Mer de Chine méridionale: le spectaculaire rattrapage du Vietnam aux quatre coins des Spratleys

Communiste et nationaliste, comme la Chine, le Vietnam considère que l’intégralité des îles Spratleys sont à lui. Hanoï, qui contrôle historiquement deux fois plus de positions que Pékin dans cet archipel, situé au cœur de ce que les Vietnamiens appellent la « mer de l’Est », a décuplé ses efforts de « poldérisation » sur place en l’espace de quelques années.

Barque Canada était autrefois un récif corallien à l’état presque naturel, très étroit, d’environ 30 kilomètres de long, et largement immergé. Un endroit sans la moindre histoire, encore il y a peu. Demain, ce sera une plateforme vietnamienne particulièrement stratégique, et donc potentiellement militaire, dépassant le niveau de la mer, même à marée haute, abritant non seulement des infrastructures portuaires, mais aussi un aérodrome de plus de 4,3 kilomètres.

Depuis quelques temps, les « acres » gagnées sur l’eau dans cet endroit précis, selon une vieille unité de mesure d’origine normande et qui reste utilisée de nos jours chez les Anglo-Saxons (environ 0,4 hectare et 4 047 m²), se comptent par centaines, faisant actuellement de cet avant-poste vietnamien l’un des trois ou quatre plus importants de l’ensemble de l’archipel des îles Spratleys, revendiqué tout ou partie par le Vietnam, la Chine, ainsi que par Taïwan, les Philippines, la Malaisie ou encore le sultanat de Brunei.

Et si le cas de Barque Canada est unique en son genre côté vietnamien, il n’est que le «Bambou» cachant la forêt en mer de Chine méridionale. Certes, avec la transformation des récifs de Fiery Cross, Subi et Mischief, notamment, la Chine avait impressionné le monde entier. Sauf qu’aujourd’hui, à ses côtés dans le top dix des plus importants avant-postes artificiels de la région, le Vietnam est représenté cinq fois.

Les derniers grands travaux du Parti communiste vietnamien à Corwallis South Reef semblent terminés, tandis qu’à Namyit Island ou Sand Cay, cela pourrait bientôt être le cas. Des activités massives sont rapportées du côté de Discovery Great, de South, de Ladd et, bien entendu, de l’élément-clé de Barque Canada. Dans des zones comme Grierson, au cours des années 2010, seules une poignée d’acres avaient été remblayées. Le projet a donc changé d’échelle.

 Les impressionnants progrès vietnamiens en mer

Par le passé, la République populaire de Chine de Xi Jinping avait déployé ses propres intérêts stratégiques et donc potentiellement militaires au cœur de ces îles de la discorde, où elle s’était implantée dans la deuxième moitié des années 1980, sous prétexte de contribuer à y préserver l’environnement, avant de s’étendre aux quatre coins de l’archipel, sur des récifs, îles, îlots, hauts fonds, et d’y mener, à partir des années 2010, ses propres travaux de remblaiement.

Moins connu est l’historique des autres protagonistes de ce carrefour maritime-clé du commerce international, et spécifiquement celui du Vietnam, dont les revendications sont tout aussi hégémoniques dans la zone, héritées croit-on des édits de l’empereur Gia Long, et surtout de la France coloniale puis du Vietnam du Sud du président Nguyen Van Thieu. Depuis 2022, le site internet Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI) fait tous les ans un point sur ces avancées.

Dépendant du « think tank » Center for Strategic and International Studies (CSIS), basé à Washington, ce site très au fait de la situation régionale gardait déjà un œil, via l’imagerie satellite, sur le volet vietnamien de la transformation des Spratleys dans les années 2010. Mais ses constats des dernières années, a fortiori ceux du mois de mars dernier, changent la donne. Car au total, les dragages de Hanoï en mer représentent désormais 71,4% de ceux menés par Pékin dans un grand bruit.

Ainsi, alors que dans la décennie précédente, les acres gagnées par le Vietnam sur l’eau se comptaient en poignées de dizaines, rien qu’entre novembre 2023 et juin 2024, Hanoï a créé « 692 acres de terres sur un total de dix sites, contre 404 déjà créées au cours des onze premiers mois de 2023 et 342 acres en 2022 ». Puis, jusqu’en mars 2025, 641 acres ont encore émergé. Au final : environ 3 320 acres côté vietnamien (13,4 km2) selon les dernières données disponibles, contre 4 650 côté chinois (18,8 km2).

Bientôt, Hanoï comptera douze ports dans l’archipel

Le Vietnam avait développé ou modernisé quatre ports, lors de la précédente décennie : sur l’île Spratly et le récif West, dans l’ouest de l’archipel, sur Sin Cowe, au milieu de l’ensemble, et à South West, plus au nord. Il en aura bientôt huit de plus.

La piste d’atterrissage de Barque Canada va venir compléter, de manière impressionnante, celle bien plus petite de Spratly, bien établie. Ce volet aérien du dispositif vietnamien a d’ailleurs fait réagir la Chine populaire, elle-même régulièrement accusée de vouloir établir un jour, avec ses propres pistes, une Zone d’identification de défense aérienne (ZIDA). AMTI prévient de surcroît que Ladd, Pearson ou Tennent pourraient, bientôt, voir fleurir d’autres infrastructures de ce type.

Par ailleurs, comme le faisait remarquer le journaliste Thomas Romanacce en 2021, Pékin surveille de près le développement d’une milice maritime vietnamienne abritant des dizaines de milliers d’hommes. « Selon le magazine chinois Jianchuan Zhishi, rapportait notre confrère à l’époque, Hanoï tenterait de faire grossir sa flotte de navires armés pour défendre ses revendications en mer de Chine méridionale », au grand dam de son voisin chinois.

Un changement de génération a eu lieu au sein du Parti communiste vietnamien, avec la mort de Nguyen Phu Trong et la propulsion au secrétariat général de Tô Lam, « l’homme fort qui montait, depuis une petite dizaine d’année », comme le souligne pour RFI Benoît de Tréglodé, directeur de recherche à l’Irsem et coauteur de Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégration et sécurité. Depuis, les relations sont jugées meilleures. Alors, quels buts poursuit donc le Vietnam ?

Pour le Vietnam, un moyen de peser diplomatiquement

Également joint par RFI, Laurent Gédéon, maître de conférences à l’Université catholique de Lyon et chercheur à l’Institut d’Asie orientale (ENS de Lyon), spécialiste du Vietnam mais aussi de la Chine, invite à replacer les travaux spectaculaires menés depuis quelques années par Hanoï dans le contexte de sa relation bilatérale avec Pékin. Si les échanges s’améliorent, le conflit territorial n’a pas bougé, et les Vietnamiens ressentiraient le besoin de développer leur jeu pour « peser » dans les discussions avec leurs interlocuteurs.

« Il y a probablement pour Hanoï, considère-t-il, la volonté d’être crédible par rapport aux Chinois. En renforçant ses capacités d’interception, de projection de puissance, le Vietnam renforce aussi sa position diplomatique. Je ne sais pas si les Vietnamiens se mettent dans l’hypothèse lointaine soit d’un affrontement, soit d’une négociation, mais ça leur permet de mettre le curseur beaucoup plus haut. » Un sentiment d’ailleurs partagé dans les grandes lignes par Benoît de Tréglodé.

« Si j’étais vietnamien, poursuit M. Gédéon, j’aurais par ailleurs en tête que les tensions entre la Chine et les États-Unis sont récurrentes. Il y a la question de Taïwan. L’hypothèse qu’il y ait un jour un conflit qui éclate ne peut pas être exclue. Et là, deux issues possibles : soit la Chine l’emporte, soit les États-Unis et leurs alliés l’emportent. Dans les deux cas, le Vietnam aura une carte à jouer dans les discussions, et notamment par rapport à sa revendication en mer. Il place ses pions. »

Dans le même temps, nuance le chercheur, le Vietnam de Tô Lâm prend actuellement soin de « renforcer sa position d’équidistance » par rapport aux deux géants, après les années Obama, Trump 1 et Biden, lors desquelles « il y avait une volonté, me semble-t-il, assez perceptible de la part des États-Unis de se rapprocher du Vietnam ou de le faire se rapprocher de Washington ». Alors que la Chine reste le principal partenaire commercial, il y a eu notamment des visites croisées.

Le dirigeant vietnamien Tô Lâm, alors président de son pays en sus du poste de secrétaire général du Parti, photographié à Pékin aux côtés de Xi Jinping lors d’une cérémonie de signatures au Grand Palais du peuple, le 19 août 2024. AFP – ANDRES MARTINEZ CASARES

Le secrétaire général du PCC Xi Jinping, par ailleurs président chinois, au mausolée de Hô Chi Minh à Hanoï, le 15 avril 2025. Il était alors reçu au Vietnam par le secrétaire général Tô Lâm, ainsi que par son successeur à la présidence, Luong Cuong. AFP – ATHIT PERAWONGMETHA

 Spratleys : à chacun sa vision et même son nom

Quid dans tout cela des Philippines de Ferdinand Marcos Jr., dont le papa avait lui-même «poldérisé» la « mer de l’Ouest », et qui gardent aujourd’hui des revendications sur la partie orientale des îles, et notamment sur des positions occupées de longue date par les Vietnamiens et plus récemment par les Chinois ? Le récif de Barque Canada est lui-même revendiqué par Manille, rappelle Benoît de Tréglodé. Mais également, plus symboliquement, par la Malaisie et Taïwan.

Dans les années 2000, ajoute M. de Tréglodé, « il y avait eu une tentative d’accord bilatéral sur ces questions, un premier échange assez constructif entre les Vietnamiens et les Philippins. Mais c’était resté lettre morte, cela n’avait mené à rien, parce que, de part et d’autre, on préfère les faux semblants. » Les « Nansha », comme disent les Chinois pour qualifier les Spratleys, « sont patriotiquement extrêmement sensibles et instrumentalisées par les pouvoirs philippins et vietnamiens », rappelle-t-il aussi.

Au nom de la souveraineté nationale, dans cette partie du monde que les Philippins nomment pour leur part « Kalayaan », Manille avait provoqué la fureur de Pékin dans les années 2010, en obtenant gain de cause devant la cour permanente d’arbitrage de La Haye, sollicitée pour juger si la Chine populaire, signataire de la Convention des Nations unies pour le droits de la mer (CNUDM), avait le droit ou non de développer ses spectaculaires activités dans le coin, et en particulier à Scarborough.

Quant au Vietnam, qui s’était jadis – sous un autre régime, celui de Saïgon, le Vietnam du Sud alors en guerre contre le nord communiste –, frotté aux Philippines de Marcos Sr., n’en déplaise au grand frère américain alors allié aux deux, il demeure à ce jour le seul acteur ayant osé affronter militairement, au prix de dizaines de morts pour lui, les Chinois en mer de Chine du Sud. La première fois en 1974, lorsque Pékin a repris les îles Paracels, et la seconde fois dans les Spratleys, « Quan dao Truong Sa », en 1988.

Le risque d’un nouvel affrontement meurtrier existe-t-il ?

 Dans les différents pays, « il n’y a pas vraiment d’intérêt politique à trouver une solution, parce que c’est un levier facile sur lequel on appuie, un ciment qui permet d’avoir derrière soi sa population », explique Benoît de Tréglodé. Aussi, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) « ne veut pas en entendre parler et n’a pas vraiment d’instance de dialogue pour pouvoir résoudre ces contentieux maritimes ». « Tout le monde met la poussière sous le tapis, et le tapis, c’est la Chine. »

  1. Gédéon note cependant qu’il y a « des visites régulières de responsables militaires vietnamiens aux Philippines et inversement». « Un jour, dit-il, il s’agira d’une pierre d’achoppement et il faudraque Hanoï et Manille clarifient leurs positions. On ne peut pas exclure un arrangement, comme celui officialisé il y a peu entre le Vietnam et l’Indonésie, autour de la délimitation de leurs Zones économiques exclusives respectives. »

Les avis divergent en revanche concernant les risques d’un nouvel affrontement meurtrier entre les deux gros acteurs actuels dans les Spratleys, Vietnamiens et Chinois. Devant ce scénario de « géopolitique-fiction », M. Gédéon a l’impression que « s’il y a des escarmouches, elles concerneront plutôt des îles occupées par les Philippins ou éventuellement l’île d’Itu Aba, occupée par Taïwan ». Taïwan, autre sujet dont Hanoï, par ailleurs, ne devrait pas se mêler, doctrine des « quatre non » oblige (pas d’alliance militaire : pas d’alignement avec un pays contre un autre ; pas d’autorisation de l’emploi du territoire national par un tiers contre un autre ; ni recours, ni menace de recours à la force dans les relations internationales).

« Je crois qu’il y a une vraie dimension de visibilité des rapports de force Chine-Vietnam, estime M. de Tréglodé. Hanoï veut montrer à la Chine qu’ils auront les moyens de frapper si jamais Pékin va trop loin. Et n’importe quel officiel vietnamien vous dira que 1988 peut se repasser, que ce n’est pas un problème, que ça ne déclenchera pas de guerre mondiale et que ça ne remettra pas complètement en cause la relation bilatérale. » Les Vietnamiens « ont besoin de cette tension », conclut-il.

RFI