Les manipulations : Comprendre pour résister

«Quand on sait, quand on est instruit, quand on a une certaine ouverture d’esprit, et quand on est sain d’esprit, équilibré,  il sera plus difficile d’être manipulé. ». PBC

Benoît Heilbrunn

Grands Dossiers N° 66 – Mars-avril-mai 2022  Article mis à jour le 11/03/2022

La manipulation a mauvaise presse. Elle nous choque parce qu’elle insinue le sentiment que nous ne serions plus maîtres aux commandes de nos pensées, de nos comportements, de nos vies. Comme le dit si justement Philippe Breton, « la manipulation consiste à “entrer par effraction” dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans que ce quelqu’un sache qu’il y a eu effraction » (1).

Étymologiquement pourtant, cette notion n’a rien de péjoratif. Elle renvoie à une histoire de main. C’est le geste du kinésithérapeute qui soulage ou prévient la douleur. C’est la technique du chimiste qui manipule des substances dans son laboratoire et fait progresser la science. C’est encore la dextérité du prestidigitateur qui soustrait un objet au regard du spectateur, avant de le faire réapparaître. Cette part magique entre d’ailleurs dans nos représentations métaphoriques du terme : la manipulation mentale nous transformerait, comme une force occulte, en pions qu’une main invisible pourrait déplacer à loisir.

L’espèce humaine a l’esprit crédule : elle aime croire aux promesses, comme on croit aux prouesses du magicien. C’est la raison pour laquelle la manipulation prospère. Elle modèle les relations humaines et sociales, au même titre que la séduction, la persuasion ou l’argumentation. Elle se substitue parfois à la violence pour nous inciter en douceur à acheter une crème, travailler davantage, voter pour tel ou tel candidat… De la bienveillance affichée du nudge au lavage de cerveaux qui a toujours été l’arme favorite des systèmes totalitaires, le spectre est large. Le chantage d’un enfant qui refuse d’aller se coucher est-il de la manipulation au même titre que la propagande politique ou que le traçage marketing ? Où commence la manipulation ? À qui profite-t-elle ? Est-elle nécessairement immorale ? Forcément diabolique ? Telles sont les interrogations auxquelles des spécialistes sont, dans ce numéro, invités à répondre.

NOTES

Philippe Breton, La parole manipulée, La Découverte, 1997.

Comment vendre un frigo à un Inuit

Héloïse Junier

Bien ficelées, certaines combines commerciales permettent d’accroître l’engagement du client et de conclure plus rapidement une vente. Qu’en dit la loi ?

« Jamais je n’aurais pensé être un jour victime d’une manipulation commerciale si immorale et déloyale, moi qui suis du genre à me méfier des commerciaux et de leurs stratégies de vente. Quand je repense, huit mois plus tard, à ce qui nous est arrivé sur ce salon, j’ai la gorge serrée. Je suis partagée entre un sentiment de honte, de colère et de profonde tristesse. » Marie et son conjoint ont été victimes de ce que l’on qualifie, dans le jargon juridique, d’une « vente abusive et agressive » (une vente de fenêtres d’une valeur de 21 000 euros contractée sur un salon où ils s’étaient initialement rendus seulement pour se renseigner). Cette pratique regroupe un ensemble de techniques manipulatoires dont le but est de vendre un produit au client (ou de lui faire signer un devis), en brouillant son esprit critique et en déclenchant chez lui certains automatismes. Cette manipulation commerciale se distingue de « l’argumentation » commerciale qui vise,

Manipulez qui vous aimez !

Jean-François Marmion

Doit-on manipuler quelqu’un pour son bien ? La question paraît choquante, tant la manipulation a mauvaise presse. Pourtant, l’idée fait son chemin chez les chercheurs…

« Nous sommes tous des manipulateurs spontanés. Ce n’est pas une vérole ! » Dixit Jean-Léon Beauvois, ancien professeur de psychologie sociale à l’université de Nice, et coauteur avec Robert-Vincent Joule, son collègue d’Aix-Marseille université, du fameux Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens et de La Soumission librement consentie (1).

« Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, questionne R.V. Joule. La vie sociale est faite de comportements qu’on doit réaliser, idéalement en toute liberté, et en considérant que c’est dans notre nature. Par exemple, les comportements d’honnêteté. Si manipuler consiste à amener quelqu’un à faire ce qu’il n’aurait pas fait spontanément, il n’y a pas d’acculturation, et plus généralement de vie sociale, sans manipulation. » Tous des manipulateurs

Démasquer les menteurs

Claudie Bert

Depuis quelques années, des psychologues étudient des stratégies de détection des mensonges dites « actives ». Grâce à celles-ci, démasquer les menteurs ne paraît plus un objectif inatteignable.

De la femme qui veut savoir si son mari était vraiment en voyage d’affaires, aux parents qui se demandent si leur fille est véritablement en train réviser le bac avec ses copines, jusqu’à l’électeur auquel un candidat jure ses grands dieux qu’il n’a pas touché de pot-de-vin – tous aimeraient savoir si on leur ment. Mais, hormis les appareils de détection de mensonges utilisés dans la sphère judiciaire, existe-t-il des moyens de repérer les menteurs ? Oui, répondent Aldert Vrij, Pär Anders Granhag et Stephen Porter, trois psychologues qui ont mené une recherche approfondie sur le sujet (1). Néanmoins, démasquer les menteurs peut s’avérer complexe.

De la difficulté à trouver les bons indices

Une première difficulté soulevée par les trois psychologues paraît plutôt relever du bon sens : pour trouver la vérité, encore faut-il avoir envie de la chercher ! Il y a des femmes qui ont tellement envie de croire que leur mari

Quand la parole nous trompe

Benoît Heilbrunn

De subtiles torsions telles que le cadrage, l’amalgame, la désinformation ou le recours à des célébrités déforment notre lecture de la réalité.

Imaginons que l’on vous présente des sodas au cola, dont l’un s’appellerait par exemple Coca Light et l’autre Coca Zéro. Il est probable que vous privilégiez le second, car il présente un bénéfice clair et positif (zéro calorie) alors que l’autre ne fait que mentionner qu’il contient moins de calories. Mais moins que quoi ? Si la manipulation suggère spontanément le domaine du pathos et des affects, il ne faut pourtant pas oublier sa dimension cognitive.

C’est tout le mérite de Philippe Breton de montrer dans La parole manipulée (1) qu’à la manipulation des émotions peut également s’ajouter la manipulation du contenu cognitif du message lui-même. Ce type de manipulation ne relève pas tant des opinions émises que du contenant, ou plus exactement du « moule argumentatif » qui permet de donner forme aux idées avancées.

L’art de se manipuler tout seul

Romina Rinaldi

Le pire manipulateur est sans conteste celui qui, à notre insu, nous pousse chaque jour à tirer des conclusions aberrantes, faire les mauvais choix, nous montrer irréalistes et injustes. C’est-à-dire nous-mêmes !

Nous aimons croire à notre propre rationalité et pourtant, au quotidien, nous n’en faisons pas si souvent preuve. Pour cela, nul besoin d’être influencé par les autres : les mauvais choix que nous faisons alors que tout nous indique de rebrousser chemin, les fois où nous restons sur nos positions face aux arguments solides de l’interlocuteur, où nous jugeons hâtivement, et à tort, quelque chose ou quelqu’un… Tout cela, nous y parvenons tout seuls, et très bien ! Mais qu’est-ce qui nous engage à maintenir et reproduire ces comportements irrationnels, inefficaces, voire contre-productifs ? Bien sûr, notre cerveau conservant des traces de son évolution, des régions ancestrales, liées à la survie puis aux émotions, interviennent parfois dans ces comportements irrationnels. Mais la réalité est plus complexe et ces mécanismes font intervenir des facteurs intrinsèques (biologiques et sociaux), et des facteurs extrinsèques, dont la nature peut être assez surprenante…

Le cadrage, arme fatale de la manipulation cognitive

On peut alors distinguer quatre grandes familles

Nudge, la manipulation bienveillante

Rémy Sussan

Le nudge, c’est ce petit coup de coude discret qui permet d’aiguillonner quelqu’un, sans ordre ni menace. Notion à la mode dans les politiques publiques, pour inciter à faire le tri ou à manger plus sainement. Mais attention, la résistance s’organise…

En 2008, Nudge, le livre de l’économiste Richard Thaler et du juriste Cass Sunstein, avait pour ambition de renouveler notre conception des politiques publiques. L’ouvrage s’appuyait sur les théories de l’économie dite « comportementale », qui postule que l’homme n’est pas un animal rationnel cherchant à optimiser son intérêt, mais voit ses décisions affectées par une multitude de biais cognitifs et de réflexes émotionnels. Nudge, en anglais, signifie « coup de coude ».

Faire un nudge signifie pousser quelqu’un discrètement dans la direction qu’on souhaite lui voir prendre. Plutôt qu’œuvrer à l’aide de lois et de régulations, les auteurs se demandent s’il serait possible d’encourager le citoyen à prendre les bonnes décisions en orientant subtilement ses pulsions et ses biais inconscients.