Décoloniser l’universel-À propos de : Souleymane Bachir Diagne & Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Albin Michel-par Nadia Yala Kisukidi ,

« Nadia Yala Kisukidi, née à Bruxelles le 8 octobre 1978, est une  agrégée de philosophie française, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII et africaniste. Elle est spécialiste de la pensée d’Henri Bergson et des études postcoloniales. »

Le dialogue entre le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l’anthropologue Jean-Loup Amselle révèle la difficulté à définir, dans le monde intellectuel français, la pensée postcoloniale et décoloniale. La discussion achoppe sur la manière d’articuler question raciale et question sociale.

Une question surgit – presque brutalement, quand on découvre l’ouvrage En quête d’Afrique(s), fruit du dialogue entre le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l’anthropologue Jean-Loup Amselle : qu’est-ce que ces deux personnalités de la pensée contemporaine peuvent-elles bien avoir à se dire ? Et même : peuvent-elles vraiment dialoguer ?

Souleymane Bachir Diagne enseigne la philosophie à Columbia University (New York) après avoir exercé de longues années à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ses réflexions ont pour objet, tout à la fois, la pensée mathématique (algèbre de Boole), la philosophie islamique et l’histoire philosophique du continent africain. Il développe une approche renouvelée de l’idée d’universel en partant du modèle linguistique de la traduction. On rattache son œuvre, sans qu’il s’en réclame nécessairement, à la pensée postcoloniale. Jean-Loup Amselle, ancien directeur d’études à l’EHESS (Paris), développe une anthropologie qui repose sur l’idée de branchement, métaphore électrique qui permet de récuser l’idée selon laquelle les cultures seraient des univers étanches, discrets. Fort de ce modèle d’intelligibilité des faits culturels, il s’oppose à un ensemble de courants de pensée, dont il situe la scène dans le monde universitaire nord-américain, et qui, selon lui, réactivent une approche essentialiste et fragmentée des cultures : les études postcoloniales et leurs prolongements décoloniaux. L’Occident décroché (2008), qui consacre un chapitre très dur – pour ne pas dire injuste – à la pensée de Souleymane Bachir Diagne contribue, avec l’ouvrage de Jean-François Bayart, Les études postcoloniales : un carnaval académique (2010), à la réception houleuse des études postcoloniales en France. Le schème de la substitution de la question culturelle, voire raciale à la question sociale, s’installe désormais durablement dans le paysage intellectuel français : les tenants du courant postcolonial, décrits comme les produits du « modèle du multiculturalisme libéral », sont accusés de participer insidieusement à l’importation du schéma huntingtonien de la guerre des civilisations dans le champ de la pensée critique. Et pire encore, d’agiter les hochets de l’identité et de la race, freins à l’unité du combat social anticapitaliste porté par « l’action historique de la classe universelle » (p. 84).

Un malentendu persistant sur la critique du postcolonialisme

Comment faut-il, alors, lire un tel dialogue ? Comment faut-il comprendre l’écriture d’un tel ouvrage quand, au vu des orientations intellectuelles des deux auteurs, tout semble déjà joué ? L’introduction, écrite à deux mains, reste sur ce point bien mystérieuse : le lecteur ne saura pas pourquoi ces deux intellectuels ont entrepris cette réflexion commune. Amselle a consacré plusieurs travaux critiques à la pensée de Diagne ; les deux auteurs ont par ailleurs déjà débattu, en 2014, à l’occasion de la manifestation « Cité Philo » à Lille. Malgré des questionnements partagés, les échanges donnent souvent l’impression d’un dialogue de sourds. Pour le dire nettement : Amselle approche la pensée de Diagne à partir d’une grille de lecture enracinée dans les coordonnées du débat intellectuel et politique français (République contre multiculturalisme, universalisme contre particularisme, lutte des classes contre identity politics). Et dans En quête d’Afrique(s), le lecteur, une fois de plus, ne peut pas s’y tromper. Sous des accords apparents surgissent de nets désaccords. Sous les tentatives nombreuses de conciliations apparaît de l’inconciliable. Soyons francs, le face à face est souvent difficile. Cela ne tient pas au statut des disciplines respectives des auteurs (anthropologie, philosophie) ni même à leurs situations d’énonciation. Cela tient à la manière dont ils se réapproprient ou bloquent la possible réappropriation des termes « Postcolonial » ou « Décolonial ».

Ainsi, ce dialogue doit être lu, avant tout, comme une réflexion politique, dont le centre, contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de l’ouvrage, n’est pas immédiatement un continent, l’Afrique, mais plutôt un pays, la France. Et le questionnement qui organise l’entretien est somme toute assez classique : quels sont les effets sociaux, politiques du discours théorique ? Plus précisément : quelle est la productivité politique effective des critiques postcoloniales et décoloniales à l’échelle globale, particulièrement en Afrique et en Europe francophones ? Mais peut-être plus que tout, ont-elles contribué à reconfigurer les termes du débat politique en France ? Et si oui, comment ?

Les analyses critiques postcoloniales ont pris pour cible, comme on sait, les rhétoriques de l’universalisme, de l’historicisme, et de l’humanisme, qu’elles déchiffrent comme des discours de la falsification composant la prose coloniale. L’universalisme est le discours de la puissance conquérante d’un particulier (l’Europe) qui se définit comme universel. L’historicisme, en reconnaissant un progrès irréversible du monde humain, dont l’achèvement serait européen, défend de facto l’entrée en civilisation forcée de peuples jugés en retard. Et l’humanisme soutient la promotion éthique et théorique non pas de tout humain, mais d’une humanitas qu’il faut distinguer des multiples types anthropologiques qui composent les mondes non européens. Les analyses décoloniales, dont les généalogies théoriques s’enracinent dans l’histoire intellectuelle et populaire latino-américaine, reprennent ces critiques, tout en radicalisant leurs visées : théoriser les oppressions (raciale, (néo)coloniale, sexiste, capitaliste, etc.), c’est, aussi et surtout, s’engager à lutter contre elles, ici et maintenant.

La critique postcoloniale de l’universalisme

Les dix-huit chapitres du livre se répondent les uns aux autres. Ils sont écrits alternativement par les deux auteurs. Ils engagent des discussions sur les théories de la culture, le panafricanisme, le soufisme, la francophonie, les langues et la traduction. Il faut s’arrêter, toutefois, sur les deux premiers chapitres de l’ouvrage pour saisir les conflictualités qui l’organisent dans sa totalité.

Dans « L’universalisme en question » (Amselle) et « De l’universel et de l’universalisme » (Diagne), il s’agit, pour les deux auteurs, d’examiner les restes de la critique postcoloniale de l’universalisme : reste-t-il quelque chose de l’universel, une fois que l’universalisme a été mis en pièce ? Les critiques postcoloniales/décoloniales produisent-elles de nouvelles conflictualités, pour le dire comme Balibar, à partir desquelles on pourra énoncer l’universel ?

Diagne et Amselle s’accordent sur la critique nécessaire d’un universalisme qui ne serait que le masque de l’eurocentrisme (p. 44) – l’universalisme marquant, pour reprendre les analyses de Diagne, « la position de celui qui déclare universelle sa propre particularité en disant : ‘J’ai la particularité d’être universel’ » (p. 68-69). Les deux auteurs s’accordent également sur l’idée que cette critique d’un universalisme exceptionnaliste n’est pas renoncement à l’universel. Toutefois, pour Amselle, les approches postcoloniales/décoloniales n’offrent pas les moyens de reconstruire une pensée solide de l’universel, du fait de leur improductivité théorique et politique. Du point de vue des théories de la culture, elles promeuvent un « hyper-relativisme » (p. 55), contraire au postulat suivant lequel il existe des « principes communs à plusieurs cultures » (p. 58), forgeant l’ « universalisme matriciel » (ibid.) qu’Amselle défend. Postcoloniaux et décoloniaux participent ainsi, en chœur, à la même ruine du politique. Dans leur opposition systématique à l’Occident (néo)colonial, ils défendent le principe des identités locales, réactivant ainsi les lexiques et les codes des nationalistes européens qu’ils prétendent combattre. Ce faisant, ils se rendent incapables de penser l’universalité des conflits de classe qui traversent pays du Sud et pays du Nord, et de tracer de nouvelles voies d’émancipation.

Une ethnicisation du débat d’idées en France ?

Il faut noter que cette position critique d’Amselle, proche en cela des analyses de Vivek Chibber dans Postcolonial theory and the specter of the capital (2013), se décale singulièrement des polémiques qui saisissent la presse écrite française depuis novembre 2018 contre les études postcoloniales et décoloniales. La critique du postcolonial, qu’il produit dans En quête d’Afrique(s) ne se fait ni au nom d’une défense de l’Esprit des Lumières ni au nom de l’universalisme républicain. Amselle interroge et examine, dans plusieurs ouvrages, l’ethnicisation de l’idée de République par les tenants d’un universalisme fortement nationalisé – soit la manière dont les mots « République » et « laïcité », entre autres, fonctionnent sur un mode réactif, comme des signifiants racistes (islamophobes) ou raciaux (affirmation d’une identité française blanche) dans l’espace public français. Toutefois, les courants d’idées postcoloniaux et décoloniaux ne sont pas non plus étrangers à l’ethnicisation du débat en France, selon l’auteur. En assignant l’universalisme à un groupe racial donné, ils contribuent à la transformation de la société française en société raciale (p. 53), grossissant le cercle des identitaires qui se recrutaient, jusqu’à présent, parmi les défenseurs d’un républicanisme chauvin et dans l’extrême droite.

Il est toutefois difficile de comprendre comment ces interprétations des courants postcoloniaux et de leurs prolongements décoloniaux, qui caractérisent les réflexions d’Amselle dans tous ses livres et dans En quête d’Afrique(s), peuvent s’appliquer, telles quelles, à la pensée de Diagne. On pourra se demander si, parfois, Jean-Loup Amselle ne pêche pas aussi par « essentialisation » : il identifie de manière abusive des pratiques théoriques postcoloniales et décoloniales, qui demeurent fondamentalement hétérogènes. Les questionnements qu’elles mettent en avant ne portent pas exclusivement sur l’identité, ni même sur l’identification de sujets politiques minorés dans l’espace de représentation politique des sociétés libérales occidentales. Ils s’attachent aux formes de violence matérielles et symboliques qui trouvent leur origine dans l’histoire de la colonisation et qui persistent dans le monde contemporain.

Approcher l’universel par les langues

Partant de la pensée de Merleau-Ponty, Diagne mobilise, dans ses écrits, une distinction entre deux types d’universels : un « universel de surplomb », polarisé, vertical et un « universel latéral », décentré, horizontal. Le premier définit une appréhension de la particularité, à partir d’une position de centralité qui n’est jamais contestée. Le second se conçoit comme voyage entre les particuliers, sans point de référence absolu à partir duquel ils sont jugés et jaugés. Cette distinction façonne l’armature critique de l’historiographie philosophique, que Diagne tente de construire, en plaçant, en son cœur, la question des langues. Il n’y a pas de langue naturelle de la philosophie ; son territoire d’élection n’est pas l’Europe. Il existe d’autres cartographies de la philosophie qui ne suivent pas toutes la « trajectoire unique (« la Bible et les Grecs ») qui mène de Jérusalem à Athènes, avant de conduire à Rome, puis à Heidelberg, à Paris, ou à Londres » (p. 74). Bagdag, Fez, Tombouctou sont d’autres espaces de la vie philosophique où se « branchent », pour le dire avec les mots d’Amselle, des univers de références multiples (islamiques, grecs, etc.) dessinant des traditions intellectuelles, plurielles et singulières, non européennes. Ces mouvements de translation – de transfert et de traduction – compliquent les routes de l’universel : elles ne sont pas continentales et linéaires ; elles sont entremêlées, traversent mers, continents, îles, déserts et forêts. Le paradigme de la traduction, chez Diagne, décrit une nouvelle configuration de l’universel, multipliant les géographies de la vie philosophique. L’intraductibilité n’est pas signe de vérité : aucune langue ne peut prétendre incarner, à elle seule, le logos.

Dire, en philosophie, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les langues, c’est dire qu’il n’existe pas, d’un côté, des langues qui incarnent la Raison et de l’autre, des « parlers », qui seraient moins que des langues. Le grand partage colonial entre l’humanité du Logos et les anthropoï alimente cette distinction entre langues impériales de civilisation et langues indigènes, que la philosophie de la traduction démonte, rejoignant ainsi les préoccupations des pensées postcoloniales. L’idée selon laquelle on pourrait opposer des langues concrètes à des langues abstraites, ou dire que les langues africaines, frappées d’arriération et de manques, seraient incapables de produire des concepts, traverse la « bibliothèque coloniale ». Le corpus de cette bibliothèque, telle qu’elle est thématisée par le philosophe Valentin Mudimbe, est constitué par l’ensemble des écrits et discours des explorateurs, des administrateurs coloniaux, des anthropologues, des missionnaires, émergeant dès la fin du XIXe siècle. Ces textes représentent tout un corps de savoir visant à « traduire et à déchiffrer l’objet africain » en vue de le dominer.

Il ne s’agit donc pas, dans la pensée de Diagne, d’opposer des fragments de cultures et de langues à l’unité d’un universel, logique (sans langue) ou nationaliste (une seule langue), mais bel et bien de confronter des pensées conflictuelles de l’universel, n’impliquant pas les mêmes histoires de la philosophie, de ses paroles et de ses écritures en langues.

Marx, Césaire et l’idée de solidarité

La théorie du branchement, construite par Amselle, pourrait tout à fait communiquer avec la philosophie de la traduction, dessinée par Diagne. C’est la raison pour laquelle, les objections de Diagne ne portent pas immédiatement sur les thèses anthropologiques d’Amselle, mais bien plutôt sur la manière dont il conçoit les conflits de l’universel. La réponse de Diagne aux charges critiques d’Amselle prend ainsi la forme singulière de ce que les Anglo-saxons appellent un re-enactment. Une répétition, une manière de rejouer l’histoire. Car, Diagne laisse bien entendre que l’orientation d’Amselle mime, en un sens, les positions du PCF, incarné par Maurice Thorez, devant un Aimé Césaire opposant à l’universalisme fraternaliste du premier, héritier du paternalisme colonial, un autre universalisme – riche de toutes les différences. Cet autre universalisme est un énoncé politique. Il n’invite pas à substituer les questions identitaires et raciales aux questions sociales, mais bel et bien à dire qu’il ne peut y avoir de combat contre l’oppression capitaliste qui ne soit également un combat antiraciste.

Partant des divergences entre les deux auteurs, il devient intéressant de découvrir leurs points de convergence. Car ils existent et contre toute attente, ils se font sur l’actualité politique contemporaine la plus brûlante dans le dernier chapitre du livre « De quelques questions politiques » qui examine les usages en France et aux États-Unis des concepts d’ « intersectionnalité », de « blanchité », de « racisme d’État ». Ces réflexions politiques mettent en lumière les principes théoriques communs qui guident les travaux des deux auteurs : une récusation de l’essentialisme (produire de l’un par négation du multiple), le refus net de la transformation subreptice des catégories critiques de la domination (comme celle de « race ») en ontologie, la critique radicale de ce que Diagne appelle le « nativisme épistémique » (soit considérer que la critique de l’eurocentrisme est antieuropéenne, ce qui revient à importer le modèle huntingtonien de la « guerre des civilisations » dans le champ de la théorie), la contestation de toute rhétorique imposant une fétichisation de l’universel (qu’elle circule dans les expressions passionnelles et ethniques des adhésions au républicanisme en France ou dans la prose coloniale).

Comment faut-il donc comprendre ce dialogue ? Comment faut-il le lire, nous demandions-nous ? On le comprend mieux en le commençant par la fin ; et il faut le lire en ayant bien à l’esprit qu’il n’est peut-être pas fini. Les spectres de Marx et de Césaire, que la pensée de ce dernier soit contestée (Amselle) ou revendiquée (Diagne) planent sur tout l’ouvrage, invitant à sortir d’un faux problème qui mine les débats autour des questions postcoloniales, et plus prosaïquement, les reconfigurations contemporaines de la gauche française : question sociale ou question raciale ? La discussion achoppe sur ce dernier point. Pour en sortir, il faudra certainement, que les deux auteurs écrivent un autre livre, et qu’ils produisent, ce qui est attendu fébrilement de ce côté-ci de l’Atlantique, une conclusion.

Souleymane Bachir Diagne & Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Albin Michel, coll. « itinéraires du savoir », 320 p, 22 €.

par Nadia Yala Kisukidi, le 2 mai 2019