« À l’occasion d’une lecture publique du Phédon ce week-end, je suis tombé sur un cas manifeste de plagiat intellectuel qui, à ma connaissance, n’a jamais été référencé. Il est pourtant de taille : si cela se confirme, Pascal, le grand Blaise Pascal, aurait “piqué” sa grande idée du pari à Platon !
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Dans le cadre du festival de philosophie des Inattendues qui se tenait à Tournai en Belgique ce week-end et qui réunissait des philosophes – comme Cynthia Fleury, Éric Sadin, Ilaria Gaspari, Pascal Chabot – mais aussi des écrivains – comme Pascal Quignard – ou encore des musiciens – comme Raphaël Imbert, Karol Beffa ou l’époustouflante chanteuse de jazz Célia Kameni, découverte à cette occasion –, j’ai pris l’habitude de proposer des lectures publiques d’extraits de textes classiques que je déchiffre ligne à ligne avec le public. Le thème du festival de cette année étant consacré au corps, j’avais proposé d’ouvrir le parcours des grandes pensées du corps par le Phédon de Platon.
Magnifique dialogue entre Socrate et de jeunes apprentis, Phédon, Simmias et Cébès, ce texte tourne autour de la question de l’âme et du corps. Nous sommes en 399, l’année de la mort de Socrate. Celui-ci vient d’être condamné par la Cité pour impiété et corruption de la jeunesse. Avant de boire la ciguë, il doit toutefois attendre le retour du navire rituel que les Athéniens envoient une fois par an à Délos, au printemps, période pendant laquelle aucune mise à mort ne doit souiller le sol de la Cité. Ce “sursis” permet à des amis de lui rendre visite dans sa cellule. Alors que ceux-ci se lamentent du futur sort de leur maître, Socrate s’oppose à leur affliction. L’image du philosophe – ou du dissident – qui s’avance héroïquement vers la mort, sans peur ni plainte, trouve ici sa célèbre naissance. Au-delà de son courage, c’est sa cohérence que Socrate fait valoir à ses amis. Je n’ai cessé, dit-il en substance, de vous inciter à vous détacher des affairements en tout genre dans lesquels vous entretiennent les sens et le corps. J’ai donné pour tâche au philosophe de s’arracher à la caverne du monde sensible. J’ai proposé à vos âmes de se détacher de leur enveloppe corporelle pour rejoindre le monde des idées. Je ne serais pas conséquent si au moment où cette séparation de l’âme avec son enveloppe matérielle va se réaliser définitivement, je la redoutais. Ce serait verser au “ridicule” dit-il : “Comment voilà un homme qui, sa vie durant, s’entraîne à une manière de vivre aussi proche possible de la mort et qui, lorsqu’elle survient, se révolte contre elle !” D’où cette définition, devenue presque canonique de la philosophie : “Ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir, et il n’y a pas homme au monde qui ait moins qu’eux peur d’être mort.”
Impressionnés par cette résolution, les compagnons de Socrate qui ont opiné à ses affirmations ne cachent pas leur scepticisme quant à l’idée que la mort est une libération permettant à l’âme de se délivrer du corps afin de vivre “sa meilleure vie”… Pour vaincre leur incrédulité, Socrate leur propose alors un surprenant “pari” :
“Car voici mon pari (tu vas voir, mon cher ami, à quel point je suis avide de m’enrichir !) : supposons que ce que je dis se trouve être vrai, on ne pourra que se trouver bien de le croire. Supposons au contraire que, une fois qu’on est mort, il n’y ait rien. Eh bien, au moins, pendant tout ce temps qui précède la mort, je n’importunerai pas de mes lamentations ceux qui m’entourent” (Phédon, 91b, trad. Monique Dixsaut).
En tombant sur ce passage, face au public des Inattendues, j’étais sidéré. Pour convaincre ses interlocuteurs qu’il y a une vie après la mort, Socrate fait un raisonnement mathématique et même économique. Le terme grec utilisé dans le passage (λογίζομαι, logizomai) signifie “faire un calcul, un pari”. Le maître de Platon ironise même sur la dimension financière de sa proposition : “C’est un moyen de m’enrichir pour moi qui suis avide.” Soit j’ai raison, nous dit Socrate – à savoir que la vie éternelle existe –, et je gagne tout, y compris une préparation dans cette vie-ci à la vie future. Soit j’ai tort, il n’y a rien – et non seulement je ne perds rien, mais j’aurai trouvé le moyen de ne pas importuner mes proches de mes craintes. Ce raisonnement est exactement le même, terme pour terme, que celui que propose Pascal, grand lecteur de Platon et sans doute du Phédon (dont les accents proto-chrétiens sur la dualité âme-corps sont évidents), avec son illustre pari. Pour ce dernier, la question ne peut être tranchée par la raison : la foi est une grâce, pas le produit d’un raisonnement. Mais il considère que chacun, du point de vue de son économie psychique, a tout intérêt à choisir la vie éternelle. “Votre raison n’est pas plus blessée en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter” (Pensées, fragment 397). Ainsi donc, le grand Blaise Pascal, l’inventeur de la machine à calculer et l’auteur des Pensées, a piqué à Platon cette idée géniale et provocante qui s’est accolée à son nom, personne avant lui, croyait-on, n’ayant osé faire de l’existence de Dieu l’objet d’un calcul, d’une économie des coûts et des bénéfices ! Au-delà de la surprise, je suis reparti de Tournai avec une question : peut-on qualifier la captation d’une idée d’un philosophe par un autre de plagiat ? Pour nous Modernes, attachés à la propriété intellectuelle, sans doute. Mais si l’on croit, comme Socrate et Platon, que les idées ne sont pas inventées par les hommes mais qu’elles existent dans le monde intelligible, peut-être pas. Qu’en dites-vous ? »
Quand Pascal plagie Platon | Philosophie magazine (philomag.com)