Souleymane Bachir Diagne : le « gai savoir » métissé

Grégoire Kauffmann dans mensuel 476
daté octobre 2020 – 1134 mots 

Le philosophe érudit, imprégné de soufisme, de bergsonisme, d’africanisme, d’existentialisme sartrien, est invité à prononcer la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois.

Il aime manipuler des mots chargés de dynamite : « postcolonial », « décolonial », « islamophobie ». De ces vocables qui fracturent aujourd’hui le débat intellectuel Souleymane Bachir Diagne propose un usage serein, buissonnier. Il parviendrait presque à en faire oublier le caractère clivant. Cet art de ruser avec les assignations du langage, cette disposition joyeuse à déjouer les poncifs, font du professeur de l’université Columbia (New York) un penseur résolument « décentré ». Sa renommée mondiale s’est édifiée sur le dialogue toujours recommencé entre disciplines, langues et continents. « Pluralisme » : considéré par d’autres comme galvaudé, le mot revient chez lui comme une antienne. Il définit à la fois un parcours composé de dépaysements successifs, et une pensée philosophique frottée de soufisme, de bergsonisme, d’africanisme, d’existentialisme sartrien.

Ce « gai savoir » métissé, confesse-t-il, remonte au plus loin de sa géographie intime. C’est à Saint-Louis, à l’embouchure du fleuve Sénégal, que Souleymane Bachir Diagne naît de parents postiers en 1955. Cosmopolite, ouverte aux grands vents des influences maure, marocaine, française, la « Venise d’Afrique » fut aussi longtemps l’un des principaux comptoirs de la traite négrière. La maison familiale recèle une merveille : la bibliothèque religieusement constituée par un père issu d’une lignée d’imams. Un érudit passionné de mystique et de théologie, dans la grande tradition maraboutique. Dans les rayons, Souleymane Bachir Diagne découvre aussi Sartre et Marx. Sous l’égide paternelle, il se familiarise avec l’examen critique des textes du Coran, fait sienne une vision énergique, éclairée et inventive de l’islam. Il la revendique plus que jamais.

Son parcours d’excellence au lycée Van-Vollenhoven de Dakar lui ouvre le Saint des Saints : l’hypokhâgne de Louis-le-Grand, au coeur du Quartier latin. 1973 : il débarque à Paris en pleine effervescence post-soixante-huitarde. Alors élève dans les mêmes classes préparatoires, l’historienne Françoise Blum se souvient d’un garçon infiniment courtois, réfléchi, et d’un charisme irradiant. « On refaisait le monde au café Le Malebranche. Souleymane avait déjà un cercle d’admirateurs. Il était proche de l’Union des étudiants communistes (UEC) et défendait le principe de la dictature du prolétariat, que le Parti communiste était en train d’abandonner. » A 17 ans, la même Françoise Blum voyage pour la première fois au Sénégal. L’étudiante y est reçue dans la famille de son camarade dakarois. Naissance d’une vocation : elle deviendra l’une des meilleures spécialistes de l’Afrique contemporaine.

Concilier philosophie et mathématiques

Premier Sénégalais à intégrer l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, Souleymane Bachir Diagne y suit avec ferveur les cours de Louis Althusser et de Jacques Derrida. L’institution est alors une pépinière de militants maoïstes. Mais Souleymane Bachir Diagne arrive après la bataille, « en queue de comète », lâche-t-il non sans laisser percer un certain regret. Principale organisation maoïste, La Gauche prolétarienne (GP) s’est autodissoute trois ans plus tôt. « Je me considérais alors comme mao, conforté dans cette voie par l’enseignement d’Althusser, mes discussions enflammées avec les étudiants de la Rue d’Ulm et toute la littérature militante qui débordait des librairies du boulevard Saint-Michel. » L’agrégation de philosophie en poche, Souleymane Bachir Diagne réconcilie passion philosophique et appétence pour les maths. C’est à l’algébriste George Boole (1815-1864), lointain précurseur du langage informatique, qu’il consacre sa thèse. Cette immersion dans les mathématiques aiguise son intérêt pour la théorie philosophique du langage. George Boole utilise un système de signes énoncés dans une langue artificielle, l’algèbre, émancipé des langues humaines mais accessible à chacune d’entre elles. A travers le statut du langage et les singularités de la traduction, il ouvre une réflexion saisissante sur les possibilités de communication entre les civilisations. Souleymane Bachir Diagne défend aujourd’hui le principe d’un « universel de rencontre et d’accomplissement du pluralisme ». Et aime à citer cette phrase d’Édouard Glissant : « J’écris en présence de toutes les langues du monde. »

En 1982 (il a 27 ans), c’est le retour à Dakar. « Il a voulu mettre en partage son bagage intellectuel avec les étudiants sénégalais », analyse Françoise Blum l’amie de toujours. Trois ans après la révolution iranienne, l’heure est aux questionnements sur le réveil de l’islam politique. A l’université, le jeune homme pilote l’ouverture d’un enseignement d’histoire de la philosophie dans le monde islamique. Une première. Contre le fondamentalisme et les tenants d’un islam pétrifié, l’enfant de Saint-Louis célèbre la tradition d’un monothéisme ouvert, vitaliste, réformateur. Il revendique la filiation du penseur et poète musulman indien Muhammad Iqbal (1877-1938), objet de son livre Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad d’Iqbal (Maisonneuve & Larose, 2001).

N’est-il pas temps de « décoloniser les imaginaires », interroge ce défenseur du panafricanisme ? L’Europe est trop souvent présentée comme la scène unique de l’histoire universelle. A rebours de cet « universalisme de surplomb » imposé par l’Occident, Souleymane Bachir Diagne parie sur la réciprocité entre les cultures, entre les langues. Dans Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (CNRS éditions, 2011), il révèle la forte influence exercée par l’auteur de Matière et mémoire (1896) en Inde et en Afrique. En témoignent deux figures majeures de la lutte anticoloniale, le musulman Muhammad Iqbal et le catholique Léopold Sédar Senghor. Ces entrelacements soulignent son attachement à un universel conçu comme « décentrement postcolonial » et « irruption du pluriel ». Avec une érudition pleine de virtuosité, il s’en explique longuement dans son dialogue à fleurets mouchetés avec l’anthropologue Jean-Loup Amselle (En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018). Contre une certaine dérive militante des études postcoloniales, Souleymane Bachir Diagne met néanmoins en garde contre l’« exaltation relativiste » et le piège des assignations identitaires. « Je ne me reconnais pas dans cette idée que l’universel est nécessairement impérialiste », prévient le philosophe.

Conseiller d’Abdou Diouf

« L’un des plus grands penseurs contemporains du continent africain. » Le compliment figure à la fin des Mémoires (Seuil, 2014) de l’ancien président sénégalais Abdou Diouf. Dans les années 1990, avant de partir enseigner aux États-Unis, Souleymane Bachir Diagne fut appelé à ses côtés comme conseiller pour la culture et l’éducation. Il participe alors au développement de l’université Gaston-Berger, à Saint-Louis, et contribue au rayonnement de la Biennale de Dakar. Amie du philosophe, la sociologue Gisèle Sapiro se souvient d’un séjour avec lui dans la capitale sénégalaise à la fin des années 2010. « Les passants le reconnaissaient dans la rue, l’arrêtaient pour le saluer. A l’université Cheikh-Anta-Diop, une nuée d’étudiants l’attendaient, ils voulaient tous faire des selfies avec lui ! » Pas de quoi faire tourner la tête à ce contemplatif discret que les affres de la renommée semblent presque laisser indifférent. Son secret ? Le doute philosophique et la capacité, teintée d’humour, à « ne jamais se prendre trop au sérieux ». Les auditeurs des Rendez-vous de l’histoire de Blois pourront s’en rendre compte le 9 octobre prochain lorsqu’il en prononcera la conférence inaugurale.

Grégoire Kaufmann est enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris.

Image : Souleymane Bachir Diagne.
Mathieu Zazzo/Pasco.

SES DATES

1955,
8 novembre Naissance à Saint-Louis (Sénégal).

1977
Admis à l’ENS Ulm.

1982
Thèse de doctorat de philosophie : « De l’algèbre numérique à l’algèbre de la logique ».

1989
Boole, 1815-1864. L’oiseau de nuit en plein jour (Belin).

1993
Conseiller pour l’éducation et la culture auprès du président sénégalais Abdou Diouf jusqu’en 1999.

2001
Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal (Maisonneuve & Larose).

2008
Professeur de français et de philosopie à l’université Columbia (New York).

2019
La Controverse. Dialogue sur l’Islam, avec Rémi Brague (Stock-Philosophie Magazine).

2020, 9 octobre
Conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois à la halle aux Grains.