Pensées d’Afrique En Afrique, il est temps de décoloniser nos imaginaires (6/6) Souleymane Bachir Diagne Le Monde

Lunes, 19/Ago/2019 Souleymane Bachir Diagne Le Monde

Entretien. Né en 1955 au Sénégal, dans une famille de lettrés musulmans, Souleymane Bachir Diagne a été formé à l’Ecole normale supérieure, notamment par Louis Althusser et Jacques Derrida. Il dirige l’Institut des études africaines de l’université Columbia, à New York. Philosophe des mathématiques (Boole : l’oiseau de nuit en plein jour, Belin, 1989 ; Logique pour philosophes, NEAS, 1991), philosophe de l’islam (Commsssst philosopher en islam ?, Philippe Rey, 2014) et philosophe de l’Afrique (En quête d’Afrique[s], avec Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018), Souleymane Bachir Diagne explique que la décolonisation des imaginaires n’est pas une guerre, mais signifie qu’il n’y a pas d’humanités séparées.

Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a rendu sensible à la nécessaire décolonisation des imaginaires ?

Je suis né au Sénégal en 1955, l’année de la conférence de Bandung, en Indonésie, dont on peut dire qu’elle est la date officielle de la décolonisation puisqu’elle affirme qu’aucune culture n’a le droit d’en coloniser une autre. Autre fait notable, ce sont les pays asiatiques et africains qui l’ont organisée, alors que l’Europe, qui avait l’habitude de convoquer les sommets internationaux, est absente. Dans sa constitution même, cette conférence a donc tout simplement décentré l’Europe. Et l’on n’a pas encore fini de mesurer l’importance de cet événement : l’Europe n’est plus le lieu d’où l’on parle des autres, mais ce dont on parle entre Asiatiques et Africains.

Cette date marque aussi la cascade des indépendances. J’ai donc grandi en dehors de la colonisation. Mais celle-ci était encore présente dans l’enseignement, puisque l’histoire africaine était minorée et que littérature commençait à Rutebeuf (1235-1285) et se terminait avec Camus. J’aimais et j’aime cette littérature française. Mais il était important et nécessaire d’y faire entrer la poésie de Senghor et de Césaire. Cela s’est fait progressivement.

Vous êtes le premier Sénégalais à entrer à l’Ecole normale supérieure, à suivre les cours de Louis Althusser et de Jacques Derrida. Or la pensée occidentale semble alors peu propice à élargir la philosophie aux autres aires géographiques. Une phrase d’Emmanuel Levinas vous a particulièrement marqué…

Jacques Derrida, qui a été mon « caïman », comme on dit à Normale-Sup, est un des philosophes qui ont levé la chape de plomb de l’eurocentrisme. Quant à Emmanuel Levinas, il est entendu qu’il est le philosophe de l’Autre, c’est incontestable, le penseur magnifique de la manifestation de l’Autre en son visage qui commande de traiter autrui avec respect. Mais, en dehors de cette métaphysique du visage, il prolonge l’ethnocentrisme de la philosophie occidentale : « Je dis souvent, bien que cela soit chose dangereuse à dire publiquement, déclare-t-il dans French Philosophers in Conversation, de Raoul Mortley (Routledge, 1990, non traduit), que l’humanité ne consiste qu’en la Bible et les Grecs. Tout le reste, tout l’exotique est danse ».

L’Europe est l’universel et le reste du monde doit se régler sur elle. Cette idée remonte au moins à Hegel, pour qui une région n’existe qu’à partir du moment où l’Europe pose son regard sur elle, ou lorsqu’un Européen y met les pieds. Une phrase comme « Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492 », par exemple, est totalement absurde quand on y réfléchit : si l’Amérique a été « découverte », elle l’a été par les Amérindiens.

Dans mon enfance, on m’a enseigné qu’aux alentours de 1830 l’explorateur français René Caillié avait « découvert » Tombouctou. Or cette capitale intellectuelle de l’Empire du Mali et de l’Empire songhaï a une histoire très ancienne, reliée au reste du monde musulman, qui est une histoire de lettrés et de commerçants échangeant jusqu’en Espagne et en Chine, avant que Caillié, un jeune désœuvré parti se refaire dans les colonies, n’y passe quelques jours et s’y ennuie, avant de revenir en France comme un héros… C’est contre cet européocentrisme qu’à Bandung le pluriel du monde a fait irruption sur le théâtre de l’histoire. Et le mouvement ne s’est, depuis, pas arrêté.

Pourquoi critiquez-vous l’universalisme au nom de l’universel ?

Si l’on considère que la philosophie est l’une des activités les plus élevées de l’être humain qui médite sur sa propre existence, alors il faut considérer qu’elle est universellement partagée et qu’elle a existé dans toutes les cultures, loin de l’européocentrisme de Levinas. La translatio studiorum – c’est-à-dire le transfert des connaissances de la philosophie grecque au monde européen – n’est pas allée unilinéairement d’Athènes à Rome pour terminer à Londres, Paris ou Heidelberg, mais elle a fait tours et détours par Nichapour, Bagdad, Cordoue, Fès, Tombouctou.

La logique d’Aristote était enseignée à Tombouctou où l’on discutait ses syllogismes bien avant la visite de M. Caillié. Une figure de la pensée médiévale comme Roger Bacon (1214-1292) rappelait que, si Dieu avait donné ses lois en hébreu d’abord, la philosophie avait été ensuite grecque mais aussi arabe, notamment avec Avicenne. Thomas d’Aquin – avant qu’il ne soit sanctifié – a été accusé d’hérésie par l’Eglise pour avoir énoncé des thèses venues d’Averroès. Même Descartes, qui se veut le philosophe du recommencement absolu, écrit que la matrice de sa philosophie est cette science étrangère, au nom arabe, qu’est l’algèbre. Les imaginaires juifs, musulmans et chrétiens étaient enchevêtrés. L’épuration ethnique de l’histoire de la pensée date du XIXe siècle, de la période de la colonisation et de la vision de l’histoire théorisée par Hegel. Et que dire, pour évoquer un débat en cours, de l’affirmation que l’art, africain ou asiatique, ne peut acquérir universalité qu’en entrant dans les musées européens ?

Décoloniser les imaginaires, ce n’est pas s’opposer ou mener une guerre d’indépendance, mais considérer qu’il n’y a pas d’humanités séparées et qu’il n’y a pas un lieu qui serait seul le théâtre de l’histoire universelle.

Mais les choses n’ont-elles pas changé, notamment à l’université ?

A Columbia, j’aime donner un cours dit de « civilisation occidentale » qu’on appelle, pour rire, « from Plato to NATO » (de Platon à l’OTAN). Ce cours présente les grands textes de la philosophie occidentale, de Platon à John Rawls (1921-2002), mais parmi ces textes on trouve aussi, outre la Bible, le Coran, Averroès, Al-Ghazâli ou Ibn Tufayl. C’est un cours qui, jouant sur la géographie correspondant au nom « Europe », enseigne qu’une civilisation est toujours ouverte, et que les cultures humaines ne sont pas des insularités juxtaposées.

Cette critique de l’universalisme européen ne va-t-elle pas trop loin lorsqu’elle s’oppose à ce qu’on appelle « l’appropriation culturelle » ?

Tomber dans le relativisme total – et considérer qu’il n’y a que du pluriel – est aussi inacceptable que l’arrogance de l’universalisme d’un centre autoproclamé. Mais universel il y a, et nous visons le même horizon, si l’on considère qu’il y a une condition humaine commune, qui signifie, par exemple, que ce qui se passe au Sahel a des conséquences en France ou au Pakistan. Et pour parler culture : au théâtre comme au cinéma, je considère que nous pouvons tous représenter tous les personnages, qu’ils soient noirs ou blancs, hommes ou femmes, à condition que le talent y soit.

Un homme peut comprendre et représenter la souffrance d’une mère qui perd son enfant. Jean-Loup Amselle et moi avons évoqué l’affaire du Withney Museum en 2017 pour dire notre opposition aux manifestations qui ont voulu dénier à une artiste blanche, en ne trouvant dans sa démarche que voyeurisme, la légitimité de chercher à exprimer, dans une peinture abstraite, la souffrance infinie d’un corps d’adolescent noir lynché par le racisme et le suprémacisme blanc [une partie de la communauté artistique afro-américaine avait demandé la destruction d’un tableau de l’artiste Dana Schutz représentant un adolescent noir, Emmett Till, tué en 1955.]. Le vieil adage humaniste – « Rien de ce qui humain ne m’est étranger » – doit redevenir la prière quotidienne de l’homme contemporain.

Pourquoi l’art africain est-il, selon vous, une philosophie ? Et pourquoi, malgré sa pluralité, en parlez-vous aussi au singulier ?

Il faut toujours rappeler le pluriel de ce qui est africain pour éviter le stéréotype qui veut que ce continent soit comme un même pays – comme si visiter le Danemark vous renseignait sur la Grèce. Mais je tiens aussi à parler au singulier pour viser le fait que les arts africains traditionnels partagent d’avoir généralement – pas toujours – tourné le dos à la reproduction mimétique, en utilisant notamment des formes géométriques. Oui, c’est une philosophie de ce qu’est le réel qui se donne à lire dans cet art symbolique. Qui ne cherche pas l’apparence, comme la statuaire grecque, mais la sous-réalité, comme dirait Senghor, qui est force et qui se manifeste à travers elle. Comme la fécondité, par exemple, est force qui se rend présente dans les traits exagérés de tel objet que l’on appelait « fétiche ».

La meilleure façon de répondre au fanatisme meurtrier qui tue au nom d’Allah est d’enseigner la tradition intellectuelle et spirituelle de l’islam, dites-vous. Comment et pourquoi ?

A un moment de ma trajectoire, qui ne me menait pas dans cette direction, j’ai considéré de ma responsabilité, par les temps que nous vivons, de m’instruire de la philosophie islamique et de l’enseigner aussi car l’islam est une religion méconnue comme la tradition intellectuelle et spirituelle qu’elle est. Par les musulmans eux-mêmes souvent. Non, l’islam n’est pas né le 11 septembre 2001. Mais la violence a colonisé les esprits et aujourd’hui s’ajoute à l’ignorance de beaucoup l’intervention de certains doctes qui croient pouvoir expliquer que tout le bruit et la fureur viennent de ce que cette religion est violente par essence. Le cercle vicieux de l’explication par la vertu dormitive en somme.

Contre l’ignorance et contre les demi-habiles, il est urgent d’enseigner, et d’abord aux musulmans eux-mêmes, la pensée de ceux (comme par exemple Tierno Bokar Tall, mort au Mali, son pays, en 1939, ou celles (comme par exemple Rabia Al-Adawiyah, morte en l’an 801), qui ont expliqué, pour les âges, ce qu’est un islam du pluralisme et de l’amour.