Georges Consol, le roi du fleuve Saloum

Il a traversé l’océan aux côtés d’un fantôme, partagé la vie d’un chien sorcier et la tente d’un puissant marabout, couru les mers avec des trafiquants, bu du vin avec des clochards et du champagne avec les princes, il a flirté avec la mort. Tout cela pour un bateau abandonné au soleil du Sénégal et auquel il a redonné vie. Depuis, les Oualofs et les Peulhs l’appellent « le Roi du fleuve »

Ce personnage haut en couleur, je l’ai connu et aujourd’hui j’ai envie de vous en parler car quand on aime le Sénégal, et c’est mon cas, ce n’est pas possible d’ignorer son histoire, ou plutôt son épopée. C’est l’histoire d’un toubab (le blanc) fou qui s’est mis en tête voici des années de cela d’acheter un bateau le Bou el Mogdad alors qu’il se trouvait amarré au quai du pont Faidherbe à Saint-Louis. Un bateau ? plutôt cinquante mètres de ferraille en longueur sur dix en largeur et autant en hauteur avec certaines poutrelles inutilisées de la tour Eiffel. Un vrai bloc de rouille bouffé jusqu’à l’os par le vent et le sable venus du Sahel. Heureusement qu’il disposait d’un beau paquet d’économies

Georges l’a alors emmené à Dakar en longeant la côte afin de le faire retaper dans un chantier. Puis il a entrepris de le faire naviguer sur le fleuve Saloum au milieu des mangroves en transportant des toubabs. Mais si l’histoire de Georges est peu banale celle du Bou el Mogdad ne l’est pas moins. Le rafiot en effet avait été commandé à un chantier hollandais en 1950 et le prix payé pour moitié par l’Etat en échange de l’engagement par les Messageries du Sénégal d’assurer la poste sur le fleuve pendant vingt ans.  C’est ainsi que de 1950 à 160 le bateau accomplissait une fois par mois le trajet aller-retour Saint-Louis-Bakel en transportant trois cent cinquante tonnes de fret et deux cents passagers. Une mine d’or flottante. Il faut dire qu’à cette époque il n’existait pas d’autre moyen de transport : ni route, ni chemin de fer, ni même une vraie piste.

Au cours des dix années suivantes, en raison du contrat signé, le bateau poursuivit sa navigation mais … à vide, dix ans à faire des aller-retour sans fret et sans passagers ! En 1970 le Bou el Mogdad fut désarmé et plusieurs acheteurs se présentèrent dont un riche américain désireux de le transformer en cargo sur l’Amazone, l’Etat Mauritanien, l’Etat Gambien, et l’Etat Canarien qui voulait s’en servir pour caboter entre Tenerife et Palma. Enfin un frenchie et au final c’est Georges Console qui devint propriétaire.

L’ancien épave enchaîna alors des croisières commercialisées depuis une agence de voyages parisienne sous le nom de Senegal Show Boat donnant un petit air Disneyworld a l’entreprise. Mai au fil des mois les dettes s’accumulèrent puis un jour un émissaire maure vint proposer à Georges de convoyer dix mille tonnes de vivres au nom de la Croix-Rouge internationale sur six cents kilomètres. Coût de l’opération : Cent millions de francs CFA, dix fois ce que le bateau lui avait coûté. En échange trente voyages à raison de 350 tonnes par voyage, vingt mille kilomètres de navigation et des mois de travail. Comme dit Georges à ce moment là j’étais sauvé, mon cauchemar était terminé, cela je le savais, ce que j’ignorais c’est que je venais d’entrer en enfer.

Pendant des mois avec les passagers montés à bord tels des grappes humaines le Bou el Mogdad se transforma en village flottant parmi les aboiements des chiens, les youyous des femmes et les bavardages des hommes en boubou ou djellaba. Il y eut ensuite le transport de milliers de fûts d’essence par une température dans la cale de près de soixante degrés et des moments d’angoisse dignes du Salaire de la peur. Georges se souvient : Je me voyais finir à la première explosion vaporisé dans l’air surchauffé du Sénégal. Seul un verre de whisky de temps à autre me faisait oublier que nous avions les fesses vissées sur une bombe flottante qui risquait de nous éparpiller dans la savane environnante. Un carrousel infernal. Il y eut un peu plus tard le transport pour la Mauritanie voisine de deux cents dromadaires, un bien précieux dans la région, là encore les souvenirs ne manquent pas : la puanteur à bord était effroyable, on avait l’impression d’avancer à travers une espèce de pâte infecte autour de laquelle tourbillonnaient des milliards de mouches. De retour à Dakar j’avais le corps tout rouge avec des plaies qui devenaient purulentes. La « médicastrerie » de Dakar diagnostiqua la gale du chameau ! Venant de dromadaires ce n’était pas banal.

Et tomber malade à ce moment-là en Afrique c’était un peu comme le tac-o-tac : une chance au grattage, une chance au tirage, un bouton devient une furonculose, une coupure se transforme en septicémie, une mycose vous transforme en champignonnière quand une intoxication peut se révéler aussi foudroyante qu’une balle de parabellum. Pour Georges ce fut la totale lorsque le toubib toubab lui diagnostiqua une typhoïde augmentée d’une hépatite virale ainsi que d’un palu méningé. Le médecin lui dit alors :  » Vous êtes mort, le fait que vous respiriez est purement accidentel ». Il faut dire que dans ces moments de délire Georges pouvait dire aux bouquets de baobabs sur la rive de foutre le camp …

Mais la navigation sur le fleuve Saloum était fait aussi de belles rencontres comme celle avec le marabout de Podor. Dans le monde musulman, l’importance et la puissance des marabouts dépassent, et de loin, l’influence des chefs religieux chrétiens. A l’origine les marabouts sont censés descendre d’un soufi (un saint de l’islam) dont ils ont hérité l’influence spirituelle, la fameuse baraka. En le rencontrant Georges lui offrit une caisse de thé en guise de cadeau conformément à la tradition. Georges l’ignore encore à ce moment là, mais plus tard un des talibets du marabout qui était présent à la réunion lui permettra de résoudre un grave problème de racket à un moment où le Bou el Mogda avait repris son régime de croisières.

Le bateau avait été repeint d’un blanc immaculé, ses moteurs neufs tournaient sans bruit, les 27 cabines réservées aux passagers étaient coquettes et la salle à manger spacieuse, offrant avec ses baies vitrées le spectacle sans cesse en mouvement du fleuve et de la brousse. Le bar lui-même n’aurait pas déparé un club house pour milliardaires et la cuisine offrait des repas dignes d’un grand restaurant. Un jour le bateau fut même réservé pour une semaine par le prince Agha Khan, frère du quarante-neuvième iman Karim, descendant direct d’Ali frère du Prophète. A bord le prince représentait les quinze millions d’ismaéliens nizârites qui vivent au Pakistan, en Inde, au Soudan et en Syrie. Son grand-père Agha Kan, était l’homme le plus riche du monde à ce moment là. En 1937 il avait reçu pour son 60ème anniversaire son poids en diamant offert par ses fidèles. Le passager du Bou el Mogda aurait pu s’acheter le France mais c’est le bateau de Georges Console qu’il choisit pour remonter le fleuve Sénégal. Une sacré prouesse pour Georges et un souvenir inoubliable.

Un jour j’ai retrouvé Georges et sa jeune femme chez lui à Paris, rue Frédéric-Sauton d’où il pouvait apercevoir les tours de Notre-Dame. L’endroit est devenu le rendez-vous du Tout-Paris branché et des touristes curieux. Quand Georges avait acheté l’immeuble des années auparavant le quartier était une véritable cour des miracles et la maison propriété d’un bougnat. Il l’avait achetée sur un coup de cœur en versant l’argent immédiatement et en espèces au propriétaire après que celui-ci lui eut signé un reçu sur la nappe en papier. C’est tout Georges.

Voici conté en quelques lignes et quelques souvenirs l’histoire d’un bateau autrefois seul trait d’union entre les populations de la vallée du fleuve sur la route des comptoirs.  Ah, j’allais oublier, d’où tire-t-il son nom vous demandez-vous, et bien de l’interprète en chef et explorateur de Saint-Louis, un certain El Hadj Bou El Mogdad Seck. Mais vous l’avez compris l’histoire du Bou el Mogda est très intimement liée à un homme exceptionnel Georges Consol qui l’acheta au cours des années soixante-dix et le revendit en 2005.

Une véritable légende que ce Georges qui lia son destin à un bateau mythique. Mais n’était-il pas le Roi du fleuve.

Jean-Yves Duval, Directeur d’Ichrono