Le Frérisme et ses réseaux-L’Enquête-Florence Bergeaud-Blackler

Voici un ouvrage de recherche qui nous permet de comprendre des choses  et il faut le lire non avec le cœur mais avec l’esprit-PBC

Ce livre présente le mouvement islamiste issu de l’internationalisation du mouvement des Frères musulmans, tel qu’il s’est développé en Europe : Florence Bergeaud-Blackler le nomme frérisme. Elle explore ici, de façon factuelle et documentée, l’origine du mouvement, son fondement doctrinal, son organisation et ses modes opératoires, ainsi que ses méthodes de recrutement et d’endoctrinement. Elle montre comment il étend son emprise au cœur même des sociétés européennes en s’appuyant sur leurs institutions, en subvertissant les valeurs des droits de l’homme ou en « islamisant » la connaissance.
Ni réquisitoire ni dénonciation complotiste ou militante, c’est le résultat d’une enquête de fond étayée et référencée, menée selon les méthodes des sciences humaines, et qui cerne précisément un objet, l’islamisme frériste, qui construit un système-islam décliné dans trois directions : une vision, une identité, un plan. Le propos ne vise ni une religion ni une communauté de croyants, mais décrit un mouvement qui cherche à se servir d’eux pour imposer une stratégie d’islamisation des pays non musulmans dans toutes sortes de domaines, de l’économie à l’écologie, de l’école à l’université.

Un document de référence, qui éclaire un phénomène souvent mal cerné. Un livre précieux pour sa mesure et sa lucidité, qui nourrit le débat de faits plutôt que d’anathèmes idéologiques.

Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de recherche CNRS (HDR) au groupe Sociétés, religions, laïcité à l’École pratique des hautes études.

Critique LU / Vu par BERTRAND DEVEVEY

POINTS FORTS

La thèse de Florence Bergeaud-Blackler pourrait être résumée en trois lettres  – VIP –  les trois axes de l’activisme des Frères Musulmans en Europe : la Vision islamiste, l’Identité musulmane revendiquée, et le Plan, pour amener l’Europe à devenir une théocratie islamique. En chercheuse rigoureuse, elle articule son propos à partir de l’exposé de la nature historique et théologique de l’islamisme militant des frères musulmans – décomposé en deux grandes périodes, 1930-1970 et des années 80 à 2020. Elle présente son développement et son prosélytisme à travers ses réseaux financiers, associations d’entraide, culturelles et antiraciste en France et auprès des instances européennes. Elle étudie et documente son approche intellectuelle, qui vise à « islamiser la connaissance », c’est-à-dire juger le réel au prisme d’une lecture « islamiste » du Coran : « accorder la primauté des textes sacrés sur la raison et la pratique ».

Sous l’angle politique, elle observe que l’action des Frères musulmans et de leurs relais vise à unir les musulmans autour de leur lecture prosélyte et militante de l’Islam, rejetant toutes les autres comme hérétiques. La déclaration islamique des droits de l’homme (signée à l’UNESCO en 1981), affirme que l’Umma islamique éclaire la voie de l’humanité et accessoirement vise à protéger les musulmans du risque de corruption par les valeurs occidentales. Militante, sans aucun doute, il est étonnant qu’elle n’ait pas soulevé plus d’indignation des organisations laïques.

Sur le plan tactique, Florence Bergeaud-Blackler présente le développement du frérisme en Europe à partir de l’engagement de  leurs « ambassadeurs » dans les mouvements étudiants, antiracistes, de soutien au prolétariat ouvrier immigré, de militantisme vert, au sein des organismes de défense des droits de l’homme. Ils sont les artisans du développement des arguments en faveur de l’engagement religieux, réponse à l’oppression coloniale, à la domination de l’homme blanc et à la perversion intellectuelle et écologique du capitalisme, et du concept « d’islamophobie » – terme poubelle selon la chercheuse, dont le contenu n’est pas défini – objet d’innombrables demandes de financements européens, accordés « pour la combattre ».

L’essai aborde aussi la nébuleuse des « alliés » (ces « idiots utiles » selon Staline) qui, en France (particulièrement, selon l’auteur, à gauche et à l’extrême gauche) mélangent les revendications identitaires et les mises en cause de la laïcité (le voile), au nom du respect des différences, les théories « décoloniales »  victimaires et invoquent la légitimité « indigéniste » qui exclut du débat tout intervenant qui n’a pas été « opprimé » ou racisé ». Elle y désigne nommément comme « complices objectifs », alliés rouges et verts des sections de La France Insoumise, Europe Ecologie les Verts ou encore le WWF, ouvert à une approche islamique des questions environnementales, qui stigmatise l’impie qui pille et dérègle  » l’ordre voulu par Dieu ».

L’essai se conclut par le cas particulier de l’action des réseaux fréristes envers les femmes « sœurs musulmanes » et les enfants « les petits muslims ». Elle en présente les moyens et sources d’endoctrinement : sites web dédiés, en anglais et en français, pour intégrer les pratiques religieuses dans tous les actes de la vie, en appui des apprentissages scolaires, « banques de fatwa » c’est-à-dire de commandements pour savoir ce que les théologiens recommandent comme « bonne ou mauvaise conduite » dans les actes de la vie quotidienne, et moins visibles – les réseaux sociaux.

Sa conclusion est une mise en garde sur la réduction du débat concernant l’Islam d’aujourd’hui à la menace récurrente « d’islamophobie » et d’absence de discernement devant « la vision, l’identité et le plan » des frères musulmans. L’établissement d’un « califat mondial », la transformation des lois de la République en textes « charia compatibles », reléguant les principes démocratiques et l’identité européenne au niveau inférieur de la sphère séculière.

L’ensemble est extrêmement documenté, augmenté de nombreuses notes (plus de 40 pages, dont les contenus sont souvent développés) et sources bibliographiques d’auteurs, fondations, cercles de réflexions qui dépassent largement les frontières nationales – un ensemble de sources connues et vérifiables, comme tout travail académique qui se respecte.

QUELQUES RÉSERVES

Il ne faut pas le cacher, la lecture de cet essai est exigeante, par ses nombreuses références, son « intersectionnalité » (il aborde de nombreux thèmes politiques, sociologiques, linguistiques, théologiques, idéologiques), les nombreux mots arabes francisés pas toujours facile à mémoriser (un glossaire aurait été utile) et un chapitre plus conceptuel et pas moins ardu concernant l’islamisme et les sciences sociales !

Une autre réserve peut porter sur la solidité (ou la fragilité) de votre optimisme quant à la capacité des organisations politiques nationales et européennes de prendre la mesure de l’influence du mouvement frériste sur les personnes de culture musulmane et sur la hiérarchie des valeurs républicaines !

ENCORE UN MOT…

Passionnant et édifiant, cet essai est dur à résumer sauf à en rejeter tous les apports en invoquant son caractère « islamophobe ». Cette remarque ne vient par hasard, quand Le frérisme et ses réseaux fait, depuis sa publication fin janvier 2023, l’objet d’attaques violentes sur les réseaux sociaux, et son auteur, de menaces de mort. Vous en trouverez la trace dans les médias, et du côté de ceux qui penchent pour une étude indépendante et libre de l’islamisme en Europe, un manifeste de soutien de 800 personnalités de la recherche, de l’enseignement, du monde politique et de la société civile pour défendre le travail de l’anthropologue. Cet essai participe en effet à l’étude d’un réseau qui est considéré, en Egypte et dans d’autres pays arabes, comme terroriste dans ses buts, si ce n’est dans ses méthodes. Comme étude scientifique, il peut être réfuté par des arguments contraires, et non des menaces de mort – ce qui en dit long sur l’affaiblissement du débat démocratique – et révèle – à la lumière de ses pages – les langages, les idéologies et les acteurs, parés de vertus démocratiques pour s’opposer à tout débat sur le sujet.

Érudit et scientifique dans sa construction, ce livre risque cependant d’être d’autant discrédité qu’il sera considéré comme invitant à la haine raciale, ce qu’il n’est évidemment pas. Une version courte, attachée à l’exposé de l’essentiel des idées et des faits, serait sans doute d’une grande utilité « publique » pour comprendre l’esprit et les buts du mouvement frériste, son relai dans les discours les plus virulents sur les droits de l’homme ou le respect des « minorités ». Quand un mouvement invite à « adapter l’Europe à l’islam et non à adapter à l’islam à l’Europe », il y a matière à réflexion, il y aussi un certain courage à en parler dans le climat de haine qui vise toute personne indépendante d’esprit sur le sujet.

UNE PHRASE

  • « Il m’a semblé indispensable de fournir, outre une nouvelle boîte à outils conceptuelle, des arguments solides, des descriptions précises du dispositif d’action, des illustrations du langage et des procédés  d’endoctrinement de cette espèce particulière d’islamisme qu’est le frérisme en Europe. Certains faits, certaines associations ou personnages mentionnés dans cet ouvrage sont connus du public, mais seulement de manière éparse, comme autant d’îlots d’inquiétude ou de vigilance. L’objectif de ce livre est de décrire rigoureusement le système-islam dont ils sont les traces ou rouages visibles, un système qu’il est urgent de saisir dans sa globalité, son histoire, son sens, ses stratégies.
    Le frérisme n’est pas tombé du ciel. Il était annoncé.
    Dès 1990, il y a plus de trente ans, Qarâdâwi invitait les mouvements islamiques à se lever, à former, je le cite, une avant-garde islamique, une opinion politique musulmane, ainsi qu’à préparer un « climat » mondial et public d’acceptation de l’Umma [la nation mondiale des croyants rassemblés sous la bannière du Coran Ndlr]. Ce climat – cette « atmosphère », dirait Gilles Kepel – est advenu. P 332
  • « Disons le d’emblée : assimiler l’islamisme, dont le frérisme est la composante internationaliste, à l’islam est une erreur ontologique et politique. Cela équivaut à confondre une langue avec un langage. L’islam est un langage, l’islamisme une des langues qui prétendent porter son message, un arrangement particulier de la compréhension religieuse. Politiquement, la confusion est catastrophique, car elle alimente le projet islamique qui vise précisément à se faire passer pour l’islam en soi et ne rien laisser de musulman en dehors de lui.
    Force est de constater qu’aujourd’hui le frérisme domine le paysage islamique européen. Cette situation n’est pas accidentelle, elle a été désirée et planifiée… P 333

L’AUTEUR

Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, sociologue, spécialiste, au sein de  l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales des questions de religions et de laïcité au sein des sociétés. Engagée dans l’étude du monde musulman confronté aux sociétés « sécularisées », elle s’est spécialisées dans les méthodes d’endoctrinement des ultras religieux, salafistes et frères Musulmans, très actifs en Europe. Elle a également étudié le développement du marché Halal, Ou l’invention d’une tradition, norme du permis opposé à l’interdit, réservé initialement aux rituels de préparation des viandes, devenu sous l’influence islamiste, la norme imposée à tout « vrai musulman » pour s’autoriser  un acte de consommation. Elle a publié plusieurs ouvrages sur ce thème, mettant en valeur les liens entre les circuits de distribution du halal et le financement des mouvances islamistes. Elle est l’auteur de très nombreuses études, rapports de recherche et articles.

Elle est directrice du conseil scientifique de l’Observatoire des fondamentalismes, créé en 2020 à Bruxelles.

Vous trouverez des extraits du livre mis en ligne par notre partenaire Atlantico le 29 janvier 2023 sur son site internet.

https://www.culture-tops.fr/critique-evenement/essais/le-frerisme-et-ses-reseaux-lenquete