Pr Amath Ndiaye, économiste : “Oui, la situation est grave, mais le Sénégal n’est pas la Grèce”

Dans cette deuxième partie de notre entretien, le Pr Ameth Ndiaye, économiste et professeur à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion (UCAD), aborde le débat sur le franc CFA et l’éventuelle transition vers l’ECO. Il analyse également l’impact du taux de change fixe sur la compétitivité du Sénégal, les risques d’une crise de la dette similaire à celle de la Grèce, et les mesures nécessaires pour réduire le fardeau de la dette tout en maintenant les investissements prioritaires.

 

Le franc CFA fait l’objet de débats, avec des appels à sa réforme ou à son remplacement par l’ECO. Quelles seraient les implications économiques pour le Sénégal de maintenir le franc CFA ou de passer à une nouvelle monnaie ?

Le débat autour du franc CFA continue d’alimenter les controverses, entre appels à sa suppression et défense de ses acquis. Je pense qu’il faut aborder cette question avec rigueur, lucidité et un sens des responsabilités historiques. Le Sénégal, membre actif de l’UEMOA, est à la croisée des chemins : maintenir le CFA, le réformer ou s’engager dans la voie de l’ECO ? Mon analyse repose sur les performances du CFA, les exigences de souveraineté monétaire et les aspirations à l’unité africaine.

Le franc CFA, au sein de la zone UEMOA, reste l’une des monnaies les plus stables d’Afrique, grâce à la parité fixe avec l’euro, la garantie de convertibilité du Trésor français et une politique monétaire prudente conduite par la BCEAO. Cette stabilité maintient l’inflation en dessous de 3 % en moyenne et offre un environnement macroéconomique prévisible. Certains la considèrent comme un carcan, mais je la vois comme un acquis stratégique, surtout dans une région exposée aux chocs exogènes et aux turbulences monétaires.

“Certains proposent un retour à une monnaie nationale pour affirmer la souveraineté. Je considère qu’un tel choix serait un recul à plusieurs niveaux…” 

Comparés aux pays d’Afrique de l’Ouest hors UEMOA, les États de la zone CFA affichent des performances économiques plus robustes : croissance soutenue, stabilité des prix et meilleur accès aux marchés financiers régionaux. L’UEMOA est un exemple rare d’intégration sur le continent : huit États souverains partagent une monnaie unique, une banque centrale, un marché financier intégré et une bourse commune, la BRVM, basée à Abidjan. Cette architecture favorise la mobilisation de l’épargne régionale et un financement plus efficient des économies.

Certains proposent un retour à une monnaie nationale pour affirmer la souveraineté. Je considère qu’un tel choix serait un recul à plusieurs niveaux : un recul par rapport à l’intégration économique régionale, à l’Agenda 2063 de l’Union africaine, qui vise l’unité monétaire du continent, et un recul géostratégique face aux défis globaux comme la sécurité, le climat ou le commerce mondial. Plutôt que de rompre avec le CFA, je plaide pour en faire un levier d’intégration africaine, en renforçant et en adaptant nos institutions communes.

Quels sont les principaux obstacles à une intégration encore plus poussée au sein de l’UEMOA ?

Le projet de l’ECO, monnaie unique de la CEDEAO, est une opportunité historique, mais il a été reporté à plusieurs reprises, car les critères de convergence macroéconomique sont trop rigides pour les réalités hétérogènes de la région. Je propose une approche pragmatique : élargir progressivement l’UEMOA aux pays de la CEDEAO prêts à rejoindre un cadre de gouvernance monétaire éprouvé, via une adhésion volontaire et une coordination économique renforcée. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire, piliers de l’UEMOA, doivent jouer un rôle de médiateurs et de catalyseurs pour préserver les acquis du CFA tout en ouvrant la voie à une transition maîtrisée vers l’ECO. Cette posture allie réalisme économique et vision stratégique, préférant une souveraineté partagée et renforcée à une souveraineté monétaire isolée.

Vous avez écrit sur la compétitivité des économies de la zone CFA. Comment le taux de change fixe du franc CFA influence-t-il la compétitivité des exportations et la diversification économique du Sénégal ?

On entend souvent que le franc CFA est surévalué et nuit à la compétitivité, un débat qui repose souvent sur une mauvaise compréhension du taux de change effectif réel (TCER). Cet indicateur mesure la compétitivité-prix d’un pays par rapport à ses partenaires commerciaux. Une appréciation du TCER rend nos produits plus chers à l’exportation, mais c’est une mesure conjoncturelle, influencée à court terme par l’inflation, les salaires ou la productivité. La bataille du développement ne se joue pas sur ce terrain.

La vraie question est la compétitivité structurelle : notre capacité à produire, transformer et exporter des biens et services à valeur ajoutée, créant des emplois durables. C’est là que le Sénégal peine. La stabilité monétaire du franc CFA est un socle indéniable, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple de la Côte d’Ivoire, qui a affiché des résultats économiques impressionnants, contredisant les critiques idéologiques contre le CFA. Entre 2010 et 2023, le naira nigérian a perdu 64 % de sa valeur et le cedi ghanéen 76 %, contre seulement 21 % pour le CFA en Côte d’Ivoire, grâce à son ancrage à l’euro. Malgré ces dépréciations, le Ghana et le Nigéria ont maintenu des balances commerciales déficitaires sur 2010-2020, tandis que la Côte d’Ivoire, avec un régime de change fixe, affichait un excédent, grâce à la diversification de son appareil productif et ses exportations dynamiques (cacao, anacarde, caoutchouc, produits pétroliers raffinés).

“Tant que nous n’aurons pas développé une base productive locale, transformé nos industries et réduit notre dépendance aux importations, aucun régime de change ne nous sauvera”

Comment le Sénégal pourrait-il s’inspirer de la Côte d’Ivoire pour diversifier ses exportations?

La dévaluation de 50 % du CFA en 1994 illustre aussi les limites d’une approche conjoncturelle. Au Sénégal, elle a réduit temporairement le déficit commercial, de 517 millions de dollars en 1993 à 283 millions en 1994, mais dès 1995, il est reparti à la hausse (315 millions), retrouvant son niveau d’avant dévaluation en 2002. Cela s’explique par la structure de nos exportations, dominées par des produits primaires (arachide, or, coton, pétrole), dont les prix sont fixés sur les marchés internationaux. Une baisse du taux de change n’affecte donc que marginalement les recettes d’exportation.

La leçon est claire : ni la rigidité du CFA ni une flexibilité hypothétique du taux de change ne résolvent nos problèmes. Le défi est de construire une base productive solide, de renforcer le système éducatif, de moderniser les infrastructures, de soutenir les PME, d’accroître la transformation locale et de mieux gouverner nos ressources. La compétitivité se joue dans notre capacité à produire ce que nous consommons et à exporter ce que le monde veut acheter. Le vrai problème n’est pas le CFA ou l’euro, mais une dépendance structurelle à l’extérieur. Tant que nous n’aurons pas développé une base productive locale, transformé nos industries et réduit notre dépendance aux importations, aucun régime de change ne nous sauvera. La monnaie n’est qu’un outil : c’est à nous de bâtir l’économie qui la mérite.

“Malgré un ratio dette/PIB de 100 %, le Sénégal conserve des perspectives macroéconomiques plus solides que la Grèce à l’époque…”

Quand on parle de dette, on pense souvent à la crise grecque qui a éclaté en 2009. Ce scénario est-il possible au Sénégal ou, au contraire, demeurez-vous optimiste ?

Les nouvelles autorités sénégalaises ont révélé que les chiffres des finances publiques avaient été falsifiés. L’audit a mis au jour un déficit budgétaire réel de 12,3 % du PIB en 2023, contre 4,9 % annoncés, et une dette publique flirtant avec les 100 % du PIB, chiffres confirmés par la Cour constitutionnelle. Ce choc rappelle la crise grecque de 2010, déclenchée par des statistiques truquées. Beaucoup s’inquiètent, mais je pense que le Sénégal peut éviter ce scénario s’il agit avec lucidité et méthode.

Contrairement à la Grèce, dont la dette a culminé à 180 % du PIB en 2011, avec une récession profonde (-9,1 % de croissance), le Sénégal reste sur une trajectoire de croissance : 4,1 % en 2023, et des prévisions à 5,4 % pour 2024, portées par l’exploitation du gaz (projet Grand Tortue) et du pétrole (gisement de Sangomar). La balance commerciale s’améliore grâce aux exportations d’hydrocarbures, apportant plus de devises, de recettes fiscales et réduisant le recours aux financements extérieurs coûteux. Malgré un ratio dette/PIB de 100 %, le Sénégal conserve des perspectives macroéconomiques plus solides que la Grèce à l’époque, notamment en termes de croissance et de diversification économique.

Un accord avec le FMI est crucial pour rétablir la confiance des investisseurs, des bailleurs et de la population. Bien négocié, il peut permettre un ajustement progressif sur trois à cinq ans : réduire le déficit graduellement, mieux gérer les dépenses et éviter les gaspillages, tout en investissant dans les secteurs clés. L’État ne doit pas tout faire seul : les partenariats public-privé (PPP), via le modèle BTO (Build-Transfer-Operate), permettent au privé de financer et construire des infrastructures, comme des routes ou des hôpitaux, tout en transférant la propriété à l’État, qui garde le contrôle.

Oui, la situation est grave, mais le Sénégal n’est pas la Grèce. Nous avons de la croissance, des ressources naturelles à venir et des partenaires prêts à nous accompagner. Les autorités doivent rétablir la confiance, éviter les erreurs du passé et bâtir un redressement juste et durable. Avec une gestion intelligente, cette crise peut devenir un tournant historique.

“Un accord avec le FMI est quasi incontournable pour restaurer la crédibilité financière du pays”

L’audit a révélé un ratio dette/PIB proche de 100 %. Quelles mesures spécifiques le Sénégal devrait-il adopter pour réduire son fardeau de la dette tout en maintenant les investissements dans des secteurs clés comme les infrastructures et l’éducation ?

Avec une dette publique estimée à près de 100 % du PIB, le Sénégal doit assainir ses finances tout en préservant les investissements essentiels dans les infrastructures, l’éducation et la santé. Voici les leviers concrets pour concilier redressement budgétaire et développement inclusif.

Premièrement, un accord avec le FMI est quasi incontournable pour restaurer la crédibilité financière du pays. Cet accord doit permettre un ajustement progressif sur trois à cinq ans, en réduisant le déficit budgétaire année après année, tout en protégeant les dépenses sociales et productives. Cela implique une revue ciblée des dépenses, une meilleure efficacité de la dépense publique et une lutte renforcée contre les fuites de recettes fiscales.

Deuxièmement, le Sénégal doit mobiliser le secteur privé via des partenariats public-privé (PPP), notamment le modèle BTO (Build-Transfer-Operate) : le privé finance et construit, transfère la propriété à l’État, puis exploite l’infrastructure pendant un temps défini. Cela permet de maintenir un rythme soutenu d’investissements dans les routes, les ports, les hôpitaux ou les universités sans alourdir la dette publique.

Troisièmement, dans l’éducation, l’État ne peut plus tout porter seul. Il faut encourager l’enseignement privé – primaire, secondaire, supérieur et professionnel – comme au Canada, aux États-Unis ou en Côte d’Ivoire, mais avec un encadrement strict : qualité contrôlée, accréditations transparentes et partenariats public-privé pour la formation professionnelle dans des secteurs clés comme l’agriculture, le BTP, le numérique ou l’énergie.

“La DER/FJ devrait être confiée à une direction apolitique, recrutée via un appel à candidatures transparent, ou, si cela est trop complexe, supprimée au profit des institutions de microfinance”

Quatrièmement, la croissance inclusive passe par le financement du tissu productif. Cela nécessite deux axes :  

– Renforcer le financement bancaire des PME formelles via des mécanismes de garantie publique partielle, comme le FONGIP, et des produits de crédit adaptés aux cycles d’activité des entreprises locales, répondant à leurs contraintes de trésorerie et à leurs perspectives de croissance.  

– Soutenir le secteur informel via des institutions de microfinance modernisées, mieux capitalisées et digitalisées, pour en faire des leviers de transformation économique. Cela doit s’accompagner d’un soutien technique : coaching, incubateurs, formations en gestion et formalisation progressive des activités.  

La gouvernance de la DER/FJ (Délégation à l’Entrepreneuriat Rapide / Femmes Jeunes) doit être revue. Sa gestion, trop souvent influencée par des considérations politiques, nuit à son efficacité. Elle devrait être confiée à une direction apolitique, recrutée via un appel à candidatures transparent, ou, si cela est trop complexe, supprimée au profit des institutions de microfinance, avec un cahier des charges précis sur les objectifs et les coûts des crédits.

Enfin, les investissements directs étrangers (IDE) sont une source clé de financement. Ils apportent des capitaux et des technologies modernes, essentiels pour des secteurs stratégiques comme l’agriculture, les infrastructures, le numérique ou les industries agroalimentaires, tout en créant des emplois et favorisant le transfert de compétences pour les entreprises sénégalaises.

Par Adama Ndiaye