Comment traverser l’époque avec philosophie ? « Montaigne n’aurait pas toléré le confinement » et Regard de COMTE DESPONVILLE

ÉPISODE (3/5). Montaigne a traversé une époque semblable à la nôtre à plus d’un titre : épidémies, tensions religieuses, crise du politique… Sa méthode pour traverser ces épreuves et ces incertitudes n’a pas pris une ride. Entretien avec le philosophe Gaspard Koenig.

Par Pascal Riché   Laurindo Feliciano pour « l’Obs »

Il y a un an, monté sur sa jument Destinata, Gaspard Koenig a refait le voyage de Michel de Montaigne à travers la France, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. L’occasion pour lui de se replonger dans « les  Essais » (et bien sûr le « Journal de voyage ») du philosophe du XVIe siècle qui aimait « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ».

On peut se dire pascalien, nietzschéen, voltairien… On n’entend jamais « montaignien ». Ne peut-on pas se réclamer de sa philosophie ?

Le mot « montaigniste » existe, mais il renvoie plutôt aux spécialistes universitaires de Montaigne. Peut-être parce que ce dernier ne se place pas sur le même plan que les autres philosophes. Montaigne imaginait que ses écrits serviraient à emballer le beurre sur les marchés. Il s’adresse au lecteur moyen, inventant ainsi la notion de « grand public ». Car selon lui, les artisans et les laboureurs sont bien souvent « plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université ». Il est convaincu que la philosophie est une sagesse pratique, pas un exercice théorique. C’est une réflexion très actuelle, tant la philosophie universitaire s’est refermée sur elle-même, dans une complexité conceptuelle qui sert souvent de paravent pour masquer son vide. Montaigne est franc du collier, il assume un flux de pensée, avec ses contradictions et ses tâtonnements. Voilà pourquoi il invente l’« essai ».

Comte-de Sponville nous parle de MONTAIGNE

leçon de sagesse

« Montaigne, l’humaniste sans illusions »

Le philosophe André Comte-Sponville nous fait partager sa passion pour l’auteur des Essais, plus d’actualité que jamais.

Dans cent ans, les gens intelligents et cultivés liront toujours Montaigne, assure André Comte-Sponville.

Didier Goupy/Albin Michel

Propos recueillis par Yoann Duval

Pourquoi l’auteur des Essais fait-il aujourd’hui l’objet d’une redécouverte enthousiaste ? Le philosophe André Comte-Sponville, qui vient de publier L’Inconsolable et autres impromptus (PUF), nous l’explique.

L’Express : Pourquoi Montaigne occupe-t-il une place si singulière dans votre vie ?

André Comte-Sponville : Parce qu’il est à la fois un grand philosophe et un immense écrivain. Ensuite, parce qu’il est l’esprit le plus libre que je connaisse, le plus lucide, le plus authentique – il pense au plus près de lui-même quand tant d’autres se servent de leur pensée pour oublier ou camoufler ce qu’ils sont. Enfin, parce qu’il aime la vie plus que la philosophie, et même plus que la sagesse : c’est la sagesse vraie.

À quelle occasion avez-vous découvert l’oeuvre de Montaigne pour la première fois ? Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé à l’époque ?

Je ne l’ai vraiment lu qu’assez tard, quand j’étais déjà jeune prof de philo. J’en avais lu quelques extraits dans ma jeunesse, je savais qu’il était un auteur de premier ordre. Par exemple, je connaissais cette phrase de Nietzsche à propos de Montaigne : « Qu’un tel homme ait existé, le plaisir de vivre sur cette terre en est augmenté. » Je me souvenais que Tolstoï, partant pour son dernier voyage, juste avant de mourir, n’avait emporté que deux livres : la Bible et les Essais. Je savais que Gide, Alain ou mon maître Marcel Conche le plaçaient très haut. Tout cela a fait que je me suis mis, vers la trentaine, à le lire sérieusement… La première chose qui m’a frappé, c’est la difficulté. La langue de Montaigne est incroyablement souple, vivante, savoureuse, mais c’est un français qui n’est plus le nôtre, avec beaucoup de mots aujourd’hui tombés en désuétude, au point qu’on aurait presque besoin d’une traduction en français moderne. Il en existe aujourd’hui d’excellentes mais où l’on perd inévitablement quelque chose de la beauté inouïe du texte original. Bref, je me suis mis à lire Montaigne dans sa langue, lentement, difficilement, surtout au début. A la longue, j’ai fini par m’y habituer, par connaître les quelques dizaines de mots oubliés qui reviennent le plus souvent dans ses Essais, par m’habituer à ses tournures de phrases et par découvrir ce que chacun sait, ou devrait savoir : la prose de Montaigne est d’une beauté, d’une souplesse, d’une inventivité sans égales. Quelle force ! Quelle vivacité ! Quelle liberté ! Quelle saveur ! Mais il n’y a pas que la forme : j’ai découvert très vite combien la pensée de Montaigne est profonde, audacieuse, rigoureuse à sa façon, quoique non systématique, enfin libératrice et tonique.

Quels sont les textes de Montaigne qui vous ont le plus marqué, nourri, et pourquoi ? Comment est-il devenu un compagnon de route philosophique ?

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Le troisième et dernier livre des Essais est sans doute le plus beau. Et mon chapitre préféré est le neuvième de ce troisième livre, « De la vanité ». Mais que de merveilles dans tous les autres ! J’ai pris l’habitude d’expliquer souvent des textes de Montaigne à mes étudiants, parfois en regard d’un texte où Pascal le cite ou le combat, le pille ou s’en démarque. Ce sont deux génies mais bien différents. Eh bien voilà : je me suis servi de Montaigne pour me défaire de Pascal, dont j’étais d’abord, au moins psychologiquement, beaucoup plus proche. Plus tard, j’ai écrit sur Montaigne plusieurs longs articles très approfondis dans des revues savantes. Je suis devenu une espèce de spécialiste de sa pensée, et plus je le connais, plus je l’admire. C’est un philosophe qui ne se fait pas d’illusions sur la philosophie, un humaniste qui ne se fait pas d’illusions sur l’homme, un rationaliste qui ne se fait pas d’illusions sur la raison. Il est pour cela « le maître des maîtres », comme il disait de Socrate : maître de lucidité, de liberté, de sagesse.

Montaigne se défend d’être l’héritier de la tradition métaphysique de la philosophie, celle qui sépare la conscience du corps, l’essentiel de l’accessoire, le divin du terrestre. Pourrait-on dire que la philosophie selon Montaigne est une philosophie de l’ordinaire, de la « vie humaine », comme vous aimez à le dire ?

Je ne suis pas d’accord avec vous. Montaigne est un héritier et ne s’en défend pas. Mais c’est un héritier critique : le contraire d’un disciple, d’un dogmatique ou d’un béni-oui-oui. Il ne croit pas aux systèmes. Il n’arrive même pas à imaginer que Platon ait cru sérieusement à ses Idées, ni Épicure à ses atomes. En revanche, il se plaît aux individus d’exception, comme Socrate ou Épaminondas, au moins autant qu’aux individus « ordinaires ». Ne faisons pas de Montaigne un philosophe de la médiocrité. Un philosophe de la vie humaine, oui, bien sûr. C’est qu’il n’est pas dupe de ceux qui prétendent « dépasser l’homme », comme les stoïciens. Par exemple, ceci contre Sénèque : « Ô la vile chose, dit-il, et abjecte que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. » A bien des égards, il préfigure Hume et Kant. Ce n’est pas une philosophie de la médiocrité ; c’est une philosophie consciente de ses limites, qui sont celles de l’humanité, qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire. C’est pourquoi d’ailleurs, contrairement à ce que vous dites, il sépare le divin du terrestre : parce que nous n’avons accès qu’à celui-ci, pas du tout à celui-là.

Diplomate, magistrat, maire et gouverneur de Bordeaux, Montaigne l’engagé se distingue dans l’art d’exercer la chose publique. Vous qui, au contraire, êtes resté à distance du politique, comment envisagez-vous le rôle d’un intellectuel ?

Comme lui, je crois : un intellectuel doit être lucide et sincère, ne pas se laisser emporter par la haine ou la colère, respecter ses adversaires, mettre la vérité plus haut que la victoire, participer au débat public sans jamais sacrifier sa liberté de penser à quelque cause que ce soit. Je ne suis pas un intellectuel engagé ; je suis un intellectuel citoyen. Il en allait de même de Montaigne : il a été maire de Bordeaux mais il n’a jamais été l’homme d’un parti, d’un camp ou d’une idéologie.

L’oeuvre définitive que sont les Essais est traversée par ses réflexions autour des guerres de Religion. Pourtant de foi catholique, Montaigne étonne par ses prises de positions subversives et inconfortables de compromis et plaide pour placer la nation au-dessus de la religion. Faut-il y voir les prémices du concept de laïcité ?

« Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands », écrit Montaigne. Il est donc bien chrétien puisqu’il est périgourdin, mais lui sait qu’il est chrétien par hasard, ce qui lui interdit de faire de sa religion une certitude ou un absolu, qu’il faudrait imposer à autrui. Disons qu’il est sceptiquement chrétien. Au reste, sa mère était d’origine juive : il n’est pas impossible, quoiqu’il n’en dise rien, que cela ait joué un rôle… Toujours est-il que Montaigne est un exemple, bien rare à son époque, de tolérance. C’est le contraire d’un fanatique. Faut-il y voir les prémices de la laïcité ? Pour une part, oui : il met la paix civile plus haut que les querelles théologiques. Mais la laïcité, qui est un mode d’organisation sociale, importerait moins à ses yeux que la liberté de l’esprit, qui ne saurait dépendre de quelque État que ce soit.

La fascination de Montaigne pour la coutume l’a souvent fait passer pour un conservateur. Pourquoi le relire en 2018 est-il essentiel ?

Ce n’est pas une fascination : c’est la prise en compte du fait – souvent méconnu et pourtant décisif – que nous sommes forgés par la coutume – on dirait aujourd’hui « par la culture » – beaucoup plus que par le savoir ou la réflexion. Par exemple quand Montaigne écrit ceci : « Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume : chacun, ayant en vénération interne les opinions et moeurs approuvées et reçues autour de lui, ne s’en peut déprendre sans remords, ni s’y appliquer sans applaudissement. » Il est en avance de trois siècles sur les sciences humaines. Pas étonnant que Lévi-Strauss l’ait tellement admiré. Pour le reste, il est en effet conservateur : il pense que tant que les choses sont supportables, il y a plus de risques à les bouleverser qu’à les laisser en état ou à les réformer modérément. L’histoire ne lui a pas vraiment donné tort… Cela dit, ses opinions politiques comptent moins que sa conception de la politique : il apprend à en faire sans en être dupe, sans haine, sans y perdre sa liberté ni son âme, et sans non plus la confondre avec la morale. C’est l’une des raisons pour lesquelles il faut le relire, et pas seulement « en 2018 », comme vous dites. Dans cent ans, plus personne ne se souviendra de Sarkozy ou de François Hollande, et peu se souviendront de Macron. L’Express, selon toute vraisemblance, aura disparu depuis longtemps. Mais les gens intelligents et cultivés liront toujours Montaigne.

La Boétie et Montaigne ont noué une amitié intense, amoureuse et prolifique. Leurs écrits se sont mêlés les uns aux autres et leur rencontre laissera une trace sur l’histoire de la pensée. Avez-vous un contemporain avec qui vous entretenez un compagnonnage ?

« Amoureuse », ce n’est pas ce que dit Montaigne, ni sans doute ce qu’il vécut. Parlons plutôt d’une amitié passionnée et passionnante. J’en ai vécu quelques-unes de telles, quoique avec moins d’intensité. Mais vous me permettrez de ne pas citer de noms…

Et si nous devions ne garder qu’une seule phrase de l’oeuvre de Montaigne…

Peut-être celle-ci : « Je veux qu’on agisse, et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » Ou cette autre : « C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler… » Éthique de l’action, sagesse de la miséricorde.