Journal intime d’une féministe (noire)  Axelle Jah Njiké

 NOUS DEVONS INTERROGER LES PRATIQUES INTRA FAMILALES SOUVENT LE LOUP EST DANS LA BERGERIE. P B CISSOKO

Axelle Jah Njiké relate ici sa vie d’afropéenne, fille, femme devenue mère, ayant souffert de violences sexuelles et éducatives dans l’enfance. Se réappropriant l’histoire de sa famille, elle confronte les injonctions qui ont pesé et pèsent encore sur les femmes. Mais c’est aussi le récit d’un éveil, d’une émancipation par la littérature et la sexualité, où l’intime rejoint l’éminemment politique.
Un livre choc qui comptera comme l’un des grands récits intimes féministes.

livre, Axelle Jah Njiké défend un féminisme de l’intime émancipateur et jubilatoire

par Julia Tissier

Dans ce premier récit autobiographique intitulé “Journal intime d’une féministe (noire)”, Axelle Jah Njiké revient sur son vécu d’Afropéenne, les violences subies pendant son enfance et raconte son émancipation par la littérature et la sexualité.

Je suis la première des femmes de ma famille à être un individu singulier libre, notamment dans le domaine de sa vie amoureuse et sexuelle. À pouvoir vivre de manière continuelle et ininterrompue dans mon corps la possibilité d’une libération et d’un épanouissement intime, de mon choix.” Voilà comment se définit Axelle Jah Njiké dans son tout premier livre intitulé Journal intime d’une féministe (noire) (Éd. Au Diable Vauvert), en librairies le 3 mars prochain.

Dans ce récit autobiographique poignant et jubilatoire, l’autrice et militante féministe franco-camerounaise, à qui l’on doit entre autres les excellents podcasts Me, My Sexe and I et La Fille sur le canapé, revient sur son parcours de vie si singulier. De son histoire familiale complexe aux violences sexuelles et éducatives subies durant l’enfance en passant par sa découverte de la sexualité et du plaisir à travers la littérature érotique et la masturbation, Axelle Jah Njiké raconte, avec une énergie joyeuse et communicative, son vécu d’Afropéenne, elle qui est née au Cameroun et a ensuite été envoyée en France à l’âge de six ans. Elle évoque aussi les hommes et les femmes qui ont marqué sa vie amoureuse, ses soirées passées sur les dancefloors parisiens, sa maternité choisie, ses avortements, le racisme ordinaire du quotidien et sa joie d’être une femme. Un récit si personnel et intime qu’il en devient profondément universel. Entretien.

Comment est née l’idée de ce livre? 

Ce livre est né il y a plus de 20 ans mais sous une forme un peu différente. À l’origine, c’était un essai sur la presse féminine: à l’époque je voulais pointer du doigt ses travers en matière de féminisme. Cette première mouture, qui s’appelait Femelles!, avait tapé dans l’œil d’un directeur littéraire, Raphaël Sorin. Il avait essayé de placer le texte chez Flammarion mais ce dernier a été retoqué. La maison d’édition souhaitait que je retire les passages sur la presse féminine, ce que j’ai refusé de faire. Finalement, 20 ans plus tard, les temps ont changé et j’ai publié ces passages dans l’ouvrage collectif Nos Amours radicales. Entre-temps, j’ai enrichi le texte initial et j’y ai mis davantage de choses personnelles. Mais trouver une maison d’édition s’est révélé très difficile, souvent mes interlocuteur·rices étaient surpris·es par la teneur de mon texte car il·elles attendaient quelque chose de différent. Quelque chose de plus “africain” comme si étant d’origine camerounaise, j’étais circonscrite à un certain type de récit et devais écrire d’une façon spécifique. Laquelle, je ne sais pas. Même si on brandit aujourd’hui beaucoup l’inclusivité, les maisons d’édition restent encore très verrouillées. J’écris sur l’intime et ce sujet est rarement associé ou incarné par des personnes noires, il règne un grand silence en la matière. J’ai fini par rencontrer une éditrice, Marion Mazauric, qui a compris le livre et l’a publié. J’espère que je suis en train d’ouvrir la voie à d’autres femmes noires qui ont, elles aussi, des choses à dire.

Pourquoi as-tu tenu à mettre l’adjectif “noire” entre parenthèses dans le titre de ton livre? 

Avant tout paramètre ethnique dont je ne veux pas être affublée par les autres, je suis le fruit de l’histoire de mes parents que je raconte d’ailleurs dans le livre, j’évoque mon vécu d’Afropéenne. Je suis née en Afrique mais j’ai grandi et j’ai été éduquée en Europe. C’est aussi l’endroit d’où je déploie mon point de vue. Je ne suis pas d’ici et d’ailleurs, là où souvent on se plaît à me renvoyer, je suis bien davantage d’ici, d’où ce “noire” entre parenthèses.

Au tout début du livre, tu évoques ta première expérience de masturbation, tu en as éprouvé une puissance toute particulière…

Oui, pour moi, c’est une puissance de l’ordre du mystique: il est infiniment important de replacer le sacré dans les organes génitaux féminins car, on le voit avec les excisions et les mutilations génitales féminines, nos organes sont considérés comme des émanations du démon, comme impurs. On donne naissance par ces voies à l’humanité toute entière donc comment pourraient-elles être sales ou impures? J’insiste pour replacer le sacré à cet endroit-là, c’est empouvoirant à mon sens.

Tu racontes que tu appartiens à une lignée de femmes dans laquelle aucune n’a choisi son premier époux, c’était impératif pour toi de ne pas perpétuer ça?

Il était de ma responsabilité de mettre un terme à la manière dont le féminin et le masculin, le conjugal et le sexuel se mariaient au sein de la lignée de femmes à laquelle j’appartenais. Il était impératif que je choisisse mon époux, mes partenaires sexuels. J’ai une fille de 30 ans aujourd’hui et je voulais lui léguer une autre voie que celle qu’on m’a léguée.

Comment es-tu devenue féministe? 

Mon féminisme me vient de ma mère, plus je vieillis, plus je prends la mesure de son empreinte. Lorsqu’elle va choisir un homme qui n’est pas celui auquel on l’a destinée, et qu’en dépit de l’interdiction que revêt leur union, elle décide en accord avec mon père de poursuivre sa grossesse, il y a comme un message qui se loge déjà là dès le placenta! (Rires). J’ai été choisie par mes deux parents, et si souvent le statut de “bâtard·e” renvoie à un sentiment d’illégitimité, dans mon cas, c’est l’inverse. Je suis le fruit du choix amoureux de ces deux êtres. Et ça suffit à rendre mon existence légitime.

Tu crois en “un féminisme qui émancipe, de l’intérieur”, qu’entends-tu par là? 

Pour moi, le féminisme est d’abord un outil qui permet de réfléchir à soi-même, à la façon dont on s’est constitué femme, à notre héritage féminin, à la manière dont nos aieules se sont construites en tant que femmes, c’est ça que j’entends par “l’intérieur”. À l’origine, le mot “féminisme” servait à dénigrer les attributs du féminin chez les hommes, puis c’est devenu le terme pour définir la lutte pour l’égalité entre les sexes. Il me semble qu’entre les deux, ce terme aurait dû célébrer le féminin en soi car nous sommes toutes et tous dépositaires du féminin et du masculin.

Tu écris que ton émancipation est passée par la littérature et la sexualité justement…

Ce sont des ouvrages érotiques qui m’ont permis de me réapproprier mon plaisir après l’agression. La littérature érotique, notamment écrite par des femmes, m’a aidée à construire un être intellectuellement jouissant. J’ai découvert Anaïs Nin dans une bibliothèque municipale! J’avais lu Sexus d’Henry Miller, que j’avais plus ou moins aimé et comme j’ai l’habitude de lire la biographie de l’auteur·rice que je lis, j’ai découvert de cette manière l’existence d’Anaïs Nin. Je me suis demandé qui était cette femme, j’ai lu Venus Erotica et c’était parti! Merci les bibliothèques municipales! (Rires)

Pourquoi parler de l’intime est-il si important pour toi? 

L’intime est le cœur même du politique. C’est aussi ce qui nous lie les unes aux autres, nous avons en commun l’intime, la parentalité, le fait de tomber amoureuse, d’avoir des relations intimes avec d’autres êtres, et lorsqu’on articule toutes ces thématiques, on a plus de chances de créer du commun et d’avancer ensemble. La politique n’a jamais été autre chose que de l’intime finalement. Et la grande tromperie du patriarcat, c’est de nous avoir fait croire le contraire pendant si longtemps, de nous avoir convaincues que les deux étaient dissociés.

Tu écris que le corps peut être perçu comme un fardeau ou bien comme un formidable outil d’affirmation de soi…

Oui, tout dépend de son héritage. La bonne nouvelle, c’est que l’on peut aussi transformer ce que l’on a reçu: on n’a pas forcément reçu quelque chose de solaire mais on reste en mesure, à condition d’être consciente, de s’approprier les outils qui existent pour transformer cette matière-là. Cette possibilité existe toujours. Je pars d’un endroit plutôt sombre, quelle était la probabilité que je devienne autrice de littérature féministe, que je traite des problématiques d’intimité et de sexualité? C’est subversif de retourner le stigmate de cette façon-là, de ne pas laisser le gars sur le canapé gagner [NDLR: Axelle Jah Njiké fait référence ici au viol subi à l’âge de 11 ans]. Je sais aujourd’hui qu’il ne sera pas la dernière pensée que j’aurai sur mon lit de mort, et ça me réjouit.

Qu’as-tu envie de dire aux jeunes filles d’aujourd’hui? 

Qu’elles sont précieuses et qu’elles devraient faire preuve d’indulgence à l’égard de leurs mères. Qu’elles se rappellent qu’avant d’être mères, elles ont été des filles, des femmes, et qu’elles soient curieuses de leurs histoires.

Journal intime d’une féministe (noire), Axelle Jah Njiké, Éd. Au Diable Vauvert.

Axelle Jah Njiké est née au Cameroun et vit à Paris depuis sa plus tendre enfance. Autrice afropéenne, podcasteuse, chroniqueuse & militante féministe païenne, elle a crée les podcasts Me My Sexe and I®La fille sur le canapé et Je suis noire et je n’aime pas Beyoncé, consacrées aux vécus des femmes afrodescendantes d’un point de vue intime aussi bien que collectif. Journal intime d’une féministe (noire) est son premier livre.