La Fin de l’individu. Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle

Libérez l’IA : entre Europe, Amérique et Chine, Gaspard Kœnig dresse un panorama des acteurs de cet incertain progrès, qui partout menace notre libre arbitre.

Quel avenir pour l’individu et ses libertés à l’ère de l’intelligence artificielle ?

Pour répondre à cette question urgente, Gaspard Koenig a entrepris un tour du monde de San Francisco à Pékin, d’Oxford à Tel Aviv et de Washington à Copenhague. Il a rencontré plus de 120 professeurs, entrepreneurs, intellectuels, politiques, économistes, artistes, et même un magicien.
Au fil de ce périple émerge une véritable philosophie de l’intelligence artificielle (IA). Celle-ci ne menace pas l’existence d’Homo sapiens et les robots ne voleront pas nos emplois. En revanche, en déployant des techniques d’optimisation, de prédiction et de manipulation à grande échelle, l’IA remet en cause le fondement même de nos Lumières : l’idée d’un individu autonome et responsable.
L’intelligence artificielle nous prépare ainsi des droits sans démocratie, un art sans artiste, une science sans causalité, une économie sans marché, une justice sans coupable, des amours sans séduction… à moins que nous ne reprenions le contrôle en forgeant pour nous-mêmes un droit à l’errance.
Un récit philosophique pour notre époque, fourmillant d’informations, d’anecdotes, d’états d’âme et aussi d’humour. De quoi rendre l’IA plus facile à comprendre et, espérons-le, à maîtriser !

À peine revenu de son voyage « aux pays des libertés » (Éd. de L’Observatoire, 2018), Gaspard Kœnig en a entrepris un nouveau « au pays de l’intelligence artificielle » (IA). Le philosophe libéral, fondateur du laboratoire d’idées GenerationLibre, a mené l’enquête, s’efforçant de « jeter un pont entre les fulgurances de la tech et les permanences de la métaphysique ».

Son expédition débute dans le laboratoire IA de Facebook à Paris, elle se poursuit à Berlin, aux États-Unis, en Chine et en Israël. Ce carnet de bord touffu résulte de plus de cent entretiens avec des experts et des philosophes (Cédric Villani, Yann Le Cun, Nassim Nicholas Taleb, Yuval Noah Harari…). Kœnig convoque aussi les classiques, sans technophobie mais avec de vraies précautions, car une menace pèse sur notre libre arbitre «  qui se trouve peu ou prou au fondement de nos sociétés occidentales depuis les Lumières, et qui justifie à la fois les droits individuels, les mécanismes de marché, le droit de vote et la justice pénale. »

Dans le domaine du travail – où les algorithmes se substituent aux ressources humaines –, de la justice – où ils guident les décisions –, en amour – où ils sélectionnent le conjoint –, jusque dans les domaines éthique et moral, Kœnig redoute que nous basculions dans la « société du tourniquet » en acceptant petit à petit, de tourniquet en tourniquet, « étourdi par le confort et l’efficacité » des choix délégués à l’IA, une forme de renoncement et de servitude. « Comment être libre et responsable, s’inquiète-t-il, quand notre pensée est le simple produit d’un champ de forces qui la dépasse ? » 

L’auteur relève un paradoxe : les responsables de ce sabotage contre le « soubassement libéral de nos sociétés » sont aussi les premiers défenseurs du libéralisme, soit les acteurs de la Silicon Valley, « tellement aveuglés par leur passion pour l’innovation qu’ils refusent de mesurer le risque fondamental que l’IA pose à la notion même d’individu ». Il emprunte à Deleuze le concept de « dividuel » (opposé à « individuel ») pour qualifier l’homme « décomposé en autant de coordonnées numériques qu’il y a de systèmes s’intéressant à lui », menant à une société sans sujet, sans unité, sinon sans politique.

Que faire ? Opter pour un « suicide » technologique, en renonçant aux risques du progrès ? Abandonner le terrain de la démocratie, quitte à laisser le « terrain libre aux autocrates » ? Kœnig imagine une troisième voie. En s’inspirant du philosophe américain Daniel Dennett, il renverse la notion de « libre arbitre » – trop ambitieuse – au profit de l’« arbitre libre », conciliant déterminisme (des algorithmes) et autonomie. Cette perspective « compatibiliste » considère, comme l’écrit Leibniz, que « la liaison des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever ».

Comment ? En s’appropriant nos choix, fussent-il guidés par l’IA, et en conférant à nos actions le sens d’une intention. Autrement dit, prendre conscience des déterminismes qui nous gouvernent et agir en fonction de cette connaissance, sans fatalisme. Insister sur l’arbitrage plutôt que sur la liberté, en définissant les domaines sur lesquels l’IA opère et les principes éthiques qui la guident, à partir d’une délibération avec soi-même.

Il s’agit ainsi de choisir l’échappée contre le trajet optimisé par l’algorithme ou de définir la liste de livres à partir de laquelle d’autres achats sont suggérés. « L’arbitre libre consiste ainsi en une sorte de réflexivité de l’intention. […] Nous maîtrisons le processus qui précède le choix. » Encore faut-il en avoir les moyens : politiquement, en assurant la propriété sur nos données ; techniquement, en assurant leur portabilité ; et personnellement, en dégageant le temps, l’argent et les compétences nécessaires à ces choix perpétuels.

Gaspard Koenig, né en 1982, est un essayiste français. Auteur de nombreux essais et romans, il est président du laboratoire d’idées GenerationLibre qu’il a lancé en 2013. Il défend le libéralisme. Gaspard Koenig est le fils de Jean-Louis Hue, ancien directeur de la rédaction du Magazine littéraire, et de la critique littéraire Anne-Marie Koenig. Après une scolarité au lycée Henri-IV, Gaspard Koenig est admis à l’École normale supérieure de Lyon en 2002, effectue une année d’échange universitaire à l’université Columbia, puis obtient l’agrégation de philosophie en 2004.

Par CÉDRIC ENJALBERT