Mémoire d’une peau de Willimas Sassine  (albinisme)

Editeur(s) : Presence Africaine

Un lundi comme un autre, un albinos – qui sera sans enfance – naît à la porte des adultes, d’une mère discontinue et d’un père volage, dans un continent improbable. Un être qui porte donc sa fragilité dans l’incertitude même de sa peau et pour qui commence une quête hybride de soi, de l’amour sur fond d’errance existentielle, d’exil intérieur et de solitude. Milos Kan, le héros narrateur, aime les femmes, l’alcool, les plaisirs ambigus : il tente aussi d’écrire, de commencer un roman, achevé avant d’être écrit et qui traduirait son besoin de vivre et sa difficulté d’être. Une quête de sens pour une existence suspendue entre l’oppression du désert et l’appel de la source. Mais comment se perdre pour se retrouver quand on naît albinos, écartelé entre la vie engluée dans le relatif et une soif inextinguible d’absolu ? Sinon par l’acceptation quelque peu désabusée que la générosité et le désespoir sont les formes les plus hautes de toute lucidité intransigeante. Une lucidité hantée par la folie : celle qu’on aimerait bien avoir l’intelligence de vivre. Mémoire d’une peau, livre posthume du regretté Williams Sassine, est un roman flamboyant, émouvant de vérité, à l’humour désespéré et corrosif, servi par une verve étincelante, somptueuse, poétique. Ce récit par bien des côtés autobiographique, est le testament d’un écrivain majeur, lucide et généreux. Sa lecture ne laissera personne indifférent qui fait de nous tous des albinos, autant de lucioles dans la nuit. Mémoire d’une peau est une magnifique métaphore sur notre (tragique) et insoutenable légèreté d’être.

Lu dans un blog  Je m’appelle Manouchka Youssef. Bienvenue sur mon bout de toile!

« LECTURES/PENSÉES

Ni Noir Ni Blanc, ou Mémoire d’une peau de Williams Sassine

Je suis passée par toutes les émotions : j’ai ri, j’ai eu peur, j’ai été choquée, j’ai ressenti du plaisir, j’ai été triste, j’ai été en colère, j’ai souri.

Entre les pages de ce livre sommeille littéralement de la poudre à canon. A sa manière, chaque paragraphe du récit vient titiller la sensibilité du lecteur. L’émouvoir. Le bouleverser. L’indigner. D’une manière ou d’une autre, on est touché. Il est impossible d’y rester insensible, d’en sortir indifférent.

A plusieurs reprises, j’ai été happée par ce que certains appellent Le ‘Je t’aime, Moi non plus!’. Plus j’avançais dans ma lecture, plus j’ignorais si j’en appréciais sincèrement ou en détestais le contenu. Comme je le disais précédemment, un embrouillamini d’émotions.

Car l’auteur n’y est pas allé par quatre chemins pour exprimer le fond de sa pensée. Les mots sont crus et pénétrants. Les scènes, parfois très sexuelles, sont décrites sans faux-semblants. Les détails, acérés. Quant aux personnages, puis-je me permettre de vous avouer les avoir trouvés tous un peu fous?! Un délice!

Le personnage principal, Milo, est au premier abord détestable. Il a de nombreux vices. Il tue. Il boit. Il frappe et cogne sans remords. Il ne respecte pas les femmes, il préfère les chosifier. C’est un manipulateur qui n’a pas peur de blesser les autres en se servant du tranchant de sa parole. Mais par dessus-tout – et c’est d’ailleurs ce qui vient humaniser sa personnalité bestiale et lubrique – Milo souffre d’un cruel manque d’amour. Il le dit, le répète inlassablement, tout au long de sa narration dans laquelle il nous embarque avec brio.

D’amour vrai et pur Milo a soif. Il le recherche jour et nuit, sans relâche, en chaque être qu’il rencontre. Toutefois, ne nous méprenons pas, il ne s’agit ici ni du grand amour, ni du très mythique coup de foudre. Ce dont Milo rêve, c’est d’un endroit calme et apaisant où il pourrait se reposer et juste être lui-même, sans avoir peur d’être découvert ou mis à nu. C’est ce nid douillet et sûr où il aurait la possibilité de se laisser aller à ressentir le feu qui consume ses entrailles les plus profondes. Ce précieux sentiment de paix et de confiance qui lui ferait enfin croire qu’il est digne d’exister, qu’il n’est pas une brute comme le lui crie quotidiennement sa compagne Mireille.

Même si Milo partage sa vie depuis plusieurs années avec elle, même si ensemble ils ont des enfants, c’est vers un gouffre sans fond que l’auteur choisit de diriger leur relation, mélange explosif de passion et de détestation. Alors qu’il ne peut s’empêcher de coucher avec d’autres femmes, Milo ne souhaite pas se séparer de Mireille car elle constitue l’unique repère stable de sa vie.

Milo est atteint d’albinisme – même si il me plaît de penser qu’il pourrait aussi être un métisse, comme l’était l’écrivain Williams Sassine qui s’est beaucoup inspiré de sa propre vie pour rédiger ce roman. Le reflet de son image dans le regard des autres et celui de la société le répugne. Il n’est ni noir, ni blanc. Jaune peut-être. Pas sûr. Il est persuadé qu’il est un déchet de la société. Il suscite la peur et l’écœurement.

Alors il choisit, pour étouffer ses souffrances, de se concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux : boire de l’alcool, et surtout donner du plaisir aux femmes, comme le lui a appris son « père » quand il était petit. Depuis, Milo ne s’en prive pas et collectionne les conquêtes. Jeunes, vieilles, maigres, mariées, mères de famille, religieuses, peu importe, il n’en a que faire de leurs statuts. Dans n’importe quel lit, il les veut toutes!
Jusqu’à ce lundi soir où, au cours d’une sortie arrosée dans un bar avec quelques amis, il fait la connaissance de Rama.

Rama, femme noire à l’esprit vif, belle de cœur et de corps, mariée à Mr. Christian l’homme blanc, et dont Milo va s’amouracher en un rien de temps. Rama, au corps vibrant de plaisir, innocente coquine, à qui il dira « Je t’aime » sans compter. Rama, passionnée et passionnante, qui le conduira peut-être, à faire la paix avec ses vieux démons.

Si il est vrai que ce roman présente le mal-être dont souffrent les albinos dans une société africaine qui a encore beaucoup à apprendre sur cette anomalie génétique et héréditaire, il touche également au besoin profond que ressent chacun d’entre nous de trouver sa place dans la communauté et dans le monde. L’auteur, Williams Sassine, qui était de père libanais et de mère guinéenne, a lui-même souffert de cette difficulté à affirmer son identité issue de cette double culture. Une fragilité qu’il expose à son lectorat à travers un personnage certes extrême dans ces plaisirs ambigus mais profondément touchant dans sa quête criante de soi.

Combien de fois n’ai-je pas moi-même eu à me poser ce type de questions existentielles? Qui suis-je vraiment en tant que métisse? En tant que femme? En tant qu’adulte? A quelle communauté appartiens-je ? Quelle est la couleur de ma peau quand je ne suis ni blanche ni noire? La solitude et l’exil intérieur sont les compagnons de ce type de questionnements qui parfois mènent certains à l’agonie psychologique.

En fin de compte, ne sommes-nous tous pas un peu albinos quelque part dans notre essence? Des êtres en simple quête d’amour et d’acceptation de notre nature véritable? Lorsque certains soirs nous posons la tête sur notre oreiller et nous demandons si l’amour est véritablement au rendez-vous, si nous sommes appréciés pour ce que nous sommes profondément et non pour le rôle que nous incarnons si bien, ou pour le costume que nous portons à la perfection? Ne sommes-nous pas aussi un peu de ce magnifique être à la peau jaune qui craint le soleil et préfère l’ombre de la nuit?

Tout un ensemble de questions que l’on pourrait résumer en un simple « Qui suis-je? ». Une ode à l’identité que nous invite à chanter l’auteur avec cet ouvrage qui, à sa manière, célèbre l’amour et la différence.

Mémoire d’une peau, de Williams Sassine. Un livre délicieusement vif que je vous recommande sans modération.

Je m’appelle Manouchka Youssef. Bienvenue sur mon bout de toile!

WILLIAMS SASSINE

De père libanais, et de mère guinéenne, son écriture est marquée par le sentiment de solitude et de marginalité, par le métissage (vécu dans la douleur) et par l’errance et surtout sa révolte.

De père libanais et de mère guinéenne, métissage dont il se revendique toute sa vie, il suit des études secondaires au lycée de Conakry, puis s’envole en France faire des études supérieures en mathématiques à Paris. Il obtient un diplôme d’ingénieur en écologie tropicale et une licence en mathématiques. Il revient en Guinée mais dès 1961 (année marquée par une grève des lycéens de Conakry sévèrement réprimée, révolte à laquelle il a pris part) doit s’en éloigner pour éviter les fers de la dictature de Ahmed Sékou Touré. Son exil est incessant: Congo, Gabon, Niger, Mauritanie (d’où il est expulsé à la suite du conflit sénégalo-mauritanien). Il revient en Guinée après le coup d’État de 1984. Il collabore activement à plusieurs périodiques : La Guinée-Djama (bimensuel d’information), L’éducateur (trimestriel pédagogique), et surtout le Lynx où il tient la « Chronique à Sassine ». Jusqu’à sa mort, l’écrivain brûle la chandelle par les deux bouts: l’ambassadeur du Sénégal en Guinée raconte être intervenu pour lui obtenir un poste; chose faite, l’écrivain l’occupe… deux jours, avant de démissionner1.