L’appel des philosophes à l’hospitalité- france culture

En 1979, Sartre et Aron s’alliaient pour défendre l’accueil des boat people… Quelle leçon en tirer aujourd’hui ?

Evacuation du campement Millénaire le long du canal Saint-Denis à Paris (30/05/2018• Crédits : GERARD JULIEN – AFP

Depuis juin 2015, il y a eu 36 opérations de démantèlement de camps de migrants. Les trois dernières, dans le nord-est de la Capitale, ont eu lieu hier et la semaine dernière. Le mercredi 30 mai, c’est le campement Millénaire qui avait été évacué…

Jaurès, Calais, mais aussi Lesbos, Lampedusa… Quel que soit le territoire ou le campement, ces opérations relancent une question : celle de l’hospitalité. Question à laquelle il ne s’agit pas de répondre « oui » ou « non », mais « comment ? ». Comment accueillir au mieux, pour un temps ou plus ? Et pourquoi le faut-il ?

Ces questions, comme j’avais eu l’occasion d’en parler en décembre, les philosophes ne les évitent pas du tout. Tribunes, interventions, livres, ils sont nombreux depuis 2015 à avoir pris la parole sur la crise des réfugiés : Habermas, Zizek, Etienne Tassin, Etienne Balibar, Marielle Macé ou Alain Renaut.

A ces noms, il faut en ajouter trois : Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère à qui l’on doit La fin de l’hospitalité, et tout récemment : Vaincre nos peurs et tendre la main. Et puis, Mireille Delmas-Marty qui, avec les écrivains Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris, a rédigé « l’Appel de Saint-Malo », lancé le dimanche 20 mai lors du festival Etonnants voyageurs, suite à une 1ère tribune dans Le Monde… J’ai voulu mentionner ces trois noms, car leurs textes prennent la forme de manifeste pour une société hospitalière, et à l’échelle mondiale, pour une gouvernance du droit des migrations, et tous, pour le plaider, prennent appui sur l’histoire de la philosophie…

En 1979, alors que le sort des boat-people vietnamiens secouait la France, deux philosophes pourtant ennemis avaient pris la parole de concert auprès du Président Valéry Giscard d’Estaing : Jean-Paul Sartre qu’on vient d’entendre et…Raymond Aron ! Sartre / Aron, l’alliance a de quoi surprendre, mais l’appel avait été entendu et 120 000 personnes avaient été accueillies.

Mais bien avant Aron et Sartre, et comme le rappelle Mireille Delmas-Marty, Kant, déjà, dans son Projet de paix perpétuelle déduisait un « principe d’hospitalité universelle » de l’espace de la Terre qui, je cite « oblige les êtres humains à se supporter parce que la dispersion à l’infini est impossible, et qu’originairement l’un n’a pas plus de droit que l’autre à une contrée ».

Et Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc le rappellent aussi : l’hospitalité a été une notion clé de la philosophie politique, d’Homère jusqu’à Derrida…

Derrida relisant Kant et Levinas, Aron s’alliant à Sartre, mais aussi Ricœur et le partage du « chez-soi », Arendt et la migration comme expérience de la perte… la question de l’hospitalité est essentielle pour penser la politique, comme idée et comme constitution concrète collective.

Comment en est-on venu alors à la rendre impossible, plutôt qu’à faire l’impossible, pour reprendre les termes de Derrida ? Comment en est-on venu à une question fermée et à une fermeture, en général, de l’hospitalité ?

Ce qui est frappant, c’est que l’hôte est tout à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli, et que, comme le montrent les philosophes, l’hospitalité dès lors qu’elle disparaît est autant une fermeture à l’autre et à l’extérieur, qu’une fermeture sur soi et une aliénation à soi.

https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/le-journal-de-la-philo-du-mardi-05-juin-2018