En interviewant aujourd’hui Ibrahima Thiam, je ne m’adresse pas tant au président du mouvement d’opposition sénégalais « Un Autre Avenir » qu’au secrétaire général du Centre de recherches INSERM – Sorbonne Université. Les deux fonctions ne sont pas incompatibles, au contraire, car le thème de l’émission de ce jour porte sur la situation de la pandémie du Covid 19 dans le monde.
Q 1. Ibrahima Thiam, le virus chinois n’en finit pas d’être au centre de toutes les préoccupations, aussi bien des gouvernements que des populations, de la communauté scientifique que les psychologues et sociologues qui constatent chaque jour les dégâts du Covid 19 sur les organismes et les cerveaux. Avec l’INSERM, vous occupez un poste privilégié de vigie pour observer l’évolution de la pandémie, quelle réflexion faites-vous un an après l’apparition du virus chinois ?
Pour répondre à votre question je voudrais d’abord dire que le seul moyen de l’enrayer c’est le vaccin. Je me félicite que la communauté internationale se soit mobilisée aussi rapidement pour mettre au point plusieurs vaccins : américains, européen, russes, chinois etc. dans un laps de temps jamais inégalé dans notre histoire. Aujourd’hui la difficulté rencontrée par les laboratoires est dans la production massive de ces vaccins. Les pays pauvres en particulier attendent des centaines de millions de doses pour leurs populations. Or force est de constater que si en fin d’année 2020 on promettait 20% des vaccins, soit 1,23 milliards, pour les 92 pays les plus pauvres on est très loin d’avoir atteint cet objectif. La guerre des vaccins, le « nationalisme vaccinal », les tensions avec les laboratoires ont enrayé la machine et c’est très regrettable.
Q 2. Et pourtant, l’Union Européenne a exporté 77 millions de doses dans 33 pays entre le 1er décembre 2020 et le 25 mars 2021 sans compter 31 millions de doses envoyées au titre du programme Covax pour les pays les plus pauvres, l’Afrique principalement …
C’est une goutte d’eau dans l’Océan au moment où la Grande-Bretagne bloque ses exportations vers l’étranger alors que le pays dispose de deux sites de production à Oxford et Keele.
En Inde existe la plus grosse usine de vaccins du monde, elle produit l’AstraZeneca facile à déployer dans les pays pauvres, mais malheureusement celle-ci a bloqué ses exportations en raison d’une flambée de l’épidémie qui a conduit le gouvernement Indien à prioriser ses besoins nationaux. L’Inde n’a exporté jusque-là que 60 millions de doses.
Q 3. Une bonne nouvelle cependant, on vient d’apprendre que le laboratoire américain Johnson&Johnson avait l’intention d’envoyer jusqu’à 400 millions de doses de vaccin en Afrique à partir du 3ème trimestre et durant toute l’année 2022.
Vous avez raison Jean-Yves Duval, c’est une bonne nouvelle, et nous espérons beaucoup aussi avec l’arrivée du vaccin Sanofi à l’automne, quant à la Chine et la Russie elles ont débuté l’envoi de centaines de millions de vaccin « maison » notamment vers l’Afrique. Il ne faudrait pas en effet que les pays pauvres soient les grands oubliés de la guerre des vaccins. Il ne faut pas s’y tromper, sans un accès au vaccin pour le monde entier on ne pourra pas vaincre le virus.
Si ce n’était pas le cas certaines régions deviendraient des foyers de nouvelles mutations, le virus n’a pas de frontières nationales. La solidarité doit jouer car elle seule peut procurer une sécurité collective à l’ensemble de la planète.
Q 4. On a un peu le sentiment qu’à côté d’une « stratégie » vaccinale, celle dont vous parlez, existe aussi une « diplomatie » vaccinale. Tout n’est-il donc que politique, y compris en matière scientifique ?
Vous avez raison Jean-Yves Duval, voyez déjà comme en France, le gouvernement s’exonère de recommandations scientifiques, qui inciterait par exemple au confinement, car il doit tenir compte aussi du degré d’acceptabilité de certaines mesures par la population, de même qu’il prend en compte la situation de stress, d’angoisse que génère le confinement. Plus largement souvenez-vous qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, les USA ont assumé une part importante de la reconstruction de l’Europe Occidentale et de l’Asie orientale.
Si aujourd’hui les Etats-Unis et l’Europe n’assurent pas leurs responsabilités, ne doutez pas que la Russie et la Chine vont s’engouffrer dans la brèche de la diplomatie vaccinale pour créer des dépendances et renforcer l’image de leurs systèmes autoritaires.
Q 5. A vous écouter on pourrait en déduire que cette pandémie peut permettre à certains pays, la Chine notamment, d’avance leurs pions sur l’échiquier planétaire, alors même qu’elle porte une part de responsabilité dans la diffusion du virus. Sans vouloir abaisser notre entretien à de la politique politicienne, j’aimerais que vous m’ôtiez d’un doute, comme disait Don Diègue : une rumeur circule qu’au Sénégal Macky Sall et son entourage aurait auraient profité prioritairement de la vaccination contre le Covid. Pouvez-vous nous confirmer cette rumeur ou s’agit-il d’une fake-news ?
Difficile à croire mais c’est la triste réalité. Les premiers lots de vaccins qui devaient être prioritairement destinés aux personnels de santé, de sécurité et des personnes âgées traînant une comorbité ont été utilisés par des amis et proches de la première dame. Une campagne de vaccination ou plutôt une séance de vaccination VIP a été organisée au domicile du président où des proches de Macky et de personnes privilégiées ont bénéficié des premiers vaccins au détriment des ayants droits. Les pistons à la vaccination démontrent une fois de plus la gestion nébuleuse de la crise sanitaire.
Q 6. Pour en revenir à la question qui nous préoccupe, quelle est aujourd’hui, selon vous, la situation de la pandémie au Sénégal en terme de mortalité ? les mesures barrières sont-elles respectées ? Comment se déroule la campagne de vaccination ? Etes-vous optimiste pour l’avenir, je pense en particulier au tourisme, autre victime de la pandémie, qui concourt à la richesse nationale du pays et qui aujourd’hui est à l’arrêt ?
Le Sénégal recense plus de 1000 morts liés à la pandémie de coronavirus. Ce sont des chiffres qui n’ont rien de comparables avec ceux aux Etats-Unis, en Europe ou dans certains pays d’Asie. Mais la pandémie a fortement affecté certains secteurs, à commencer par le tourisme (8% du PIB), à l’arrêt depuis la fermeture de liaisons aériennes, l’hôtellerie/restauration et les transports, sous le coup de l’état d’urgence. Le fait de respecter le mot d’ordre « restez chez vous » a considérablement ralenti la production nationale. L’impact de la crise sanitaire se mesure par le recul du taux de croissance qui était en moyenne de 6,8 dans les années précédentes à -0,7 en 2021. Et l’absence d’activités est ressentie par le commerçant, le salon de coiffure, le chauffeur de taxi, le musicien, l’artiste, le couturier. Et la quasi-totalité de ces entreprenants sont dans le secteur informel. Ce secteur, qu’il faut reconnaître porte 97% de l’activité de l’économie sénégalaise.
Beaucoup d’entreprises iront ainsi en faillite par faute d’activités. En revanche la campagne vaccinale a commencé partout dans le pays avec les 200 000 doses du laboratoire chinois Sinopharm et un lot de 324.000 doses d’AstraZeneca reçu dans le cadre de l’initiative Covax. Je reste optimiste car notre pays dispose d’atouts et de ressources pour retrouver une dynamique économique si de profondes réformes structurelles sont engagées, à la sortie de la crise sanitaire
Q 7. Ma dernière question portera sur les conséquences géopolitiques de cette crise sanitaires historique. Jamais le monde n’avait connu, du moins dans la période contemporaine une telle épreuve, comment va-t-il ressortir de cette pandémie ?
Nous avons effleuré une partie de la réponse en évoquant l’influence grandissante de la Russie et de la Chine sur le continent Africain. Comment voulez-vous que l’Afrique ne soit pas reconnaissante envers ceux qui auront répondu à son appel au secours ? C’est à l’Amérique et à l’Europe de voir, au-delà des conditions sanitaires et humaines, leur intérêt économique.
Ils ont un rendez-vous avec l’histoire, à eux de ne pas le manquer. Au-delà, rien ne sera plus tout à fait comme avant, voyez comme la France déjà rapatrie certaines de ses fabrications de manière à ne plus être dépendante des usines étrangères. Le problème des masques a été, de ce point de vue, édifiant. Mais pas seulement. Les gouvernements ont pris conscience que la mondialisation avait ses limites et qu’au bénéfice d’une main-d’œuvre bon marché en Asie on ne pouvait plus laisser la Chine être la seule usine du monde.
Si de cette crise, la solidarité pouvait ressortir renforcée, et la lucidité plus grande, alors cette pandémie aurait eu au moins un aspect bénéfique
Je vous remercie Ibrahima Thiam pour cet entretien très enrichissant et j’en profite pour rappeler que vous présidez le mouvement « Un Autre Avenir » ouvertement opposé à la politique du président Macky Sall au sénégal. Et que les hommes politiques, dont vous êtes, avez aussi un rôle important à jouer dans cette grave crise sanitaire que connaît le monde aujourd’hui.
Merci Jean-Yves Duval, c’était un plaisir de répondre à vos questions sur ce sujet d’une brulante actualité
Interview réalisée par Jean-Yves Duval, Directeur d’Ichrono et d’Ichrono radio