Au-delà de la simple présentation et évaluation des passages laissés par Max Weber sur l’islam, c’est la mise en évidence de tout le parti à tirer de la méthode « historique culturelle » défendue par l’un des fondateurs de la sociologie religieuse – et de la sociologie tout court. C’est ce qui est proposé ici à travers l’étude de quelques-uns des thèmes fondamentaux touchant l’islam chez le savant allemand : culture et religion, prophétisme, prédestination. Avec le souci constant de suivre l’effervescence de l’Islamwissenschaft du tournant du siècle.
Docteur en philosophie, Youcef Djedi est diplômé en sociologie et en science politique, chercheur en philosophie et sociologie religieuses allemandes et en histoire politique et sociale de l’islam.
Lu ailleurs
« Comment Max Weber définit la religion ?
– Chez Weber, les religions sont des fondations de sens qui façonnent des conduites. – L’activité religieuse ou magique est donc rationnelle, il s’agit en somme d’obtenir des biens immanents par le recours à des forces extra-quotidiennes (charisme) »
Quels liens Weber Fait-il entre croyances religieuses et mentalité économique ?
Si cette dernière a eu lieu en Europe, c’est parce que le rationalisme de l’Occident moderne, porté par la bourgeoisie, a trouvé son impulsion originelle dans cette religion. Plus largement, il estime que ce sont les croyances et les valeurs qui influencent les comportements économiques, et non l’inverse.
Max Weber (1864-1920) : les croyances des hommes influent sur la production/Capital
PLUS SOCIOLOGUE QU’ÉCONOMISTE, CET UNIVERSITAIRE ALLEMAND A MONTRÉ LE LIEN TÉNU QUI EXISTAIT ENTRE LA PRATIQUE RIGOUREUSE DU PROTESTANTISME ET LA MONTÉE EN PUISSANCE DU CAPITALISME MARCHAND DANS LES PAYS RHÉNANS.
SA VIE
Le parcours de Max Weber, considéré comme le père de la sociologie moderne, est celui d’un pur intellectuel du XIX e siècle. Né en 1864 à Erfurt, dans une famille de la bonne bourgeoisie protestante, il est incontestablement un enfant précoce. Kant, Cicéron, Machiavel constituent les premières lectures du jeune Max, qui préfère la compagnie des livres à celle des enfants de son âge. Son bac en poche, il s’inscrit à la faculté d’Heidelberg et y suit des cours de droit, d’histoire, d’économie politique, de théologie et de philosophie.
En 1883, alors qu’il a tout juste 19 ans, il part faire son service militaire à Strasbourg (qui appartient à l’empire allemand) où il est logé chez son oncle, un historien libéral hostile à Bismarck qui offre à Weber une ouverture politique à l’opposé de la vision paternelle, très conservatrice.
Un an plus tard, Weber rentre à Berlin sous la pression de sa famille, qui voit d’un mauvais œil l’influence de cet oncle progressiste. Les huit années suivantes, il les passe sur sa thèse d’histoire du droit. En parallèle, il s’intéresse aux questions sociales de son temps et rejoint un groupe d’économistes travaillant sur les problématiques qui se posent alors au tout jeune Etat allemand. Weber est un nationaliste convaincu qui soutient haut et fort la politique impérialiste de l’Allemagne enfin unifiée. En 1893, à l’âge de 29 ans, il est nommé professeur à l’université de Berlin et épouse Marianne Schnittger, une fervente partisane de la cause féministe, qui l’épaulera fidèlement dans ses travaux jusqu’à sa mort. Un mariage bâti sur une grande complicité intellectuelle, mais qui restera selon toute vraisemblance non consommé. Peut-être une des raisons à l’origine de la grave dépression nerveuse qui le touche à partir de 1897. Cures de repos, voyages, mise entre parenthèses des activités de recherche et d’enseignement… le passage à vide durera cinq ans. Finalement, le professeur reprend goût au travail en s’orientant vers la sociologie. En 1904, il publie «L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme», fonde la Société allemande de sociologie et dirige, avec Werner Sombart, la principale revue du genre.
Quand la guerre éclate en 1914, alors qu’il a déjà 50 ans, il se porte volontaire pour être officier de réserve. La mission qu’on lui confie (la gestion d’hôpitaux de campagne) lui laisse le temps de rédiger une ambitieuse sociologie comparée des religions mondiales. En 1918, après avoir dans un premier temps refusé d’admettre la défaite et appelé à la résistance, Weber fait partie de la délégation allemande envoyée à Versailles pour y signer l’humiliant traité imposé par la France. Prenant clairement position pour l’établissement d’une démocratie en Allemagne, il collabore aussi à la rédaction de la nouvelle Constitution établissant la république de Weimar et s’engage dans le nouveau Parti démocrate allemand. Son intérêt pour la politique et sa réflexion sur le rôle de l’Etat (qu’il définit comme l’organisme qui détient le monopole de la violence physique légitime) l’accaparent jusqu’à sa mort prématurée. Décédé à 56 ans des suites d’une pneumonie mal soignée, il laisse quantité de manuscrits qui viendront grossir son œuvre.
SES THÉORIES
Au cœur de la production foisonnante de Max Weber, «L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme» a indubitablement marqué l’histoire de l’économie. L’auteur y démontre que le protestantisme a favorisé la révolution industrielle. Si cette dernière a eu lieu en Europe, c’est parce que le rationalisme de l’Occident moderne, porté par la bourgeoisie, a trouvé son impulsion originelle dans cette religion. Plus largement, il estime que ce sont les croyances et les valeurs qui influencent les comportements économiques, et non l’inverse. «Le problème majeur de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas celui de l’origine du capital, c’est celui du développement de l’esprit du capitalisme», écrit-il.
A l’opposé des thèses de Karl Marx, qui affirmait dans «Le Capital» que «c’est l’existence sociale des hommes qui détermine leur conscience», Weber fait valoir que «si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux […] sont en grande majorité protestants». Poursuivant son propos, il affirme même que dans l’Allemagne du début du XX e siècle, les protestants sont significativement plus riches que les catholiques et qu’ils ont davantage tendance, dans leurs études, à s’orienter vers des filières professionnelles plutôt que vers les humanités (littérature, philosophie, langues anciennes), où vont de préférence les catholiques. Il y aurait donc en quelque sorte des «affinités électives» entre les valeurs protestantes et le goût pour les affaires, une éthique protestante du travail qui expliquerait pourquoi la révolution industrielle a commencé en Angleterre et aux Pays-Bas.
A quoi tient cette corrélation entre protestantisme et capitalisme ? Le premier est austère et s’oppose a priori à l’idée d’amasser des richesses. Mais c’est paradoxalement dans cette austérité, voire cet ascétisme, affirme Weber, qu’il faut chercher la clé. Chez les catholiques, l’activité économique n’a pas de valeur positive, tout ce qui touche à l’argent relève du tabou. Le retrait hors du monde et le refus de la réussite matérielle sont d’ailleurs fortement valorisés dans la recherche du salut éternel. Chez les protestants, en revanche, le métier est une tâche que Dieu a donnée à accomplir aux hommes. La profession devient une vocation. Le travail a une valeur intrinsèque.
Dans les textes fondateurs, Calvin va même encore plus loin que Luther avec son dogme de la prédestination : Dieu destine dès le départ certains hommes au paradis et en condamne d’autres à l’enfer. Ignorant s’il fait ou non partie des heureux gagnants, le fidèle est habité par l’angoisse et va chercher toute sa vie des signes lui permettant de s’en libérer. L’un de ces signes est justement la réussite matérielle. Le profit, l’enrichissement, l’accumulation de biens – mais sans ostentation aucune – permettent au protestant de se rassurer. La réussite apparaît comme le témoignage de son statut d’élu. «Si pareil frein de la consommation s’unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat va de soi, dit Weber. Le capital se forme par l’épargne forcée ascétique.»
L’ESSOR DE LA MARINE HOLLANDAISE LIÉ AU PROTESTANTISME?
La thèse de Weber détaillée dans «L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme» postule qu’il existe une corrélation entre l’émergence d’un marché structuré dans certains pays d’Europe au XVI e siècle et la diffusion dans ces mêmes pays du protestantisme, et plus spécialement du calvinisme. L’exemple des Pays-Bas, appelés à l’époque «Provinces-Unies», semble accréditer cette démonstration tant leur supériorité commerciale est flagrante à l’époque. Mais certains historiens ont montré par la suite que la Belgique, pourtant catholique, s’en tirait très bien elle aussi.
SON ACTUALITÉ
La thèse de Weber a donné lieu à des débats passionnés, l’influence juive étant notamment préférée par certains spécialistes comme explication à l’émergence du capitalisme. Il n’empêche: cette analyse de l’économie par la religion a offert une grille de lecture essentielle pour comprendre le déclenchement de l’industrialisation. L’essor fulgurant de l’économie américaine au XX e siècle a plutôt conforté la thèse protestante. Patrie du puritanisme par excellence, les Etats-Unis ont toujours adoré les entrepreneurs partis de rien et parvenus au sommet, ces self-made-men qui, de John Rockefeller à Bill Gates, ont incarné le rêve américain.
Au-delà de son aspect religieux, la démonstration de Weber vaut aussi par la place qu’elle donne à l’usage technique du savoir dans la modernisation de l’économie. Le capitalisme n’a pas inventé les mathématiques, note-t-il, mais il a su les utiliser pour mettre au point la comptabilité. Ou les «subprimes», mais c’est une autre histoire…
Si le capitalisme consiste, pour Weber, en une forme d’organisation méthodique et rationnelle de la production, son pendant social est incontestablement la bureaucratie. Elle est indispensable, selon lui, au fonctionnement des ensembles complexes : Etat, Eglise, armée… Plusieurs facteurs la caractérisent. Chaque poste doit être occupé par une seule personne, à la compétence reconnue. A chaque fonction sont attachées des tâches précises et impersonnelles. Les salaires sont connus à l’avance et varient selon l’échelon hiérarchique. Les promotions sont définies et validées par les supérieurs. Enfin, il existe une coopération permanente entre les employés. Dès lors que ces conditions sont remplies, la bureaucratie, assure Weber, est le système humain le plus efficace. Une rationalité dont Michel Crozier, un sociologue français, montrera les limites dans les années 1960 en pointant les effets pervers de la «machine» : routine, rétention d’informations, absence de remise en cause, règne des «petits chefs»… Le bureaucrate, ami ou ennemi du citoyen ?