Tonda Joseph. — Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui -Fiche de lecture Jean-Paul Colleyn 

Le philosophe et anthropologue Joseph Tonda poursuit une œuvre monumentale sur l’aliénation, qui a commencé avec son livre, La guérison divine en Afrique centrale (2002), suivi par trois autres : Le Souverain moderne (2005), L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements (2015) et, enfin, Afrodystopie, la vie dans le rêve d’Autrui (2021)Si les années 1960, avec l’accession à l’indépendance des pays africains, avaient été marquées par un souffle d’espoir utopique, le rêve fut de courte durée et se transforma rapidement en dystopie : l’Afrique, en proie à des pouvoirs prédateurs, victime d’un système international inique et d’un néolibéralisme sauvage, est devenue le lieu du malheur et vit une sorte de descente aux enfers. L’utopie est un lieu idéal imaginaire, mais la dystopie, elle, est le lieu du malheur réel. Bien que Tonda utilise peu la notion d’aliénation, c’est sans doute le thème central de toute son œuvre et, en particulier, de cette large fresque aux accents freudo-marxistes, mâtinés d’une très vaste panoplie de références aux auteurs anciens et actuels : outre les Marx et Freud déjà cités, les Deleuze et Guattari de L’anti-Œdipe, le Platon du mythe de la caverne, le Hobbes du Léviathan, le Castoriadis de L’institution imaginaire de la société, le Dany-Robert Dufour du Divin marché et de La cité perverse, l’Anselm Jappe des Aventures de la marchandise et de La société autophage, l’Achille Mbembe de De la postcolonie, et de nombreux autresComme chez Hegel, l’humain, semble-t-il, ne se développe qu’à travers l’inhumain, le réel qu’à travers la fiction et le rêve qu’à travers le cauchemar. L’aliénation n’est pas une divagation, elle n’est pas éthérée, elle ne flotte pas par-dessus les choses, elle est bien réelle et malheureusement efficace. Les rapports que l’être humain entretient avec ses propres créations se compliquent inévitablement lorsque celles-ci s’autonomisent, prennent la forme abstraite de l’argent et se retournent contre ses créateurs. Ces créations humaines deviennent des toutes-puissances tyranniques aux mains — mais des mains qui ne contrôlent plus rien — d’une minorité d’individus aussi aliénés que leurs victimes. L’Argent agit comme un monstre qui transforme ceux qui croient le posséder en possédés.

2Il y a chez Tonda une lecture freudienne des symptômes dont souffre l’Afrique contemporaine, mais il s’agit du Freud des inconscients collectifs, celui de Totem et Tabou, de Moïse et le monothéisme, de La psychologie des masses, de L’avenir d’une illusion, de Malaise dans la culture. Au-delà du freudisme, l’auteur s’inspire aussi de la schizoanalyse deleuzienne qui, en évitant le thème central de la répression des désirs œdipiens, étudie plutôt le fonctionnement des « machines désirantes ». Dans les livres de Tonda — ce qui d’ailleurs exerce un charme et provoque un trouble —, les concepts, qui sont à la fois littéraires, psychanalytiques (fantasmatiques) et sociologiques, s’appliquent à un monde dans lequel la frontière entre le réel et la fiction est définitivement brouillée. Dans ce livre, Tonda utilise des œuvres de fiction en les reliant aux recherches en sociologie, en anthropologie, en philosophie et en histoire. Il ne s’inscrit pas explicitement dans les études postcoloniales, mais il les enrichit en déchiffrant les imaginaires globalisés qui se sont emparés du monde et, en particulier, du monde pauvre lorgnant vers le monde riche.

3Selon notre auteur, les Africains de la Cuvette centrale, gouvernants et sujets, vivraient un rêve éveillé et aliéné, un rêve qu’ils feraient « dans le regard de l’Autre », cet autre étant le blanc avec tous ses attributs fétichisés : la science, les machines, Dieu, l’argent, la bourse, le CFA. En somme, « on vit dans l’univers délirant d’autrui » (p. 253). Dans la terrible modernité africaine d’aujourd’hui, le dieu chrétien et le génie sorcier participent des mêmes « structures de causalité » du malheur. Le diable et la sorcellerie ne sauraient, en effet, être extérieurs au travail de Dieu. Nous retrouvons-là, bien entendu, la figure du Souverain moderne, déjà rencontrée dans les ouvrages précédents et qui n’est pas, rappelons-le, l’archétype du dictateur africain, mais plutôt la puissance diabolique qui, en Afrique (et peut-être aussi ailleurs), règle le rapport aux corps, aux choses et au pouvoir. Le « Souverain moderne » ne désigne pas seulement le dictateur, mais un dispositif qui englobe tous les rouages institutionnels et idéologiques du pouvoir ainsi que leurs victimes. Par rouages idéologiques, il faut comprendre que « son principe est la violence de l’imaginaire, la violence du fétichisme », une phrase-leitmotiv qui revient tout au long du livre et lui donne la forme d’un voyage halluciné, d’une descente au cœur des ténèbres, dans cette partie de l’Afrique où le dieu et le diable se complètent, tout comme la Vierge Marie est flanquée de son double diabolique, Mami Wata.

4Alors que les anthropologues n’osent plus utiliser la notion de fétichisme, entachée de préjugés colonialistes et contestée dès 1908 par Marcel Mauss, Joseph Tonda l’analyse en revisitant de Brosses (en ce qui concerne l’objet), Marx (en ce qui concerne la marchandise et l’argent), Freud (pour l’inconscient et le corps), Foucault (pour le corps), Bourdieu (pour le corps politique). Cette réhabilitation du terme fétiche se défend d’autant mieux ici qu’il ne sert plus à caractériser le primitif, comme à l’époque du commandant de Brosses ou de Lévy-Bruhl, mais plutôt les valeurs et puissances abstraites qui permettent à l’économie néolibérale globalisée d’opérer. Autre trait de la modernité aliénée : l’écran omniprésent mais qui aveugle plutôt qu’il ne donne à voir. Nous ne sommes plus dans l’obscurité de la caverne platonicienne, mais soumis à une surexposition médiatique qui, tout autant, empêche de voir. Car les nouveaux fétiches sont aussi des images, grossies, truquées, divinisées, projetées au-delà de toute critique possible. La caractéristique commune des images-écrans est l’éblouissement, c’est-à-dire, le fait de plonger dans le noir et de faire voir le monde autrement qu’il est. Le fétichisme de l’image se traduit de la même manière en Afrique centrale et en Occident jusque dans les « détails » comme « les griffes » vestimentaires, marqueurs d’une identité jouée dans ce monde où les structures de référence se sont effondrées. La chaîne de télévision Trace Africa est une matérialisation emblématique du principe de la jouissance ininterrompue.

5Au terme d’une fresque aussi inquiétante qu’étrange, force est de constater que c’est la Mort et l’Argent qui président aux changements de dirigeants des « États honteux de l’Afrique », pour reprendre l’expression du regretté Sony Labou Tansi [1][1]S. Labou Tansi, L’Etat honteux, Paris, Éditions du Seuil, ….

6L’œuvre de Tonda a des accents foucaldiens dès qu’il s’agit d’envisager la violence physique qui s’exerce sur les corps, réels ou imaginaires. Tonda forge le concept de « corps-sexe », commercialisé et livré au pillage et au viol. En contexte guerrier, le pillage des corps et des biens est source de jouissance dans un monde à la recherche d’un plus-jouir effréné. Mais en Afrique, le « corps-sexe » entre dans la logique sacrificielle, car c’est aussi le corps de la puissance que l’on cherche à acquérir à travers la sinistre vente (et le sinistre achat) de « pièces détachées » [2][2]Expression courante en Afrique centrale pour désigner… du corps humain. Maintenir un lien durable avec l’argent passe en effet par le sacrifice d’une personne. L’argent sans la mort est impossible. Les récits abondent dans lesquels il est question de « meurtres rituels », de « sacrifices humains », de prélèvements d’organes — langues, mains, oreilles, crânes, cœurs, organes génitaux — afin de fabriquer les fétiches nécessaires à la conquête et à la sauvegarde du pouvoir remis au goût de la modernité.

7Il n’est guère possible de synthétiser ici les nombreux thèmes abordés par l’auteur pour analyser ou exemplifier les aspects infernaux et fantasmatiques d’une Afrique moderne ou postmoderne quasiment en proie au chaos. La puissance du Souverain moderne va de pair avec la logique des camps, tels les camps militaires, les camps de travail, les camps de réfugiés, mais aussi les quartiers relégués des mégapoles, les territoires de la sorcellerie. Le « camp », « non-lieu lignager », se caractérise par la « déparentalisation », c’est-à-dire l’éclatement de la société lignagère, l’arrachement de la personne à ses structures d’appartenance. Cette déparentalisation jette des individus sans ressources et sans attache dans les « camps » des villes où le travail de l’imagination ne peut produire que des ethnicités inventées.

8Voici donc le dernier volet d’un quadriptyque — mais peut-être y en aura-t-il d’autres — d’une réflexion passionnée et passionnante qui invite à regarder la réalité sans fard et sans l’euphémisation abstraite des théoriciens de haute altitude, savants, experts ou marchands. Mais dans l’un des sens au moins du mot passion, les souffrances, les supplices accompagnent non pas l’agonie de Jésus, mais celle de tout un continent. Tonda fait partie de la mouvance actuelle qui intègre dans la conceptualisation scientifique les imaginaires non scientifiques. La tentation de la littérature n’est pas loin — d‘ailleurs il est aussi un romancier, mais son style est en même temps saturé de théorie et les notions utilisées sont bardées de références. Joseph Tonda sait entraîner son lecteur et il est aujourd’hui incontestablement un très grand auteur africain et un très grand auteur tout court.

9Serait-il pour autant à l’abri de la critique ? Le critique devrait-il s’abstenir de critiquer ? Sans doute pas, car on ne comprend pas toujours comment fonctionne sa « machine d’écriture », comment se construit son texte. On ne peut manquer de s’interroger sur le statut de l’inconscient, à la charnière entre l’empirique et le théorique, entre l’individuel et le collectif. Ce qui est clair, c’est que l’auteur situe l’inconscient au-delà du schéma œdipien et sans doute au plus près de ce que Deleuze et Guattari ont appelé la schizoanalyse. Somme toute, il affronte le problème des mythes modernes qui permettent le fonctionnement de machines de pouvoir monstrueuses. On pense par moments aux apocalypses culturelles d’Ernesto De Martino [3][3]E. De Martino, La fin du monde. Essai sur les…, tant est prégnante la dystopie. Joseph Tonda a résisté aux tentations de l’Occident. Il travaille au Gabon, il voit le continent africain de l’intérieur, il l’éprouve jusque dans ses dangers. Il pousse d’ailleurs la réflexivité à ses limites du fait qu’il a vécu in situ les violences dont l’Afrique centrale a été et est encore le théâtre : il est, assume-t-il franchement, pris dans les principes qu’il dénonce. Tonda veut étudier l’économie psychique du capitalisme et il définit l’afrodystopie à la fois comme concept critique et objet d’analyse de ce concept. Contrairement aux intellectuels de la diaspora africaine expatriée dans les facultés universitaires des pays dits « développés », il ancre ses observations dans une expérience de terrain. Toutefois, c’est un point sur lequel nous aurions souhaité en savoir plus. Le lecteur pourra ressentir une certaine frustration car l’ethnographie procède presque toujours par allusions : nous aurions été preneurs de plus de cas, de contextes, de circonstances, de témoignages, d’interactions. À la manière des auteurs de L’anti-Œdipe[4][4]G. Deleuze & F. Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et …, Tonda déterritorialise un peu rapidement ses expériences au profit d’un récit de portée générale enlevé par un souffle littéraire incontestable, même s’il recourt souvent à une sorte de martèlement rhétorique. Aurait-il craint que davantage d’ancrage empirique affaiblisse la portée générale de son œuvre ? C’est fort possible et peut-être a-t-il raison. Il ne se préoccupe guère en tout cas de méthode hypothético-déductive, ni d’allers-retours inductifs, ni de protocoles éprouvés. Gageons qu’il partage avec Deleuze et Guattari la conviction que penser l’immanence, c’est pratiquer une sorte d’expérimentation tâtonnante, dont le tracé recourt à des moyens peu avouables, peu rationnels et raisonnables. Ce sont des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresses ou d’excès. « On court à l’horizon, sur le plan de l’immanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit » [5][5]G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?,….