L’histoire de Yambo Ouologuem ressemble à un roman tragique. Celle d’un jeune Malien brillant qui conquiert Paris et New York par son talent, avant de sombrer dans l’opprobre et de finir ses jours reclus dans son village natal. Le journaliste Kalidou Sy consacre un documentaire saisissant, « La Blessure », à ce parcours fulgurant suivi d’une chute vertigineuse, révélant les mécanismes d’exclusion qui continuent de marquer les rapports entre l’Afrique et l’Occident dans le domaine culturel.
À l’automne 1968, le prix Renaudot couronne pour la première fois de son histoire un roman africain : « Le Devoir de violence » de Yambo Ouologuem. L’événement fait sensation. Fils unique d’une famille dogon du centre du Mali, formé dans l’élite française (classes préparatoires, École normale supérieure), Ouologuem incarne alors la réussite d’un parcours d’exception.
Le succès dépasse le cadre littéraire. Comme le rapporte Afrique XXI, « Ouologuem est alors un dandy qui, bientôt, conquerra New York et les milieux lettrés nord-américains. L’homme porte beau et parle brillamment tant en français qu’en anglais. » Les archives montrent un homme élégant, « une cigarette au bout des doigts, maniant l’argutie et la provocation comme un escrimeur le fleuret moucheté. »
En 1972, tout bascule. Un article d’un étudiant australien, repris par un chercheur américain puis publié dans le prestigieux Times Literary Supplement, accuse Ouologuem d’avoir « copié » des passages du roman « It’s a Battlefield » de Graham Greene. L’accusation fait tache d’huile : la presse française dénonce alors des « démarcages » à l’égard de Greene mais aussi de Schwarz-Bart, Maupassant, Lautréamont.
Pour celui qui avait conquis les salons parisiens et new-yorkais, c’est le début d’une chute aussi brutale que son ascension avait été fulgurante. Selon le témoignage de Fanta Tembely, sa cousine, cité par Afrique XXI, « honteux, il ne sort plus qu’à la nuit tombée, habillé de noir. » L’homme se brise : plusieurs témoignages rapportent une hospitalisation en milieu psychiatrique.
Mais le documentaire de Kalidou Sy va plus loin que le simple récit biographique. Il interroge la dimension politique et postcoloniale de cette affaire. Julie Levasseur, doctorante à l’Université de Montréal, livre dans le film une analyse incisive : « L’emploi du plagiat ou de la réécriture est une réplique à la domination coloniale […] marquée par le fait d’extraire des ressources, de les exploiter, les exploiter et en tirer profit sans redistribuer ni reconnaître même leur provenance. »
Cette lecture subversive transforme l’accusation de plagiat en acte de résistance : « Ce que l’auteur fait dans Le Devoir de violence, c’est vraiment, à son tour, puiser dans les œuvres européennes et aller glaner des extraits par-ci par-là, les reformuler, les hachurer, les transformer, les reprendre à sa manière pour raconter son histoire. »
Le documentaire n’élude pas la dimension raciste des attaques subies par Ouologuem. Comme le souligne Afrique XXI, « ce racisme, mis en sourdine lors de l’attribution du prix Renaudot, se libère quatre ans plus tard lorsque l’occasion est donnée de charger l’auteur malien du plus dégradant – mais logique aux yeux des critiques français – comportement littéraire : avoir ’emprunté aux riches’, c’est-à-dire aux Blancs. »
Bernard Pivot, futur « pape des médias littéraires », figure parmi « les plus offensifs dans cette mise au pilori », selon l’analyse du site d’information africain.
De retour au Mali dans un « état physique et psychique déplorable », Ouologuem opère une transformation radicale. Lui qui n’était pas musulman se convertit à un islam rigoureux, renie ses œuvres de jeunesse, notamment « Les Mille et Une Bibles du sexe », et refuse désormais « tout apport occidental, y compris médical. »
Son fils Ambibé raconte comment leur grand-mère les envoyait secrètement à l’école française, en cachette de leur père. Jusqu’à sa mort le 17 octobre 2017, l’ancien conquérant des capitales occidentales restera cloîtré dans son village de Sévaré.
Plus de cinquante ans après l’affaire, les blessures ne sont pas refermées. Le documentaire de Kalidou Sy, acclamé au Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou, n’a été programmé en Europe que par TV5 Monde Afrique. « Pour une partie du monde culturel français, l’affaire Ouologuem semble continuer à appartenir seule à l’histoire africaine », constate amèrement Afrique XXI.
Même en Afrique, « Le Devoir de violence continue à faire l’objet de réserves, de silences et de malaises », notamment pour sa dénonciation des élites africaines dans la traite négrière.
Le parcours de Yambo Ouologuem interroge ainsi les limites de l’universalisme culturel proclamé par la France et révèle les mécanismes d’exclusion qui continuent d’opérer dans les rapports culturels entre l’Afrique et l’Occident. Comme le conclut Jean-Pierre Orban dans Afrique XXI : « La blessure est loin d’être refermée. »