volonté de travailler pour améliorer le quotidien de l’ensemble de la population, mais par celle de conserver ou d’accumuler ce qui peut faire de moi un homme puissant, en mesure de redistribuer à ceux que j’ai choisis et qui me sont assujettis. C’est cela la structure du malheur dans lequel nos sociétés sont enfermées.

Il ne faut donc accorder aucun crédit aux objectifs d’émergence dans lesquels se projettent les gouvernements ?

Au Gabon, ce discours sur l’émergence a été introduit en 2009, au lendemain de la succession d’Omar Bongo. Il était censé accompagner la rupture avec un ordre ancien. La réalité nous a montré que ces « émergents », comme a été baptisée cette nouvelle génération de dirigeants, sont dans la perpétuation du même modèle. Ce discours sur l’émergence a circulé dans le monde entier. Chacun l’a capté et en a fait un instrument d’endormissement, comme l’avaient été avant les discours sur le développement. Seuls les mots ont changé.

Où se trouve alors l’issue à l’afrodystopie ?

Seule une révolution intellectuelle permettra de voir le jour au bout du tunnel. Mais c’est le plus difficile.

Afrodystopie, la vie dans le rêve d’autrui, de Joseph Tonda, éd. Karthala, 268 pages, 25 euros.

Joseph Tonda, né en 1952, est un sociologue et anthropologue congolais-gabonais. Spécialiste des cultures, sociétés et politiques congolaise et gabonaise, il est professeur de sociologie à l’université Omar-Bongo de Libreville . Il intervient aussi régulièrement comme formateur à l’École des hautes études

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