« Capital et idéologie » de Thomas Piketty : les sociétés esclavagistes, l’inégalité extrême… Thomas Piketty 

Le célèbre économiste Thomas Piketty vient de publier un nouvel ouvrage, « Capital et idéologie ». Pour lui, c’est le combat pour l’égalité qui permet le progrès. Il analyse les inégalités dans le monde et le temps. Une large part du livre est consacrée au colonialisme et à l’esclavage.

La forme la plus extrême du système inégalitaire. C’est ainsi que dans son nouveau livre, « Capital et idéologie » (éditions du Seuil), Thomas Piketty qualifie les sociétés esclavagistes comme l’ont été les Antilles françaises et anglaises.

Lors de l’abolition de l’esclavage, on a indemnisé les maîtres et pas les esclaves au nom de l’idéologie propriétariste

Et même l’abolition de l’esclavage, immense progrès, s’est traduite par une nouvelle inégalité. Cela semble incroyable aujourd’hui : on n’a pas indemnisé les esclaves, mais leurs anciens propriétaires. Comme pour l’esclavage, cela découlait d’une idéologie. Dans ce cas, celle du propriétarisme, sacralisant la propriété. Nombre d’intellectuels de l’époque, à l’exemple de Tocqueville, agitaient dans ce sens l’argument de la boîte de Pandore, comme le décrit Thomas Piketty :

L’argument est de dire : après tout, ces propriétés-là (les esclaves) ont été acquises dans un cadre qui était légal à l’époque. Si vous commencez à les exproprier (les propriétaires d’esclaves) sans compensation, où est ce que vous voulez vous arrêter ? En particulier qu’est-ce que vous allez faire des personnes qui ont possédé des esclaves dans le passé, qui ensuite les ont revendus pour acheter un château dans le Bordelais, ou un immeuble à Paris, ou un portefeuille financier. Vous allez être obligés, eux aussi, de leur demander des comptes puisqu’après tout ils se sont enrichis avec l’esclavage.

Haïti a payé pour sa liberté jusqu’au milieu du XXe siècle

De proche en proche, l’édifice de la sacro-sainte propriété privée aurait été menacé. Du coup, dans le cas d’Haïti, c’est l’île elle-même qui a dû payer à la France un lourd tribut, jusqu’au milieu du XXe siècle, pour compenser les propriétaires. Et Paris n’a jamais rendu cet argent, réclamé par Port-au-Prince.

Des demandes de réparations légitimes

Thomas Piketty juge cette revendication des Haïtiens légitime, tout comme celle, en général, de réparations, de la part des descendants d’esclaves. Des réparations, à ses yeux, sous forme notamment de justice transnationale, indépendante des origines des personnes, descendantes ou pas d’esclaves. Et sur des biens fondamentaux comme la santé ou l’éducation. Dans les régions françaises d’Outre-mer, elles passeraient entre autres par le foncier, et l’économiste rappelle :

On a une structure de la propriété terrienne dans beaucoup des territoires concernés. En Guyane, Christiane Taubira en a beaucoup parlé, et à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion, qui pourrait donner lieu à des redistributions de terres, permettant des accès à la propriété terrienne. Cela s’est fait dans d’autres contextes, des réformes agraires, des contextes où les injustices du passé étaient moins extrêmes que celles-là, donc c’est quelque chose qui peut tout à fait être envisagé. Par ailleurs, dans le monde, d’autres minorités, opprimées dans le passé, ont obtenu des réparations. Pour l’économiste, c’est une question de rapports de forces et de mobilisation. Cela passe aussi par la connaissance et la mémoire. « Capital et idéologie » veut y contribuer.

Bruno Sat et Emmanuel Morel ont rencontré l’économiste :

Thomas Piketty, les sociétés esclavagistes, l’inégalité extrême…

Capital et idéologie

Thomas Piketty

Toutes les sociétés humaines ont besoin de justifier leurs inégalités : il faut leur trouver des raisons, faute de quoi c’est l’ensemble de l’édifice politique et social qui menace de s’effondrer. Les idéologies du passé, si on les étudie de près, ne sont à cet égard pas toujours plus folles que celles du présent. C’est en montrant la multiplicité des trajectoires et des bifurcations possibles que l’on peut interroger les fondements de nos propres institutions et envisager les conditions de leur transformation.

À partir de données comparatives d’une ampleur et d’une profondeur inédites, ce livre retrace dans une perspective tout à la fois économique, sociale, intellectuelle et politique l’histoire et le devenir des régimes inégalitaires, depuis les sociétés trifonctionnelles et esclavagistes anciennes jusqu’aux sociétés postcoloniales et hypercapitalistes modernes, en passant par les sociétés propriétaristes, coloniales, communistes et sociales-démocrates. À l’encontre du récit hyperinégalitaire qui s’est imposé depuis les années 1980-1990, il montre que c’est le combat pour l’égalité et l’éducation, et non pas la sacralisation de la propriété, qui a permis le développement économique et le progrès humain.
En s’appuyant sur les leçons de l’histoire globale, il est possible de rompre avec le fatalisme qui nourrit les dérives identitaires actuelles et d’imaginer un socialisme participatif pour le XXIe siècle : un nouvel horizon égalitaire à visée universelle, une nouvelle idéologie de l’égalité, de la propriété sociale, de l’éducation et du partage des savoirs et des pouvoirs.

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’École d’économie de Paris, Thomas Piketty est l’auteur du Capital auXXIe siècle (2013), traduit en 40 langues et vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires, dont le présent livre est le prolongement.