: Comment révéler un scandale sans se faire broyer (par son boss, par la justice, par soi-même…)
: Tous lanceurs d’alerte à l’heure des réseaux sociaux ?
EXPOSE(S) 3/5 « 20 Minutes » consacre cette semaine une série d’articles aux lanceurs d’alerte. Un statut très exposé et synonyme, bien souvent, de difficultés professionnelles, judiciaires ou financières
Hélène Sergent
« J’ai eu le sentiment très pénible d’être traquée, comme si j’étais à l’origine d’une conspiration (…) alors que je ne faisais que mon travail ». A la barre du tribunal le 17 octobre dernier, la pneumologue à l’origine des révélations sur le scandale du Mediator, Irène Frachon, n’a rien omis des difficultés endurées ces dix dernières années. Comme elle, la majorité des lanceurs d’alerte sont confrontés à de nombreuses épreuves, sans y être préparés.
Décrédibilisés professionnellement et discrédités publiquement, ces hommes et ces femmes peuvent subir des attaques violentes. Malgré l’évolution de la loi en 2016, définissant un statut protégé pour les lanceurs d’alerte, les risques encourus restent majeurs. 20 Minutes a recueilli auprès de spécialistes et de lanceurs d’alerte quatre conseils à destination des citoyens qui souhaitent signaler des dysfonctionnements portant atteinte à l’intérêt général. Pour alerter, sans se faire broyer.
- Amasser les preuves
Daniel Ibanez est un habitué des prétoires. Cet économiste, spécialiste des procédures collectives est devenu au fil des ans l’un des principaux opposants au projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin. « Devant les tribunaux, il y a une chose qu’on apprend : sans preuve, il n’y a pas de dossier. Que vous alliez voir votre voisin de bureau, le préfet ou votre patron pour dénoncer un fait gravissime, si vous n’avez aucune preuve, ça ne marchera pas », assène le cofondateur du salon « Des Livres et l’Alerte ». Si ce conseil paraît évident, il n’en est pas moins fondamental. D’autant que les scandales révélés ces dernières années concernent souvent des domaines – médicaux, scientifiques, sanitaires – régis par cette « absolue nécessité de la preuve ».
Emmanuelle Amar, directrice du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), à l’origine des révélations sur les bébés nés sans bras, abonde : « La santé est un secteur très hiérarchisé, avec des codes forts, comme le code de déontologie. Quand on a connaissance de quelque chose qui peut porter atteinte à l’intérêt public, il faut tout vérifier. Moi j’ai eu la chance d’être soutenue par des professeurs des universités-praticiens hospitalier (PU-PH), des chercheurs et des cliniciens ». Un soutien « inestimable » de professionnels reconnus qui, selon la scientifique, permet ensuite d’appuyer et de crédibiliser l’ensemble des faits dénoncés.
- S’appuyer sur ses proches
Une fois ces preuves recueillies et le dossier constitué, un autre conseil préalable s’impose : ne pas s’isoler et prévenir son entourage. Jean-Philippe Foegle est coordinateur d’une structure unique en France, la maison des lanceurs d’alerte, qui accompagne les citoyens qui bénéficient de ce statut. Il explique : « Il faut vraiment s’assurer que la famille et les proches comprennent votre démarche. Beaucoup se retrouvent, une fois l’alerte lancée, dans des situations familiales compliquées. La plupart d’entre eux sont soumis à un stress intense qui touche l’ensemble de leurs proches ».
Or, une fois le tourbillon enclenché, le soutien familial peut faire office de rempart estime Emmanuelle Amar : « On est rarement dénigré sur le fond mais davantage sur notre personne. Ce n’est pas toujours évident à supporter donc c’est important d’être bien entouré ». Même si les dégâts collatéraux existent confie-t-elle : « Certaines attaques ont éclaboussé mes enfants. Ça peut être très violent. » Et le risque pour l’équilibre familial est réel ajoute Daniel Ibanez : « Le sujet prend alors toute la place. Vous vous retrouvez dedans en permanence ».
- Demander un conseil juridique
Depuis l’adoption de la loi Sapin 2 en 2016, le Défenseur des droits est chargé – entre autres – de la protection des lanceurs d’alerte. Concrètement, des délégués de cette institution peuvent étudier gratuitement votre dossier pour vous aider à vous protéger face aux personnes ou entités visées par le scandale révélé. Plusieurs associations de juristes et d’avocats existent pour aider gratuitement les lanceurs d’alerte vulnérables et visés par des procédures judiciaires. Car les frais d’avocat peuvent représenter un frein financier : « Moi, j’ai eu de la chance, mon frère est avocat, j’ai fini par l’appeler », explique Emmanuelle Amar.
Comme elle, les lanceurs d’alerte sont souvent confrontés à des procédures judiciaires ou professionnelles complexes : « Beaucoup d’entre eux pourraient bénéficier d’une protection au titre de lanceur d’alerte prévu par la loi. Elle stipule notamment que le salarié doit saisir son employeur et en parallèle le juge mais la plupart des gens ne connaissent pas cette procédure. Bénéficier d’un conseil juridique peut être très précieux », poursuit le coordinateur de la maison des lanceurs d’alerte, Jean-Philippe Foegle.
- Essayer de « garder la tête froide »
C’est probablement le conseil le plus difficile à mettre en place reconnaît Jean-Philippe Foegel mais « il faut essayer de garder la tête froide, le lanceur d’alerte obsessionnel est son pire ennemi. Une personne qui lance l’alerte et qui a la sensation que rien n’est fait, qui s’énerve, qui tient des propos un peu vifs, va finir par en payer le prix ».
Mais ce recul est parfois impossible à prendre tant les attaques s’avèrent soudaines et brutales souffle la scientifique Emmanuelle Amar : « C’est dur, mais il faut essayer de se rassurer et garder en tête que si on est attaqué, c’est uniquement pour disqualifier nos révélations. »
Tous lanceurs d’alerte à l’heure des réseaux sociaux ?
EXPOSE(S) 2/5 « 20 Minutes » consacre cette semaine une série d’articles aux lanceurs d’alerte. Ce deuxième épisode se penche sur la multiplication du nombre de lanceurs d’alerte, grâce à l’émergence des réseaux sociaux
Hakima Bounemoura
- Héros pour certains, traîtres pour d’autres, les lanceurs d’alerte mettent au jour des dysfonctionnements ou des actes répréhensibles et en payent souvent le prix fort.
- A l’occasion du salon « Des Livres et l’Alerte », qui se tient du 22 au 24 novembre à Montreuil, « 20 Minutes » consacre une série d’articles aux lanceurs d’alerte.
- Ce deuxième épisode s’intéresse à la multiplication du nombre de lanceurs d’alerte, grâce à l’émergence des réseaux sociaux.
C’est un terme très en vogue dans les médias et sur les réseaux sociaux. La notion de « lanceur d’alerte », à l’honneur cette semaine au salon « Des Livres et l’Alerte* », a fleuri un peu partout ces dernières années, dans des domaines très différents. « Le lanceur d’alerte est un concept qui a servi à plein de gens à trouver un espace de parole pour exprimer leur expérience sur des conflits au travail, dans les institutions ou les organisations, sur des causes qui leur semblent fondamentales », explique le sociologue Francis Chateauraynaud, créateur du concept de « lanceur d’alerte » en France.
Depuis une dizaine d’années, leur nombre a augmenté de manière significative. « Cette expression s’est aujourd’hui généralisée, c’est un peu devenu un fourre-tout », précise le chercheur. Et les réseaux sociaux n’y sont pas étrangers… Le développement des technologies a en effet facilité de façon considérable la divulgation de certaines informations et la diffusion de documents. Le profil des lanceurs d’alerte a-t-il évolué ? Par quels biais s’expriment-ils aujourd’hui ? Révéler une information ou alerter d’une situation sur les réseaux sociaux, est-ce suffisant pour devenir lanceur d’alerte ?
« Un climat de défiance » à l’égard des institutions et des corps intermédiaires
Au départ, le rôle d’alerte du grand public était plutôt le fait d’associations de défense des consommateurs ou de l’environnement, ainsi que des syndicats et journalistes. « Mais le climat de défiance actuel à l’égard des institutions n’a pas épargné ces corps intermédiaires, pourtant porteurs des voix de la société. Ce phénomène, associé au développement des réseaux sociaux qui permet à tous les citoyens de prendre la parole sans intermédiaire, explique en partie la multiplication des lanceurs d’alerte, simples citoyens engagés, désireux de s’engager et reprendre confiance dans leur capacité à alimenter les débats », ajoute Francis Chateauraynaud.
L’apparition des réseaux sociaux a donc changé la donne, en permettant de transmettre des informations en temps réel. « Les réseaux ont pris beaucoup de place aujourd’hui. C’est un relais important pour qu’un signal, une alerte reçoive une bonne audience », confirme Daniel Ibanez, économiste spécialisé dans les procédures collectives, co-fondateur du Salon « Des Livres et l’Alerte ». « Lorsque Karim Ben Ali publie une vidéo sur YouTube montrant un déversement d’acide dans un crassier près de Florange par ArcelorMittal, il ne se doutait pas un seul instant que les images allaient devenir virales, être vues par des millions de personnes, et déclencher ainsi un scandale environnemental », ajoute Daniel Ibanez, qui lui-même se bat depuis plusieurs années contre le projet Lyon-Turin.
« Etre lanceur d’alerte est une sorte de label d’authenticité pour toutes sortes de causes »
Facebook, YouTube ou encore Twitter permettent donc aujourd’hui de diffuser des informations en temps réel, à grande échelle, apportant ainsi une audience à de nombreux citoyens qui s’auto-proclament lanceurs d’alerte. « Enormément d’acteurs revendiquent aujourd’hui ce label. Il a colonisé l’espace public parce qu’il permet de se présenter positivement. Il est bien reçu par la plupart des gens, car il suggère que l’on défend l’intérêt général. Parce que l’expression est vertueuse, très positive, le « lanceur d’alerte » s’apparente dorénavant à une sorte de label d’authenticité pour toutes sortes de causes », ajoute Francis Chateauraynaud.
L’exemple le plus récent, et certainement le plus médiatisé, est celui de David Dufresne, que certains ont surnommé « le lanceur d’alerte antiviolences policières ». Le 4 décembre 2018, l’écrivain et documentariste a commencé à recenser et compiler sur Twitter, via son compte @davduf, les bavures policières observées lors des manifestations des « gilets jaunes ». Il a ainsi signalé 860 cas de brutalités et manquements à la déontologie policière en interpellant le ministère de l’Intérieur via son célèbre et provocateur « Allô,@place_beauvau, c’est pour un signalement ». Pour beaucoup, son travail indépendant de vérification pour chaque signalement, à la fois méticuleux et documenté, a été considéré comme « un véritable travail de lanceur d’alerte ».
« Les réseaux sociaux ont amené beaucoup de confusion »
D’autres militants, qui œuvrent sur les réseaux sociaux, revendiquent également cette appellation. Steven Moore, fondateur de la Team Moore, un collectif de citoyens qui lutte contre la cyber-pédocriminalité, en fait partie. « Nous sommes, par définition, des lanceurs d’alerte. Par nos actions, nous montrons l’ampleur du phénomène de la pédocriminalité sur le Web, nous dévoilons au grand public ce à quoi nos enfants sont quotidiennement exposés, et nous interpellons quotidiennement les autorités, qui malheureusement ne font pas grand-chose », explique ce père de famille, qui a décidé de partir en guerre « contre les pervers sexuels qui œuvrent impunément sur Internet ». Comme lui, de nombreux militants et activistes s’auto-proclament aujourd’hui « lanceurs d’alerte » sur les réseaux sociaux.
« Le fait de dénoncer une infraction, un abus ou un danger sur le Web ne suffit pas à faire de vous un lanceur d’alerte », explique Daniel Ibanez. « Les réseaux sociaux ont amené beaucoup de confusion autour de ce terme. Il ne suffit pas de s’auto-désigner lanceur d’alerte pour l’être, il y a tout un processus à respecter, et surtout, la cause que l’on défend doit servir l’intérêt général. Celui qui lance une alerte ne doit pas être à la recherche de notoriété », ajoute l’économiste, qui concède que la frontière entre « dénonciation » et « alerte » peut parfois être assez floue.
Lanceur d’alerte ou pas, ceux qui souhaitent aujourd’hui tirer la sonnette d’alarme ou dénoncer des agissements disposent de moyens de diffusion « spécialisés ». De nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années afin de trouver des solutions pour facilier la mise en relation entre les sources et les journalistes, ou toute personne intéressée pour lire et diffuser des informations. La société Eweware a ainsi lancé en 2014 Heard, une application pour iOS et Android qui propose aux potentiels lanceurs d’alerte de se faire connaître, et de communiquer anonymement auprès des personnes intéressées par des informations dans leur secteur. La plateforme Lanceuralerte.org, créée par le lanceur d’alerte Maxime Renahy, propose également de « donner la plus large audience possible aux lanceurs d’alerte, tout en préservant leurs sources et, s’ils le souhaitent, leur anonymat ».
*5e salon « Des Livres et l’Alerte », du 22 au 24 novembre, à la « Parole Errante » à Montreuil.