Prophète en son pays –de Gilles Kepel (Auteur)

«Septembre 1980. Je vogue en direction d’Alexandrie. Je vais rejoindre le poste de doctorant qui m’attend au Caire pour ma thèse sur les mouvements islamistes.  J’ai 25 ans et j’inaugure ma vocation… » Prophète en son pays est un récit de formation qui couvre les quatre décennies pendant lesquelles Gilles Kepel a parcouru le monde arabe et musulman, de l’Égypte au Maghreb en passant par le Levant et le Golfe, ainsi que les « banlieues de l’islam » de l’Hexagone et de l’Europe.

Kepel fut en effet le premier à identifier et à étudier les mouvements islamistes, lors de l’assassinat de Sadate, en 1981, et à observer la naissance de l’islam en France dans ses significations multiformes. Malgré l’écho international de sa vingtaine de livres, traduits en de nombreuses langues, ses analyses se sont régulièrement heurtées aux idéologies dominantes à l’Université – du tiers-mondisme d’hier à l’islamo-gauchisme d’aujourd’hui – comme aux politiques à courte vue des dirigeants français et de leur administration.

Sa mise en perspective de l’évolution du jihad faisant désormais autorité, et ses réflexions sur le «?jihadisme d’atmosphère?» alimentant le débat public, il en éclaire ici la controverse avec humour et érudition, face à la déferlante woke qui menace les études circonstanciées de l’islam contemporain et obère la libre réflexion sur notre société française.

Interdiction de l’abaya à l’école : «Le tour de vis qu’a mené Gabriel Attal a une efficacité», juge Gilles Kepel sur europe 1 le 05/09/2023

« Nous ne laisserons rien passer ». Lors de son déplacement à Orange vendredi dernier, à la vieille de la rentrée scolaire, Emmanuel Macron s’est montré particulièrement ferme face aux potentielles tentatives de contournement de l’interdiction de l’abaya à l’école. Quelques jours auparavant, le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, avait annoncé l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école, de longues robes considérées désormais par le gouvernement comme des vêtements religieux et interdites dans l’enceinte des établissements.

Une situation qui fait écho à celle d’il y a 20 ans

Et ce lundi 4 septembre, alors que les élèves retournaient en cours, peu d’incidents liés au port de l’abaya ont été remontés. Invité au micro de Sonia Mabrouk, Gilles Kepel, professeur des Universités et auteur de « Prophète en son pays » aux éditions de l’Observatoire, s’est félicité de la prise de décision du gouvernement.

Face au peu d’incidents, « le tour de vis qu’a mené Gabriel Attal a une efficacité », juge ainsi Gilles Kepel. « Vous savez, il y a 20 ans exactement, j’étais membre de la commission Stasi (une commission créée par Jacques Chirac en 2003 sur l’application de la laïcité à l’école, qui découlera notamment en 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école ndlr). Ça rappelle des temps lointains mais la situation est assez semblable à aujourd’hui. Et à partir du moment où nous avions préconisé à l’époque la prohibition des tenues religieuses ostentatoires à l’école et que le gouvernement avait suivi notre préconisation, les choses s’étaient arrêtées », explique-t-il.

« Je m’étais beaucoup impliqué là-dessus parce que, avec le regretté Mohammed Arkoun, j’étais le seul arabisant de la Commission, et nous étions les seuls à comprendre quels étaient les logiques mises en place par les Frères musulmans à l’époque de l’Union des organisations islamiques en France (UOIF). Et c’était simplement une logique de rapport de force avec l’État. (…) Et donc, l’organisation en question n’arrivait plus, si vous voulez, à utiliser le port du voile pour faire pousser ses propres arguments politiques. Et donc, les chefs d’établissements ont pu pendant les années suivantes vaquer leurs occupations normales au lieu de passer leur temps à faire du contentieux », ajoute-t-il, soulignant que la situation devrait ainsi se reproduire aujourd’hui.

Une forme de rupture ?

Car pour l’universitaire, « le port de l’abaya comme le port du voile à l’époque, a pour but de tester les limites », comme une sorte d’appropriation territoriale, ajoute-t-il. Et avec les réseaux sociaux, « tout ça fait partie d’une espèce d’atmosphère du salafisme et du djihadisme qui est répercuté à longueur de prédication par des groupes d’imam itinérants. Car il faut bien voir que la mouvance islamiste politique, aujourd’hui en France, est en état de faiblesse après l’époque de Daesh, et notamment suite aux attentats sur le sol français ».

Donc désormais, « les coûts portés font que les djihadistes se dissimulent, sont plus prudents, avançant à pas comptés. De ce fait il y a la volonté de construire une espèce d’atmosphère de rupture » avec le reste des citoyens, et de la République, conclut-il.

Gilles Kepel, né le 30 juin 1955 à Paris, est un politologue français.

Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, il est professeur des universités à l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) et dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure.

Jeunesse et études[

Gilles Kepel, fils d’un intellectuel d’origine tchèque, traducteur de Václav Havel, et d’une professeure d’anglais niçoise, étudie au lycée Louis-le-Grand, et il milite brièvement à la Ligue communiste.

Il suit une classe préparatoire littéraire et découvre le Moyen-Orient durant l’été 1974 en se rendant en Syrie. À son retour, il s’inscrit aux cours d’arabe1 de la faculté de Censier.

Diplômé de philosophie et d’anglais, il termine sa formation d’arabisant à l’Institut français du Proche-Orient en 1978. Il est ensuite diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (section Relations internationales, promotion 1980)2, où il suit l’enseignement du professeur Rémy Leveau.

Il obtient une bourse pour réaliser au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire, sa thèse de doctorat sur les mouvements islamistes contemporains, et plus spécifiquement les Frères musulmans, qui assassinent le Président Anouar el-Sadate un an après son arrivée3.

Soutenue en 1983, sa thèse mène à la publication de son premier livre Le Prophète et Pharaon en 1984. Il s’agit du premier ouvrage analysant l’islamisme militant contemporain, et constitue encore aujourd’hui une référence1.

En 1993, il reçoit son habilitation à diriger des recherches. Le jury est composé de René Rémond (président de Sciences Po) ainsi que de professeurs tels que Rémy Leveau, Ernest GellnerAlain Touraine, et André Miquel.