Le meilleur hommage à Babacar Touré : perpétuer son œuvre-Par le PR Alpha SY

De l’homme, il a été beaucoup question   des compétences professionnelles, de la générosité et, surtout, des engagements multiformes au service des bonnes causes. Notre contribution est un bref regard sur le parcours d’un compatriote qui s’est évertué à mettre à contribution son intelligence et ses connaissances scientifiques pour la réalisation de l’idéal de liberté et de justice sociale. Cette option de Babacar Touré, homme de conviction doté d’une extraordinaire force de conviction, permet, un tant soit peu, de comprendre comment il a pu s’extirper du cadre étroit du corporatisme pour s’investir dans un militantisme intégral.

À partir de 1985, un groupe, composé entre autres de Babacar Touré, Abdoulaye Ndiaga Sylla, Sidy Gaye et Ibrahima Fall, « s’était donné pour tâche urgente et prioritaire, de contribuer à réhabiliter le journalisme et les journalistes de ce pays. »

Conscients des immenses enjeux de la lutte contre le monolithisme médiatique, ces pionniers réussirent la prouesse de passer à Sud Magazine en mars 1986, puis à Sud Hebdo en décembre 1987, après à Sud au quotidien, en février 1993 avant de trouver leur consécration dans Sud quotidien, au lendemain de l’élection présidentielle.

Les initiateurs du projet revoient leur ambition à la hausse en ouvrant le front de la lutte pour la libération des ondes. Initiative osée, s’il en est, au regard du rôle éminemment stratégique de la radio dans la politique d’asservissement des populations. Babacar Touré fera preuve d’une détermination jamais prise à défaut et d’un sens remarquable de la négociation pour faire infléchir le Président Diouf confronté, d’une part, aux exigences des nouvelles mutations géopolitiques et, d’autre part, aux pressions des conservateurs du Parti socialiste. Il mettra à profit les Assises de Chaillot de novembre 1991, conçues   dans la trajectoire du Sommet de la Baule de juin 1990, qui avait débouché sur « l’engagement de faire avancer le processus de démocratisation, de consolider les institutions démocratiques et de développer des programmes appropriés dans ce sens ».

La tâche lui est « facilitée » par le chef de l’État sénégalais lui-même qui avait sollicité auprès du Président François Mitterrand une fréquence à Africa N° I, à Paris.  Lors de la Conférence de presse, Babacar Touré interpella son compatriote : « Vous parlez ici à Chaillot de démocratie, de liberté de presse, vous réclamez même une fréquence pour Africa N° I à Paris. Mais qu’est-ce que vous attendez pour concrétiser ces vœux chez vous ? »

Dans sa réponse, Abdou Diouf   émettra des réserves au regard de l’usage « subversif » que pourrait en faire son interlocuteur, considéré par certains socialistes comme étant de connivence avec l’opposition. Babacar Touré, usant de toute sa capacité de persuasion, renchérissait : «…. Vous devrez donner à des Sénégalais la possibilité d’avoir une fréquence parce que c’est ça l’évolution du monde, leur droit en tant que citoyens, le droit des citoyens de disposer d’une offre plurielle et pluraliste. Vous ne faites tort à personne, peut-être même que vous policez votre image de démocrate. » Sceptique, le chef de l’exécutif sénégalais lui demandera une garantie quant à l’usage qu’il ferait de la fréquence. « La seule garantie que je puisse vous donner, répondra-t-il, c’est que nous serons tous sous l’abri de la loi. La loi est là pour tous. »

 

D’une conquête de longue lutte, l’obtention d’une fréquence radio ne saurait être une fin en soi. Elle devait plutôt constituer un laboratoire de mise en œuvre d’un certain nombre   d’idées participant pleinement d’un véritable renouveau médiatique.  Il s’agit notamment d’une information de qualité qui se décline en termes de fiabilité, de pluralité et d’accessibilité.

Mais le Groupe en gestation était surtout conscient que le droit des Sénégalais de « disposer d’une offre plurielle et pluraliste » restait un vœu pieux tant que la langue utilisée demeurait comprise par, à peine, 5% des citoyens. Ainsi, dans la ligne éditoriale de Sud Fm, l’usage de la langue wolof a fait l’objet d’une attention particulière. La réhabilitation et la valorisation du wolof dans les programmes radiophoniques, dans un contexte où la bande Fm offrait un excellent confort d’écoute, ont constitué une des manifestions les plus remarquables de l’instauration d’un nouvel ordre médiatique. Pour preuve, au-delà de Sud Fm, c’est toute la presse, y compris les media d’État eux-mêmes, qui s’en inspirera.

Cette intégration du wolof a été une sorte de justice républicaine rétablie au profit des citoyens exclus de l’espace public du seul fait du recours démesuré au français. En créant les conditions de prise de parole de Sénégalais arabophones et d’une lecture de l’islam ouverte sur le monde moderne, elle aura beaucoup contribué à l’enrichissement du débat démocratique.

En outre, cette réhabilitation incita paysans, ouvriers, pasteurs, commerçants et bon nombre d’acteurs du secteur informel à observer avec beaucoup plus d’attention la scène politique. Mieux, la langue étant, selon les mots de Fanon, l’âme d’un peuple, la réhabilitation du wolof a eu comme corollaire la revalorisation de tout un patrimoine culturel. Partant, décomplexés, les journalistes affichèrent tout un talent pour parler les langues du pays avec un art insoupçonné.

Avec cette effervescence médiatique qui fait le lit d’une conscience citoyenne larvée, l’ostracisme dont étaient victimes les porteurs de ce projet se transforma en adversité pour ne pas dire animosité. La raison expliquait Mame Less Camara, ou plutôt Abdou Sow, en est bien simple :  les leaders des partis politiques assistaient désemparés à la constitution « d’un pôle de pouvoir qui ne tire sa force que dans la manière de s’acquitter de sa mission et du respect scrupuleux avec lequel il observe les règles de déontologie. »

Dans cette atmosphère délétère, le Groupe Sud Communication sera confronté à de terribles épreuves dont son procès épique contre la Compagnie Sucrière Sénégalaise (C. S.S). Pour avoir relayé l’information selon laquelle la Douane aurait surpris la CSS   important, à partir du Brésil, du sucre fini, prêt à être consommé en lieu et place de la poudre de sucre semi fini, roux, qui lui était autorisée d’importer, Sud quotidien fut l’objet d’une poursuite judiciaire.  Se présentant au procès avec l’argument selon lequel la CSS avait bien importé du « sucre roux mais seulement de couleur… blanchâtre », les Conseillers réussiront la prouesse de faire condamner le   Groupe à payer la bagatelle de 500 millions de francs CFA avec une condamnation ferme pour Abdoulaye Ndiaga Sylla, Sidy Gaye, Bocar Niang, Mame Olla Faye et Ibrahima Sarr.

Mais ce verdict, loin de mettre à genoux le Groupe, le souda davantage non sans en faire une instance de cristallisation de la maturation citoyenne.  Des organisations syndicales et patronales et des groupes de pression dénommés « Fan’s Club Sud » se mobilisèrent, conscients que la transparence pour laquelle le Groupe de presse se battait, n’est pas seulement une exigence politique et démocratique mais une des conditions de possibilité du décollage économique.

L’importance de cette séquence historique ne s’épuise pas dans l’illustration   de la détermination des pionniers de la presse privée à juguler toute tentative de son démantèlement.  Elle témoigne aussi du fait que leur combat a vite débordé le cadre étroit du corporatisme pour s’inscrire dans la lutte pour l’émergence d’un véritable État de droit.

Certes, ces précieuses conquêtes ont bénéficié d’un contexte extrêmement favorable avec l’effondrement du Mur de Berlin, les luttes des peuples africains pour plus de pain et de justice sociale et la problématique du Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication, portée par Makhtar Mbow et Sean Mac Bride. Elles portent aussi les marques indélébiles de la générosité et de la lucidité de professionnels de l’information et de la communication suffisamment mus par l’esprit républicain pour s’engager dans une démarche unitaire au même moment où leaders syndicaux comme   politiques restaient victimes de leur ego surdimensionné.

Mais, si parmi cette génération la figure de Babacar Touré a émergé comme un iceberg c’est dans la mesure où, ouvert de cœur et d’esprit, le natif de Fatick a su faire preuve d’un leadership incontestable. Ayant le sens de la perspective, doté d’une sens stratégique rarissime, il a su, pour chaque projet, collaborer avec des hommes de qualité pour atteindre son objectif. Ce sens de la perspective apparait aussi avec un relief particulier dans ses tout derniers textes. Culture ou culte de violence et L’arc de feu sous régional, écrits sans doute en rassemblant ses dernières énergies car à quelques jours du rendez-vous fatidique avec la faucheuse, sont d’une tonalité qui rappelle étonnamment Césaire : « Et c’est comme ça… Tous les soirs…  L’ocelot est dans le buisson, le rodeur à nos portes ; le chasseur d’hommes à l’affût, avec son fusil, son filet, sa muselière : le piège est prêt, le crime de nos persécuteurs nous cerne les talons, et mon peuple danse ! »

Sauvegarder et enrichir Sud quotidien, Sud Fm et l’Institut Supérieur des Sciences de l’Information et de la Communication, en tant que pans entiers de notre patrimoine non seulement audiovisuel mais aussi républicain restent le meilleur hommage à rendre à Babacar Touré.

Alpha Amadou SY