L’odeur du père Broché Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire – 11 juillet 2000 de Valentin Yves Mudimbé

Il m’a semblé important de vous soumette cet ouvrage , comme je vous l’ai dit je découvre Mudimbé et cet ouvrage précède et annonce l’Invention de l’Afrique. P B CISSOKO

« Re-lecture » Les intellectuels africains savent bien ce qui est en jeu dans ce mot, qui ne signifie pas, on s’en doute, qu’une simple façon de relire. La re-lecture africaine exprime l’exigence, dans une perspective critique, mais aussi fondatrice, d’une réappropriation d’un discours africain authentique, c’est-à-dire une rude entreprise dans laquelle chaque chercheur, professeur ou responsable de certains domaines du savoir ne peut pas ne pas se sentir profondément engagé. V. Y. Mudimbe dans l’Odeur du Père, après l’Autre Face du Royaume (1973), administre la preuve éclatante de la fécondité d’un tel travail théorique.

Dans des textes modernes importants, de vastes problèmes produits et posés par la civilisation occidentale sont examinés, réévalués avec tout le savoir utile, la rigueur de la lecture et surtout – donnant à ces approches toute leur fécondité -, le souci épistémologique fondamental de ne pas tomber dans la  » ruse  » qui consisterait à mettre en question le discours du  » Père  » avec les paroles inspirées par ce  » Père  » lui-même. La mise en œuvre d’un tel  » écart  » est le prix de cet effort. Ne serait-ce que pour avoir su assumer ce  » beau risque « , le livre de Mudimbe est exemplaire.

Dans son essai « L’odeur du père », le congolais Valentin-Yves Mudimbe examine des textes dans lesquels se retrouve le sujet des problèmes posés et produits en Afrique par la civilisation occidentale. Le titre évoque d’ailleurs cette…

Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire.

  1. Y.Mudimbedans l’Odeur du Père, après l’Autre Face du Royaume (1973), administre la preuve éclatante de la fécondité d’un tel travail théorique. Dans des textes modernes importants, de vastes problèmes produits et posés par la civilisation occidentale sont examinés, réévalués avec tout le savoir utile, la rigueur de la lecture et surtout – donnant à ces approches toute leur fécondité

 

 

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« Justin Kalulu Bisanswa V. Y. Mudimbe : réflexion sur les sciences humaines et sociales en Afrique* Je voudrais d’abord souligner la part de mythologie qui parcourt la vie et l’œuvre de V. Y. Mudimbe. Les éléments biographiques sont souvent minces, et tous nourrissent une représentation quelque peu fétichiste du penseur. Le public lettré (et même la critique) ne se prive pas d’adjectifs (rebelle, juste, novateur, insaisissable, abscons, etc.) pour dire son propre malaise à porter jugement et valeur sur l’œuvre de Mudimbe, laquelle a toujours suscité deux attitudes de lecture extrêmes : d’une part, un engouement sans bornes ; de l’autre, un rejet sans appel. Il n’est pas de ces écrivains qui inspirent un intérêt moyen : on l’idolâtre jalousement comme son écrivain fétiche, ou on démissionne devant l’exigence du flux de son verbe et de la rigueur de son épistémologie.

On prend en tout cas parti, comme s’il était impossible de ne pas se situer par rapport à une œuvre dont, le plus souvent, on a entendu parler. La fiction et la réalité sont comme confondues. Même le fait d’avoir enlevé l’habit de moine, tout en continuant à réagir, dans ses réflexes, jusque dans sa coiffure même, comme bénédictin — selon ce qu’il dit lui-même dans son autobiographie —, participe de cette fable, ressassée à l’envi par lui-même et par des analystes qui se limitent à constater son occidentalisation. Je récapitule : une enfance esseulée et passée tôt dans des couvents, une vocation sacerdotale et monacale avortée, une brillante carrière professionnelle dans un nouveau monde, un admirateur infatigable de l’Antiquité classique, et donc, dit-on, un Africain aliéné, et, pour couronner le tout, une œuvre diversifiée qui rend l’auteur inclassable et qui captive pour ses promesses. C’est, avec d’autres termes, le scénario *

Je remercie profondément la Fondation allemande Alexander von Humboldt qui m’a donné les moyens et l’occasion de mener et d’approfondir cette recherche. Je lui sais gré de tout le soutien qu’elle m’a apporté en m’ouvrant les portes des grandes universités de ce monde. Je dois également exprimer toute ma reconnaissance envers le recteur Willy Legros et le doyen Robert Leroy pour leur bonté et leur marque de solidarité envers moi, lesquelles ont rendu possible le travail de réécriture de ce texte. Enfin, je dédie ce texte à mon maître, JeanMarie Klinkenberg. Cahiers d’Études africaines, 160, XL-4, 2000, pp. 705-722. 706 JUSTIN KALULU BISANSWA que l’on entend et lit sur lui au gré des rencontres scientifiques et des lectures. La légende est à ce prix, et il faut avouer que Mudimbe ne réussit pas mal. Mais sur quel Mudimbe s’arrête-t-on : le philologue, l’écrivain, le sociologue, le philosophe, l’anthropologue, l’apprenti peintre ? Je n’ignore pas le risque que comporte l’entreprise même de lecture de Mudimbe : comment faire pour que le commentaire du propre commentaire de Mudimbe ou de son narrateur sur son art ne soit pas que contrefaçon naïve ? Car commentant lui-même sa pensée (ou son récit), Mudimbe (ou son narrateur) paralyse le critique en lui dictant son propre discours. La prudence s’impose encore quand on sait que l’écriture des essais est traversée de part en part par des œuvres d’anthropologues, de peintres, etc., et que certains essais, comme The Idea of Africa, sont dits être composés de « stories to my children » (1994a : 209). Par exemple, dans Les corps glorieux des mots et des êtres où est décrit son itinéraire, il analyse sa production et affirme lui-même l’unité de son œuvre : unité de méthode et d’objectifs, située dans une tradition, celle de L’ordre du discours de Michel Foucault, nourrie de philologie indoeuropéenne. Il la voit marquée par quelque thème personnel récurrent, à savoir l’Afrique, et considère que « les jeux sont faits ».

Mais il ne revendique ni rupture par rapport à ses prédécesseurs ni originalité particulière parmi ses contemporains.

En effet, la lecture de ses romans, poèmes ou essais dégage la récurrence de certaines expressions comme « rêver, pour l’Afrique, une autre pratique », « nous défaire de l’odeur d’un Père abusif », « se mettre en état d’excommunication majeure », « choisir l’aventure contre la science », « produire différemment », « écart », « urgence d’un autre angle de vue », etc.

La libération du discours africain paraît être la finalité et la cohérence de sa parole. Le penseur organise ce discours, le contrôle et, en tout cas, l’ordonne comme pour répondre à trois questions fondamentales : pourquoi se libérer (de quoi se libérer), comment se libérer, ce qu’est la libération.

La libération, c’est le fait de devenir sujet du discours scientifique et de la pratique qui l’a déterminé d’après ses normes propres. Aujourd’hui cette libération est encore à faire, en partant d’une transformation radicale des sciences humaines et sociales, qui sont venues s’imposer dans les milieux universitaires africains, en science. Après avoir, dans L’autre face du royaume, montré les limites des discours ethnologiques, Mudimbe formule en ces termes son projet de libération du discours africain : « Il s’agirait, pour nous Africains, d’investir la science, en commençant par les sciences humaines et sociales, et de saisir les tensions, de re-analyser pour notre compte les appuis contingents et les lieux d’énonciation, de savoir quel nouveau sens et quelle voie proposer à nos quêtes pour que nos discours nous justifient comme existences singulières engagées dans une histoire, elle aussi singulière.

En somme, il nous faudrait nous défaire de l’odeur d’un Père abusif : l’odeur d’un Ordre, d’une région essentielle, particulière à une culture, mais qui se donne et se vit paradoxalement comme fondamentale à toute l’humanité.

Et par rapport à cette V. Y. MUDIMBE 707 culture, afin de nous accomplir, nous mettre en état d’excommunication majeure, prendre la parole et produire différemment » (Mudimbe 1973 : 35). C’est par l’exercice des regards propres des Africains eux-mêmes sur les dires d’autrui (sur eux et sur leur milieu) que l’on pourra un jour parler de cette libération : prise de parole sur soi. En somme, il s’agit d’être à la fois critique du savoir de l’Occident sur l’Afrique mais aussi des discours que les Africains tiennent sur leur histoire, leur culture, dans la mesure où ils trouvent leurs justifications dans le même « dispositif historique » de l’Occident qui a enfermé l’Afrique dans la barbarie, la sauvagerie, la primitivité, l’oralité (et comme si ce dernier mot ne suffisait pas, on en invente d’autres : oraliture, orature) et le paganisme pour mieux la dominer. Trois réponses à trois questions fondamentales que se pose en Afrique une intelligentsia consciente du fait de la domination sur les plans scientifique, culturel et idéologique. Ces réponses suscitent cependant des doutes, des refus ou des interrogations.

Ainsi, devant la réponse à la question « Comment se libérer ? », on peut se demander s’il est possible de prendre conscience de soi ou, mieux, de ses dires, sous un mode autre que celui d’alibis et au gré des antipathies ou des sympathies du sujet. Si donc tel est le cas, quel sera le lieu de cette libération ? Sinon, pourquoi vouloir proposer pareille impossibilité ? Cette dernière question est en quelque sorte provocante. Elle s’ouvre sur une autre, inquiétante, celle de savoir qui est le sujet de la parole et qui gouverne cette parole qui sort de la bouche du penseur »

 

https://journals.openedition.org/etudesafricaines/45?file=1