ALASSANE NDAW OU LA PHILOSOPHIE AFRICAINE COMME PROGRAMME  Par Djibril SAMB

Éthiopiques n° 99.  Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.   2nd semestre 2017

Si j’ai accepté de prononcer cette conférence de rentrée du département de philosophie, c’est pour deux raisons également impérieuses à mes yeux. La toute première, c’est que j’y vois l’occasion de rendre hommage à mon illustre maître Alassane Ndaw, né le 14 février 1922 à Saint-Louis du Sénégal et décédé à Dakar le 7 octobre 2013. Or, comment pourrais-je ne pas chercher à complaire à mes bienveillants collègues ? C’était donc mon devoir, nolens volens, de venir prononcer cette conférence. Mais ce devoir, je l’accomplis, d’une part, avec le souvenir ému de celui qui fut tour à tour un maître, un collègue puis un ami, le très regretté Alassane Ndaw ; et, d’autre part, dans la joie de faire revivre l’œuvre impérissable du philosophe profond et subtil, chantre de la pensée africaine et, si j’ose user d’un lexique de l’informatique, programmeur de la philosophie africaine.

Alassane Ndaw, dans son ouvrage La Pensée africaine. Recherches sur les fondements de la pensée négro-africaine (1983, p. 41), s’est réclamé de l’ethnophilosophie. Pourtant, je me propose, en me servant de la distinction faite par Aristote, dans la Métaphysique (e. g. A, 5, 986 b 5, et 8, 989 a 25), entre diarthroûn et boūlesthai, de montrer que Ndaw professe une approche expressément herméneutique bien éloignée de l’ethnophilosophie – en réalité aux antipodes de celle-ci. Mon hypothèse de travail est la suivante : l’unique objectif de Ndaw, à partir d’un projet herméneutique, est de définir le programme de la philosophie africaine, parce que celle-ci n’existe pas mais est à venir.

Peut-être y a-t-il une double explication à cela : le désir d’offrir une onction philosophique à la négritude, puissante doctrine développée par son maître, Léopold Sédar Senghor, auquel s’ajoute le contexte polémique de l’époque.

Mon exposé tentera d’illustrer cette thèse essentielle sous plusieurs angles en examinant successivement la philosophie africaine comme interprétation, la philosophie et la tradition, le programme d’une philosophie africaine, pour conclure par la Métaphysique africaine.
Commençons donc par la philosophie africaine comme interprétation. Bien plus que les « recherches de détail », ce qui importe, pour Ndaw, c’est de construire « une vue d’ensemble » pour soutenir « un effort d’interprétation ».

Ce travail d’élucidation et d’interprétation est le chemin de l’universalisation et de la constitution d’une science. Au point de départ de la réflexion de Ndaw, on trouve non pas la volonté d’exhumer une philosophie implicite, mais le souci de répondre à deux interrogations concernant, l’une, l’auteur lui-même, l’autre, le public étudiant. La première interrogation prend sa source dans l’expérience personnelle du penseur confronté à l’acculturation. Il participe, en effet, à une double culture, africaine et occidentale, qui entraîne une sorte de « déchirement intérieur » lié à la recherche de l’identité. Malgré ce déchirement intérieur, l’intellectuel africain ne peut renoncer à aucun de ses héritages sans perdre une part de lui-même, si bien que l’apport externe ne peut être tout uniment rejeté, nonobstant ce qu’il peut comporter d’aliénant. La première interrogation porte sur cette expérience, qui nécessite un effort « d’élucidation intellectuelle ».Si la première interrogation du philosophe sénégalais trouve sa source dans son expérience personnelle, la seconde est née de la volonté des étudiants de voir l’enseignement qu’ils reçoivent prendre une nouvelle direction qui ne soit pas « une entreprise d’aliénation culturelle ». Or, l’enseignement de l’ethnologie ne saurait tenir lieu de substitut à l’élaboration d’une philosophie. C’est ici que Ndaw formule explicitement son orientation herméneutique, car, écrit-il :

Une lecture philosophique, un déchiffrement du sens qui nécessite la création [souligné par Samb] d’une herméneutique constitue la condition préalable de toute tentative de faire entrer dans l’enseignement de la philosophie une forme proprement africaine (Ndaw, 1983, p. 38).

L’approche révèle un caractère plutôt programmatique. Il n’existe pas « quelque chose » qui serait la philosophie africaine. Il est cependant sûrement « quelque chose » qui peut faire l’objet d’un déchiffrement de sens et d’une lecture philosophique. Il s’agit de la culture africaine, mais il ne peut en être fait ni lecture philosophique ni déchiffrement de sens avant la création d’une herméneutique. Seule la création de cette herméneutique peut, non pas réinventer la philosophie ni la créer de toutes pièces, mais lui donner une forme africaine. C’est donc bien à tort qu’un Marcien Towa a pu reprocher à Ndaw, à l’instar de l’ethnophilosophie, de dilater le concept de philosophie au point de superposer sa compréhension avec celle de culture. De fait, l’affirmation de l’africanisme, si vigoureuse qu’elle soit, ne peut servir de substitut à l’enseignement « de la tradition philosophique occidentale », qui ne peut non plus être remplacé « par la diffusion de traditions spirituelles négro-africaines ».

L’on ne peut instaurer une authentique tradition philosophique en Afrique noire en se détournant de la tradition philosophique occidentale. Ce n’est pas que les traditions africaines, en tant qu’elles véhiculent des doctrines, soient si peu significatives qu’elles ne méritent pas de trouver place dans les programmes d’enseignement universitaire. Ce n’est pas non plus que certains programmes occidentaux ne doivent être remis en cause, voire tout simplement remisés. Mais il ne peut être question de renoncer aux textes classiques de la philosophie occidentale, « qui sont devenus le patrimoine commun de l’humanité tout entière ». Bien plus : ce n’est qu’à condition de les visiter et de les méditer que l’on peut envisager une « expression philosophique de la pensée négro-africaine ». Aussi la philosophie négro-africaine ne peut-elle advenir ni exister par la dénégation ou le refoulement de la philosophie occidentale. Implicitement, est admise une filiation nécessaire entre celle-ci et tout projet philosophique authentiquement négro-africain.

A priori, il n’y a pas d’hétérogénéité entre projet philosophique négro-africain et philosophie occidentale, condition incontournable du premier. Ce programme herméneutique, pour lequel la philosophie africaine n’est pas, mais est à construire, ne peut être confondu avec ce que la tendance critique désigne sous l’appellation infamante d’ethnophilosophie que sur la base d’un malheureux contresens explicable cependant par les divers contextes polémiques.
Ndaw, dans un mouvement de pensée subtil, poursuit sa réflexion dans deux directions principales. L’une affirme l’universalité de la pensée philosophique comme forme d’expression, communicable partout parce qu’elle se libère des particularismes régionaux et des traditions spécifiques. Aucune entreprise philosophique, si elle ne veut pas reposer sur un malentendu, ne peut se détourner d’un enracinement dans la tradition philosophique occidentale, vivante dans les grands textes classiques. Mais cette forme universelle, qui consiste en des principes définissant une nécessité à laquelle se soumet la pensée, tournerait à vide si elle ne s’exerçait sur un contenu matériel qui est, lui aussi, universel. Car, partout, on retrouve un certain nombre d’objets traditionnels sur lesquels la pensée philosophique trouve possiblement à s’exercer.Ces deux directions, loin de s’opposer, trouvent leur unité dans la tâche même de la philosophie, tâche permanente et universelle : « expliciter de l’intérieur chaque situation vécue ». Or, il n’est pas de situation particulière qui puisse élaborer sa propre intelligibilité sans s’ouvrir à ce qui la relie à d’autres situations particulières. Cette ouverture du particulier au particulier est ce qui permet de mettre en œuvre l’intelligibilité de chaque situation par un passage de l’implicite à l’explicite, mouvement d’universalisation par excellence en ce qu’il fonde la pensée « à se juger elle-même, à se transformer de l’intérieur ».
La divergence est moins dans la définition de la tâche de la philosophie que dans les réponses que suscite cette question, qui se décompose en deux interrogations : la première est de savoir si une philosophie africaine est possible, la seconde explicite en quel sens et comment se sont constituées les philosophies « nationales » allemande, grecque ou française, par exemple.

Deux types de réponses se dégagent selon les deux groupes de philosophes africains, malgré leur formation de base commune (la philosophie occidentale). Le premier groupe est celui des philosophes africains qui adoptent intégralement et exclusivement la philosophie occidentale, c’est-à-dire les thèmes et les méthodes de celle-ci. Non seulement, ces philosophes ne répondent pas explicitement à la seconde interrogation, mais encore ils soutiennent implicitement qu’une philosophie africaine ferait l’objet d’une espèce de génération spontanée et qu’elle serait produite presque inconsciemment par la seule pratique de la philosophie. Bien qu’elle ne soit pas nommée, ni ses partisans expressément mentionnés, cette critique s’adresse aux tenants de la tendance critique du courant moderne. Cette tendance escamote ainsi la question de la définition, c’est-à-dire de l’identification des traits caractéristiques d’une philosophie nationale ou continentale. Or, une philosophie nationale, voire continentale, peut se dire en un sens banal ou en un sens essentiel. Le premier sens peut tenir soit à la nationalité, soit à la race, soit à la langue. Ainsi suffirait-il, par exemple, d’être français ou de s’exprimer en français pour faire de la philosophie française. En outre, l’avènement de langues internationales affirmées, tendant à l’universalité, ne permet plus d’établir une liaison a priori entre la race ou la nationalité et la langue pratiquée par les philosophes. Le second sens, plus essentiel mais « plus difficile à préciser et à vérifier », tiendrait aux traits typiques des diverses philosophies nationales : « par exemple, l’eidétisme de la philosophie grecque, l’empirisme de la philosophie anglaise, le transcendantalisme de la philosophie allemande, etc. ». Il y a donc lieu d’explorer le lien entre philosophie et tradition.

PHILOSOPHIE ET TRADITION

La philosophie ne produit pas son objet par évolution interne ; elle a besoin de s’appuyer sur des matériaux exogènes pour constituer son objet. Le problème que cherche à résoudre Ndaw est de savoir comment la pensée traditionnelle africaine, comme matériau qu’utilise le philosophe africain, peut trouver place dans la modernité tout en apportant « sa conceptualité propre ». C’est à tort, en effet, que l’on réduirait les représentations traditionnelles africaines à des « tissus de superstitions », voire à des croyances absurdes ou insolites, sans cohérence ni sens. Bien loin d’être insignifiantes ou insensées, elles « sous-tendent […] une cosmologie, une psychologie et une théodicée », c’est-à-dire « une philosophie de l’univers, une conception de l’homme », de Dieu et de la divinité. L’on ne doit surtout pas commettre le contresens de prendre ici l’emploi du mot « philosophie » au sens strict, que Ndaw a déjà identifié, isolé et défini. « Philosophie », dans le contexte immédiat de son emploi, garde le sens de « conception ». Ainsi Ndaw n’est-il pas en train de reprendre un travail tempelsien consistant à exhumer une philosophie déjà là, dans la mesure où, selon lui, l’herméneutique est la voie obligée de toute construction d’une philosophie africaine, si bien que le programme de cette herméneutique est de « dévoiler l’originalité absolue, de cerner en elle la donnée unique » de « cette étrange activité de la pensée négro-africaine classant, manipulant les entités cosmogoniques ».
La complexité de cette tâche est aperçue autant qu’elle est analysée. Tout d’abord, trois obstacles sont identifiés : l’absence d’archives, la « loi du secret » qui couvre partout et toujours le savoir africain et, enfin, si ces obstacles sont surmontés, l’interprétation des données recueillies dans un cadre conceptuel inapproprié, nommément occidental.

Pour Ndaw, cependant, la question la plus importante reste de fournir un cadre intellectuel approprié pour l’herméneusis de la pensée africaine. Or, c’est le symbole qui constitue l’« expression naturelle de l’esprit africain », spécialement lorsqu’il s’agit du « plan des réalités supra-humaines et hypercosmiques ». L’esprit peut prendre principalement un tour symbolique ou un tour logique. Pour ces deux orientations possibles de l’esprit humain, « les termes métaphysiques et les abstractions » n’offrent pas les mêmes significations. Ce que l’esprit logique sépare, l’esprit symbolique l’intègre comme « aspect d’une même réalité profonde ».

En effet, pour une mentalité symboliste, l’abstraction se réalise quand un concept s’applique uniquement à un niveau déterminé de la réalité à un moment donné, bien qu’en fait il concerne d’autres niveaux (Ndaw, 1983, p. 43).

Se séparant sur ce point de l’école dite « ethnophilosophique », Ndaw considère que l’herméneutique doit « passer par une philosophie critique qui cherche à réduire les présupposés implicites qu’elle n’aurait pas justifiés », de sorte que l’activité proprement philosophique opère comme un tamis distinguant nettement ce qu’elle conduit jusqu’à une complète explicitation et ce qui résiste à cette épreuve critique. Il n’est pas possible, en effet, de construire un discours rationnel dans lequel la communication s’opère par des modes universels sans sacrifier l’idée d’un langage sacré, inséparable de l’être. Mais il reste indubitable qu’il existe une sorte de primo-parenté entre mythe et philosophie, si bien que même si celle-ci tend à se détacher de celui-là, elle ne cesse en fait de s’y enraciner et de puiser dans le réservoir de ses significations. La parole mythique est ainsi l’arrière-plan, le présupposé de la parole philosophique. « Dans la mesure où la pensée philosophique se fonde sur certaines traditions qui constituent sa source, le mythe représente précisément ce présupposé nécessaire » (Ndaw, 1983, p. 43).

S’appuyant sur le Ricœur (1975) de la Métaphore vive, Ndaw admet que même si la philosophie est première dans l’ordre reconstruit de l’élucidation conceptuelle, elle s’enracine dans un langage d’un autre ordre, le langage du mythe, qui lui est antérieur.

Si, en vertu de sa forme, la philosophie s’oriente vers l’universel, elle reste, « en son fond, la réaction personnelle et circonstancielle d’un homme à la situation qu’il occupe dans le monde et dans l’histoire » (Ndaw, 1983, p. 44). Cette position est essentielle dans tout projet herméneutique. En l’occurrence, la vraie question n’est ni la signification en soi des traditions africaines ni la détermination en soi des valeurs africaines contemporaines, elle est plutôt de savoir quel sens revêtent les premières au regard de l’Africain contemporain. En d’autres termes, la vraie question est la suivante : « Quel rapport y a-t-il entre les traditions anciennes et les traits spécifiques de l’Afrique telle que nous l’observons aujourd’hui ? »
Il se peut que la première tâche de la philosophie ait consisté à recueillir les traditions anciennes, tel Aristote rassemblant méticuleusement les proverbes comme si s’y trouvait déposée in illo tempore quelque vérité secrète. Que la raison se heurte à cette obscurité et peine à la dissiper doit inviter à « l’instauration d’une herméneutique » qui interpelle et interroge, explique et explicite pour faire émerger telle « secrète vérité ». L’émergence de celle-ci, peu à peu extraite des mythes et des mystères, importe bien davantage que l’érudition monographique. L’on voit, par là, surgir et se dessiner ce qui est la tâche décisive du philosophe africain, sa feuille de route, à savoir :

[…] ressaisir, parmi la multiplicité des expériences vécues, l’unité d’une expérience humaine dans son concept, tâche qui ne se développe pas d’un mouvement linéaire et continu à partir de la simple réflexion, mais requiert l’intégration progressive au discours philosophique cherchant à se fonder lui-même de tout le domaine du contingent, de l’humanité réelle dans ses communications concrètes, domaine qui lui paraissait auparavant étranger (Ndaw, 1983, p. 44-45).

L’on note ainsi comment, selon Ndaw, l’existence et le destin d’une philosophie africaine dépendent de la tradition qui en est l’inévitable présupposé, et, davantage, de la connaissance exacte de celle-ci. Le développement de la philosophie est inséparable de celui de la culture, dont il implique le remaniement en tant que tradition. En tant que philosophe, Ndaw ne cultive pas l’extase permanente devant une tradition fossilisée par une sacralisation indue. Le philosophe africain est confronté à deux désirs d’égale prégnance : d’une part, le désir de faire une philosophie qui soit africaine, c’est-à-dire de rester attaché à une tradition indigène vivante et capable d’évoluer, et d’autre part, le désir d’une philosophie universelle, mais qui prend pas des connotations étrangères, vue avec le regard des traditions africaines. C’est pourquoi la philosophie africaine est davantage un programme qu’un fait immédiatement susceptible de constatation.

La philosophie africaine n’est donc pas déjà là, et elle n’est rien d’implicite [2]. Elle est un programme dont la réalisation s’étale dans le temps et suppose la conjugaison des efforts personnels et collectifs des chercheurs africains dans le cadre d’une recherche philosophique où se mêlent « harmonieusement l’effort traditionnel et l’effort nouveau » (Ndaw 1983, p. 45). Il faut cependant bien considérer en quel sens notre philosophe entend cette conjugaison des pensées africaines traditionnelles et de la pensée philosophique. Il n’est certes pas question d’introduire celles-ci dans la pensée africaine, sans les avoir précisément remaniées. Car l’opération n’est profitable qu’à raison de cette intervention préalable. En somme, « il faut insérer le langage symbolique de la pensée négro-africaine dans le discours rationnel de la philosophie » (Ndaw, 1983, p. 46). L’herméneutique africaine, en effet, doit prendre pour objet de sa réflexion les symboles issus de la pensée négro-africaine.
Sur cette base, Ndaw, fidèle à son choix herméneutique, définit une méthode qui se décline en trois étapes étroitement liées : d’abord « la description phénoménologique qui s’efforce de comprendre les symboles, de tenter de découvrir la cohérence qui leur est propre » ; ensuite, l’herméneutique « ricœurdienne » est appliquée aux symboles pour dégager leurs significations et le sens qu’elles peuvent avoir pour nous ; enfin le philosopher à partir des symboles.
Selon Ndaw, la pensée négro-africaine présente un caractère aporétique en raison de la diversité des interprétations auxquelles elle donne lieu. Aussi bien, invoquant les « documents institutionnalisés » de Kagame, notre philosophe s’appuie sur les travaux anthropologiques et ethnologiques consacrés à l’Afrique noire dans la mesure où, aujourd’hui, ils passent « par une reprise intime du sens de [la] vie » de l’Africain. L’on doit cependant déplorer le manque « d’implications philosophiques dans l’intérêt porté, en Occident, à la pensée en Afrique » (Ndaw, 1983, p. 54). En fait, dans le domaine de la philosophie africaine, l’intérêt de l’Occident s’est focalisé sur La philosophie bantoue de Tempels, « comme si c’était là le dernier mot et l’ultime expression de la philosophie en Afrique » (Ndaw, 1983, p. 54). Ainsi, contrairement à ce qui permet au philosophe occidental d’avoir une vision globale de l’histoire de sa philosophie, avec des périodisations précises, la philosophie n’a pas encore conquis en Afrique une place lui permettant d’« éclairer le projet de l’homme africain contemporain ». Le résultat est que des catégories étrangères s’imposent au philosophe africain qui n’a plus, dès lors, d’autre choix que de tenter de restaurer « sa métaphysique traditionnelle ».
Pour autant, toute idée de philosophie comparée n’est pas à rejeter absolument. Si, en effet, l’on prend comme point alpha la rencontre des diverses cultures, l’on mesure mieux la relativité de la pensée occidentale, même lorsqu’elle se présente ou est perçue comme « une ontologie de la totalité ».

La réflexion philosophique africaine, qui ne sera pas seulement restitution, ni répétition d’une tradition figée, mais création à partir d’un fondement authentique, devra permettre de tirer de cette réflexion spéculative, les déterminants culturels d’un moi africain qui s’assumera entièrement (Ndaw, 1983, p. 58).

Encore faut-il bien identifier et, en l’espèce, retrouver ce « fondement authentique », perverti par diverses mésinterprétations, dont la plus notoire est celle du premier Lévy-Bruhl, qui interprète, à partir de « la théorie mystique de la pensée », une documentation ethnographique parcellaire et partiale. La méthode même qui préside au choix de cette documentation pose problème dans la mesure où, sans critique, elle ciblait l’inhabituel et l’exotique en s’interdisant de penser le significatif. Cette situation détermine la double tâche de critique préjudicielle du référent documentaire et de réinterprétation. Les préalables obligés de toute réinterprétation qui veut être correcte sont de deux ordres : récuser l’a-priori d’une pensée africaine entièrement dominée par la mystique et montrer que la pensée africaine, comme toute pensée humaine, repose sur une base comportant des déterminants logiques. Qu’il y ait eu au départ, chez tous les peuples, une sorte d’indifférenciation originelle « de la raison, du mythe, de la science, de la technique et de la religion », on l’admettra aisément. Cette indifférenciation originelle ne doit cependant pas conduire à nier, contre l’évidence, la présence de la raison dans une civilisation, voire à définir négativement celle-ci par la privation de la raison, comme si le manque pouvait définir substantiellement quoi que ce soit.

PROGRAMME D’UNE PHILOSOPHIE AFRICAINE

Cette situation indique, semble-t-il, ce que pourrait être le programme d’une philosophie africaine. Le moment positif d’un tel programme serait double en ce qu’il supposerait une (re)considération attentive des faits relatifs à l’Afrique, avant de les soumettre à une interprétation correcte. Le moment négatif consisterait à « détruire le mythe d’une pensée entièrement mystique chez les Africains », mythe dans lequel l’ethnologie dominante a voulu enserrer l’Afrique et ses cultures. Ndaw prend manifestement le contrepied de Senghor (1964) qui a écrit : « Le nègre est un mystique ». Enfin, le moment, que l’on peut dire synthétique, consistera en somme à universaliser l’Africain en mettant en évidence la structure logique de sa pensée. Plus radicalement, nonobstant les différences de leur état de développement matériel, scientifique et technique, les hommes partagent une base logique universelle. Les deux dogmes opposés d’une civilisation où tout serait raison, harmonie et lumière, et d’une civilisation où tout serait illogique, désordonné et obscur, sont également inconsistants. Toute société est faite de raison et de déraison, d’ordre et de désordre, de lumière et d’obscurité, et c’est dans le champ historique que l’on détermine le degré de composition et de mélange de ces facteurs opposés.

Mais il ne s’agit pas, sous le prétexte de l’universalité de l’homme et du fonctionnement de son esprit, de gommer les particularités autorisant à « parler de culture africaine ou de pensée africaine ». Il y a assurément une pensée africaine, dans laquelle s’organise de manière différentielle « tout l’ensemble des valeurs, des expériences, des idées, des conceptions de l’existence et des fins dernières qui constituent la vie humaine ». Sans doute, d’une société africaine à l’autre, peut-on noter une certaine diversité dans la compréhension que chacune d’elles se fait de la culture ; mais cette diversité, au sens de « pluralité » et « multiplicité », n’entraîne nulle disparité au sens de « discordance » et « dysharmonie ». Sans qu’il y ait lieu d’envisager « une unification doctrinale », on peut parler des « constantes de l’esprit africain » dans des domaines essentiels : la vie, l’art, la politique et la religion.

À condition de garder à l’esprit la distinction senghorienne entre culture et civilisation et, inversement, l’assimilation implicite de celles-ci par nombre de penseurs africains, l’on constate qu’ici Ndaw est assez proche de Senghor (1964) lorsqu’il voit dans « la force vitale en philosophie, la palabre en politique, la stylisation du sculpteur, la syncope du musicien » des traits communs à « la civilisation négro-africaine ». Aux yeux de Ndaw, l’enjeu programmatique majeur de la philosophie africaine consiste précisément à essayer « de donner un fondement conceptuel à la vision de la réalité propre aux peuples d’Afrique ». La philosophie africaine se décline ainsi moins comme un fait attesté que comme un programme à réaliser. D’où l’importance de distinguer philosophie et pensée, faute de quoi l’on risque d’aboutir à un jugement erroné sur la culture africaine.

En effet, dit-il, « il importe de distinguer entre la philosophie au sens technique du mot et la pensée » (Ndaw, 1983, p. 60).
La philosophie est une discipline particulière ayant sa méthode propre. En tant que discipline, son objet est, dans le domaine de la réflexion, « de mener à bonne fin l’investigation des causes ultimes, au moyen de la démonstration et de la preuve ». D’autre part : « Elle est la critique de sa propre méthode, de même que les données objectives qui en sont le fondement constituent la garantie de sa pureté et de sa rigueur scientifiques. »
Quant à la pensée, elle peut s’entendre en plusieurs sens. D’abord, penser peut signifier « action et effet de penser » ou, idéalement, « ce qui a été pensé ». Ensuite, la pensée peut désigner soit l’idée d’une « représentation logique et rationnelle », soit ce qui est « le fruit de l’imagination et de l’intuition poétique ».

La notion de pensée est donc entendue ici de façon large et avec un accent cartésien (Descartes, Principes de la philosophie I, 9) autorisant à subsumer l’entendre, le vouloir, l’imaginer, et même le sentir, dans le penser. En ce sens, qui n’est pas strict, la pensée « n’exige pas nécessairement la démonstration des idées proposées », ni même « une base de données réelles pour conserver le caractère de ce qui lui est propre ». Cette notion de pensée ne peut, en effet, être confondue avec la philosophie qui n’admet sûrement pas d’être privée de la très essentielle vertu démonstrative. En revanche, son existence en Afrique ne saurait être niée. Mais le véritable intérêt de l’affirmation de la pensée africaine, avec ses multiples étages, c’est la perspective herméneutique qu’elle ouvre. Aussi bien la distinction entre philosophie et pensée apparaît-elle parfaitement légitime si celle-ci doit être la condition programmatique, et même la matière première, de celle-là.

C’est aux formes du savoir africain que s’attaque tout d’abord Ndaw (1983, p. 73-122) dans le chapitre premier de La pensée africaine. Hegel (La raison dans l’histoire) avait soutenu le caractère radicalement étranger du mental africain à la conscience européenne ainsi qu’à ses catégories et à ses formes spirituelles. Loin que l’homme africain se détache de la nature et s’oppose à elle, il est dans un « état d’innocence » dans lequel il vit en union étroite avec celle-ci, quand l’homme ne s’affirme vraiment comme homme que lorsque, s’en éloignant, il s’oppose à elle comme entité distincte, porteuse d’un projet propre – une culture, une historicité.

La pensée africaine ne se détourne ni par essence ni par vocation de « la recherche théorique », comme l’illustre la tradition dogon, et nommément Ogotemmêli (Griaule, 1948). Certes, à la différence de l’aristotélisme, qui voit dans l’activité purement dianoétique l’expression « par excellence de l’homme libre » (Ndaw, 1983, p. 77), l’exercice théorique dogon n’est jamais réellement détachable de l’utilité sociale. Mais l’Occident ne considère « certaines formes de connaissances que lorsque leurs résultats sont formulés dans des termes qui correspondent aux procédés d’exposition » qu’il connaît (Ndaw, 1983, p. 78). Cependant, si la pensée africaine emprunte souvent le chemin du symbole et du mythe, il reste qu’elle met à l’œuvre une haute capacité d’abstraction, qu’il faut savoir extraire de sa coque mystique et décoder.

Pour cette pensée, la vraie investigation est déclenchée par une solution de continuité dans l’efficace d’une technique ou d’un procédé qui, jusqu’alors, s’étaient révélés efficients. Il est vrai que la recherche de la cause d’une rupture dans la chaîne productive du résultat habituel sera orientée vers une entorse d’ordre mythique ou rituel, mais il n’en reste pas moins qu’on a tenté d’établir une certaine « continuité » entre formes de pensée africaine et occidentale. C’est le cas de Robin Horton (1967) qui s’est efforcé de montrer que, à l’instar de sa sœur européenne, la pensée africaine suit le même modèle théorique de simplification du complexe et d’unification du multiple.

 

Mais, cette unité du modèle théorique ne semble avoir été posée que pour mieux souligner les essentielles divergences opératoires entre pensée européenne et pensée africaine traditionnelle. S’inspirant d’Evans Pritchard, Horton oppose l’ouverture de la première sur une gamme large de possibles et la fermeture de la seconde sur la limitation de ses choix à l’ordre et au chaos, qui n’offre d’autre possibilité que l’adossement au « système des croyances établi », qui garantit l’ordre et exorcise le chaos.

Mais si ingénieuse que soit l’approche de Horton, Ndaw la rejette au moyen de trois objections. Tout d’abord, on ne peut confondre les « motivations » qui sont à la base de la pensée traditionnelle africaine et celles de la pensée scientifique, si soucieuse de démonstration. Ce souci, essentiel pour la pensée scientifique, n’a pas cours dans la pensée traditionnelle qui, parce qu’elle est assise sur la croyance, n’a pas besoin de démonstration. D’autre part, en lieu et place des procédures de la pensée scientifique, la pensée traditionnelle recourt plutôt à des moyens symboliques, étant elle-même une pensée essentiellement symbolique. Cette perspective permet de mieux mesurer les différences essentielles entre les deux systèmes de pensée. Enfin, c’est une erreur de considérer comme identiques l’attitude de la pensée scientifique à l’égard du « processus technique et empirique propre à toute société » et celle de la pensée traditionnelle. L’une s’appuie sur l’expérimentation et la vérification des hypothèses, qui sont des explications anticipées, donc seulement plausibles au moment de leur formulation, tandis que l’autre est entée dans le symbole en faisant l’économie de l’expérience qui ne peut, ainsi, la démentir lors même qu’elle prendrait une direction opposée. Ndaw (1983, p. 82), plutôt d’accord avec Lévi-Strauss (1962), conclut alors :

Les données ethnographiques nous conduisent à rapprocher la pensée négro-africaine de l’art et du symbolisme plutôt que de la pensée scientifique. La pensée rituelle diffère radicalement de l’idéal scientifique moderne, qui exige que toute nouvelle théorie soit soumise au plus grand nombre possible de vérifications et de critiques.

 

Contre le Lévy-Bruhl d’avant Les Carnets, Ndaw, s’appuyant sur les travaux de l’ethnographie française du XXe s. (Dieterlen, Griaule, mais aussi Bastide, Cazeneuve, Thomas, et al.), souligne le « caractère fortement catégoriel et classificatoire » de la pensée négro-africaine. Sur ce point, se dessine une réelle convergence avec Senghor (Liberté 1, 1964), pour qui la pensée négro-africaine, à l’inverse de la pensée européenne, est plus synthétique qu’analytique. Elle serait, si l’on emprunte des termes platoniciens, plus du côté de la synagôge que de la diarēsis, car, au lieu de diviser et de séparer, elle regroupe et unifie. C’est dans cette recherche de l’unité, dans laquelle se subsument les différents ordres, social et religieux, en toute harmonie, que Ndaw (1983, p. 86) lit « le principe fondamental de la pensée négro-africaine ».

Plusieurs autres traits distinguent la pensée européenne et la pensée négro-africaine. L’une est dualiste en ce qu’elle n’admet que deux modes de raisonnement : « la déduction qui va du général au particulier ; l’induction qui va du particulier au général » (Ndaw, 1983, p. 87). L’autre « est à la fois unitaire et pluraliste ». Unitaire parce qu’elle recherche l’harmonie des ordres, pluraliste parce qu’elle forge des compartiments dans le réel pour les mettre en correspondance avec leurs homologues. Sur le plan même de la connaissance comme mode opératoire pour interpréter le réel, c’est-à-dire d’un point de vue strictement épistémologique, la pensée africaine laisse intact le réel dans la mesure où elle l’aborde avec des images, quand la pensée occidentale le désunit pour le comprendre et le met en pièces détachées pour ausculter, cerner, analyser la fonctionnalité de chacune d’elles. De même, la pensée négro-africaine porte la civilisation du symbole – lequel renvoie à autre chose que lui-même ‒, tandis que la pensée européenne constitue la civilisation du signe, qui garde le sens intrinsèquement enfermé dans le mot.
Le mythe est une autre modalité opératoire, une séquence concurrente du symbole, peut-être plus primitive, en tout cas primordiale en tant qu’instance de législation et de sanction, c’est-à-dire instrument de contrôle et de régulation de tout le processus social, économique, religieux et politique. En ce sens, le savoir qu’est le mythe peut apparaître comme une sorte d’enjeu, et notamment de pouvoir, parce que sa détention est préalable à l’assomption de toute charge politique (Ndaw, 1983, p. 92). Pour autant, en tant que message et récit, le mythe n’est pas enfermé dans un langage unique pour être l’apanage de quelques-uns. Il se déploie dans un double langage au moins : celui qui est destiné à quelques-uns (« l’élite ») et celui qui s’adresse en priorité à la masse (« au plus grand nombre »).
À l’instar du symbole et du mythe, la divination tout ensemble comme « attitude mentale » et « institution sociale » apparaît comme moyen de décryptage de l’inconnu, quoique sa rationalité relève ainsi du domaine symbolique.

Elle n’est pas un art de second ordre ni une activité marginale dans le concert des procédures intellectuelles, dans la mesure où elle intervient dans quasiment toutes les activités sociales. Elle y sert de médium entre le monde visible et le monde invisible, entre les vivants et les morts, entre l’homme et les innombrables forces du cosmos agissant discrètement mais efficacement.
Au total, « le savoir africain fait corps avec l’être » (Ndaw, 1983, p. 118), tandis que la connaissance occidentale s’institue comme un médium ténu « entre la pensée humaine et la réalité ». Dans un cas, penser et être sont tout un, car – et ceci est parménidien – penser c’est être, parce que penser n’est nulle part ailleurs que dans l’être. Savoir est donc une substance, une substance cosmique parce qu’il est de l’essence même du cosmos. Dans l’autre cas, l’ordre du savoir et l’ordre de l’être sont distincts – le premier étant un organon pour dépecer, analyser et fractionner le second. Se faisant, à l’occasion, tempelsien – tempelsien infidèle –, Ndaw distingue la pensée africaine et la pensée occidentale comme deux rationalités, non pas opposées, mais complémentaires : la première repose sur le principe unitaire et universel de la vie, principe auquel ne s’oppose nul contraire, mais qui admet des complémentarités ; la seconde est duale et oppose l’Être au Néant, la Vie à la Mort, le Bien au Mal. Cette opposition de systèmes n’est cependant pas simpliste et aucun de ces termes n’existe dans une parfaite pureté, dans un isolement de toute beauté ! Certes, chaque système est dominant dans un type de société, mais il y coexiste avec l’autre, de sorte que l’on subodore comme une espèce de dénominateur commun de la pensée humaine, évanescent, fantomatique peut-être, mais bien réel – comme si l’unité du genre humain, sa substantielle universalité, devaient être préservées coûte que coûte pour éviter le vide abyssal d’identités résiduelles radicales devant le déploiement de l’humain universel. Ainsi Ndaw échappe-t-il à l’impossibilité de penser l’universalité, c’est-à-dire tout ensemble l’un et le multiple, en traçant l’ossature d’une métaphysique africaine – impossibilité contre laquelle bute un Okere (1973).

 

LA MÉTAPHYSIQUE AFRICAINE

Comme substrat de la religion africaine (on remarquera le singulier), il y a une métaphysique, qui présente trois caractères indissociables : la rémanence du sacré, provenant de la divinité, en toutes choses créées, la solution de continuité intervenue dans « la relation primordiale » que Dieu avait établie avec l’homme et, enfin, « la vision anthropocentriste de l’homme » (Ndaw, 1983, p. 226).
Le premier de ces caractères n’est pas qualifié de manière univoque : est-il force, ou forme motrice, ou âme ? Parlant précisément de cette force, Ndaw (1983, p. 228) en fait l’équivalent de l’âme lorsqu’il écrit : « […] cette forme motrice, cette âme ». C’est pourquoi, sans y prendre tout à fait garde, il réhabilite le terme « animisme » sans qu’on sache vraiment comment l’on passe du sacré à l’âme, de la force à l’âme. Quoi qu’il en soit, aux yeux de Ndaw (1983, p. 227), cet « animisme » ‒ il emploie presque toujours le terme entre guillemets ‒ est constant en Afrique.

Le deuxième caractère de la métaphysique africaine, c’est la rupture de la proximité entre Dieu et les hommes aux premiers temps de la création. Cette union primordiale fut brisée par la faute de l’homme. Sur les raisons et les formes de cette faute, les versions divergent, mais les conséquences en furent importantes : d’abord, l’exil de Dieu, bien loin des hommes ; ensuite l’avènement de la mort, nullement contemporaine de la création, semble-t-il.
Peut-être y a-t-il un lien entre l’exil divin hors du champ immédiat des activités de l’homme et la vision anthropocentrique de l’univers ‒ toujours est-il qu’on y voit le troisième caractère de la métaphysique africaine. L’univers est « la reproduction de l’homme », si bien que l’environnement extérieur ‒ et tout ce qui le constitue ‒ est analogue à l’homme. Cette analogie entre l’homme et le monde est construite sur une autre analogie, primitive, entre ce modèle d’ensemble et l’Être suprême, lui-même androgyne en ce qu’il se fonde sur le double principe du masculin et du féminin.

Cette approche de la métaphysique africaine conduit Alassane Ndaw à se demander si la notion d’ontologie, appliquée à la Weltanschauung africaine, n’a pas quelque chose d’« insolite ». La question qui vient tout d’abord à l’esprit est de savoir si le terme est bien approprié dans le contexte d’« une pensée qui ne pose pas explicitement le problème de l’être » (Ndaw, 1983, p. 237), mais peut-être, à partir de Tempels (1945), celui de la force, dont la confusion avec l’être pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Le terme « ontologie », chez Ndaw, n’a donc pas une valeur doctrinale, mais seulement pragmatique « pour désigner un ensemble de doctrines dévoilées par des enquêtes ethnologiques, sociologiques et surtout linguistiques et qui se donne comme la Weltanschauung propre à une grande partie de l’Afrique » (Ndaw, 1983, p. 238).
La frontière entre l’ontologie et l’idéologie devient particulièrement ténue, car Ndaw s’éloigne du modèle ontologique dévoilé principalement par la Métaphysique d’Aristote, non qu’il le récuse par principe, mais parce que l’état du commentarisme de la pensée africaine le dicte dans la mesure où celui-ci a « procédé à une extension analogique du terme d’ontologie ou de métaphysique » (Ndaw, 1983, p. 238).

Chez Griaule, par exemple, ou plus décisivement chez Tempels, cette extension aboutit à la confusion de l’être et de la force, voire de l’être et de la vie. Sur ce point, Ndaw (1983, p. 246) accepte, avec Boulaga (1968), qui dénonce la confusion qu’entraîne l’identification de l’être et de la force dans la mesure où celle-ci ne trouve à s’exprimer qu’en termes d’être et à se déployer que sous le parapluie et les manières de l’être, que ‒ dans ces conditions ‒ la force n’apparaît plus que comme une désignation oblique de l’être.
Aussi bien Ndaw croit-il possible, sans pour autant trancher la question, une réflexion en quelque sorte analogue à l’ontologie qui prendrait la force pour concept moteur. Cette réflexion ne perdrait certes pas de vue ce par quoi Aristote commence ses investigations sur l’être, à savoir qu’il se dit de plusieurs manières, et par conséquent ne manquerait pas de s’interroger, ab initio, sur la pluralité sémantique de la force. Ainsi, à la base même de la réflexion majeure de Ndaw se trouve, non un dogme, mais une question, un programme : la force comme concept a-t-elle ou n’a-t-elle pas « la même valeur opératoire » que celle d’être dans l’ontologie occidentale ? « Voilà, écrit-il (Ndaw, 1983, p. 248), une question inaugurale pour toute tentative d’instauration d’une philosophie africaine. »

Ainsi se profile, à nouveau, sous nos yeux, en toute clarté, la question programmatique majeure qui préside à la possible naissance d’une philosophie africaine, tant désirée et tant recherchée, mais si souvent évanescente. La philosophie africaine n’est donc pas de l’ordre de ce qui est ni de ce qui fut, mais plutôt de l’ordre de ce qui peut, de ce qui doit advenir. Il s’agit bien d’un programme herméneutique qui, sans ignorer les deux sources antérieures, certes imposées, que sont, d’une part, l’accroissement et/ou la diminution de l’être-force, et, d’autre part, « la hiérarchie des forces », qui n’en a pas moins pour lanternes la linguistique et la psychologie.
La linguistique apparaît tout d’abord comme un instrument primordial d’interprétation de la pensée africaine en ce qu’elle permet de mesurer « l’interpénétration des sociétés entre elles » (Ndaw, 1983, p. 250), dans leurs domaines d’excellence que sont la spiritualité, la religion et la culture. Les langues sont le domaine du vivant humain par définition. Elles ne forment pas « un écran entre l’homme et le monde », mais un instrument efficace entre l’un et l’autre, une voie de passage et de connaissance, un moyen d’action. Aussi bien la linguistique, qui ne doit ignorer aucun des niveaux de langue, est-elle un puissant « incubateur » d’hypothèses sur les relations culturelles et les phénomènes d’influences ou de transmissions inter et intraculturels auxquels ils donnent naissance. Ndaw esquisse là comme une vocation ontologique portée par la linguistique africaine qu’il appelle à devenir « onto-linguistique ».
Le lecteur de La pensée africaine, qui n’est pas distrait, surprend là Ndaw, au cœur même de son programme herméneutique, en train de « siphonner » l’être, c’est-à-dire ce qui porte le sens (« ce qui signifie fondamentalement, c’est l’Être, le concret, le réel », Ndaw, 1983, p. 251). Ndaw (1983, p. 251) écrit en effet : « Si l’on écarte signifié et signifiant, on détruit l’être, c’est-à-dire que la force vitale n’est plus rien et que parler de nommer n’a plus valeur d’acte magique. »

Il semble, au moins implicitement, que la force vitale soit réduite sinon à une émanation de l’être comme le primordial et le primitif, du moins à la berge la plus proche de l’être, de sorte que l’originalité de la pensée africaine, à travers la langue africaine, éclôt et se trouve une voie d’affirmation. La langue est donc l’habitat de l’être, sa résidence préférentielle, son moyen d’expression, le lieu de son épanouissement, son marché intégré où se font les échanges de toutes sortes entre les étants.
Quant à la psychologie, elle peut remplir un rôle essentiel dans la connaissance de la société africaine à la condition expresse de réaliser l’essentielle différence entre le vécu de l’individu dans la société occidentale et celui dans la société africaine. Dans l’une, il n’y a pas nécessairement « consonance » entre l’individu et la société, dans la mesure où celui-ci a une histoire privée, distincte, si bien qu’en cas de psychopathologie, l’approche psycho-thérapeutique ne peut obéir qu’à une visée adaptative. Dans l’autre, individu et société ne constituent pas deux pôles opposés susceptibles d’entrer en conflit ; ils ne forment pas « deux instances conflictuelles » (Ndaw, 1983, p. 255).

Il semble que l’on se retrouve de nouveau confronté à la récurrence du questionnement ontologique, mais qui appelle cependant moins des réponses dogmatiques que le déroulement programmatique d’une recherche qui commence à peine. Cette recherche s’interroge d’abord sur sa propre légitimité et même sur sa possibilité, car il est à craindre que la tentative de constitution de son objet ne le détruise dans le même mouvement. Comment en effet réussir à poser dans un discours théorique ce qui ne semble devoir son existence même qu’à la récusation de tout objet théorique s’instituant en finalité, ce qui de soi ne s’achève exclusivement que dans une finalité sociale ?
Il y a alors comme un pari, ou un complexe, à vivre et à méditer, si, du moins, l’on veut garder « la seule approche authentique du sens de la pensée africaine » (Ndaw, 1983, p. 259).

Ainsi se décline clairement, sous notre regard, la philosophie africaine, à l’aune de l’herméneutique, comme programme, double programme d’authenticité et de modernisation de la pensée africaine. L’herméneutique de Ndaw s’inspire essentiellement de l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur, en raison de l’importance accordée à la langue où se figent la plupart des symboles permettant d’expliciter et d’élucider le sens méconnu ou caché de la culture africaine. Mais Ndaw a, dans le même temps, recours à l’ontologie de la compréhension qui caractérise l’herméneutique de Heidegger ‒ ce qu’exprime parfaitement la récurrence de l’être au cœur même du langage, dans lequel le philosophe sénégalais cherche les secrets de la culture africaine. Voilà pourquoi l’on ne doit pas prendre ad litteram la revendication de l’ethnophilosophie par Alassane Ndaw. Elle est tout au plus l’expression d’un dépit de caractère polémique et marginal relevant, selon l’ingénieuse distinction aristotélicienne, de son diarthroûn, et non de son boulesthai. Son illustre préfacier, Senghor lui-même, s’y est laissé prendre lorsqu’il écrit :

 

En ce qui concerne la philosophie négro-africaine, nous avons vu qu’elle existe, comme en témoignent de nombreuses études, qu’on trouvera aussi bien dans la bibliographie d’Alassane Ndaw que dans celle d’Alexis Kagamé (Senghor, Préface à Alassane Ndaw, 1983, p. 21-22.).

Bien loin de décerner une attestation d’existence à la philosophie africaine, à l’instar de Senghor, Ndaw (1983, p. 262-263) s’efforce plutôt de montrer que le terme philosophie ne peut s’appliquer rigoureusement aux doctrines africaines. C’est que celles-ci, en l’espèce, sont davantage de l’ordre de la « représentation du monde » et relèvent, à ce titre, d’« un concept ethnologique et anthropologique de la culture », mais non de la philosophie stricto sensu. Mais, si la philosophie africaine n’est pas déjà là, enfouie dans la culture et la civilisation africaines, elle est pourtant comme une promesse, comme un possible, qui ne peut cependant advenir d’elle-même dans la mesure où la médiation d’une « instauration thétique » est absolument nécessaire pour passer de « l’intuition du monde au concept philosophique » ‒ vaste programme. Les outils d’élaboration de ce programme existent : ce sont les notions d’unité, de force et de vie. À ces concepts s’ajoute une matière première, à savoir toutes les thèses d’ordre métaphysique contenues dans ce que Kagamé nomme « documents institutionnalisés » ; il faudra pourtant que les penseurs africains modernes en prennent la mesure et se donnent pour tâche de « décrire la structure de la métaphysique africaine, en essayant de saisir, dans la diversité de ses manifestations, son contenu proprement philosophique » (Ndaw, 1983, p. 266).
Comme pour confirmer le caractère programmatique de l’entreprise, Ndaw (1983, p. 266) écrit : « Tel est le projet que d’aucuns trouveront ambitieux, prématuré ou impossible, que nous cherchons à susciter… ».
Ce projet allie la sauvegarde de « l’héritage traditionnel » autrement que dans ses « formes sclérosées » et l’élaboration de « catégories originales » pour en renouveler et en réactualiser la compréhension. Ce travail s’analyse comme un effort « d’interprétation et de valorisation », d’élucidation et de déchiffrement des « significations des créations spirituelles » ‒ ce qui « est autre chose qu’établir une sorte d’encyclopédie » (Ndaw, 1983, p. 268). Il repose également sur le postulat, clairement posé par Cheikh Anta Diop et Senghor, de l’unité culturelle du monde négro-africain. De ce postulat découle en partie la tâche de la philosophie africaine.

Nous croyons, écrit Ndaw (1983, p. 268), qu’il appartient à la philosophie d’exprimer le sens de cette vie africaine, d’en découvrir l’esprit et de forger les concepts aptes à traduire les manifestations de cette vie et de cet esprit.

Aussi bien la philosophie n’est-elle pas une donnée, mais une promesse ‒ pas un état, mais un projet.

Il faudra parcourir un long chemin de culture avant de parvenir à la philosophie. Un effort prodigieux de réduction (qui dépasse les forces d’un seul homme), sera requis pour faire entrer cette expérience vivante dans le cadre d’une réflexion stricte (Ndaw, 1983, p. 268-269).

Les concepts dans lesquels l’Afrique exprimera sa propre philosophie devront être élaborés « à partir de leur source et à travers les langues issues du terroir » (Ndaw, 1983, p. 269), ce qui suppose une approche, du moins préliminaire, proprement phénoménologique. Mais il s’agit d’une approche phénoménologique ouverte, car il faudra non seulement décrire et analyser « les nuances spécifiques qui tonalisent les valeurs africaines », mais aussi tout à la fois passer au peigne fin le lexique qui les porte pour déterminer leur genèse et mesurer les conséquences de leur contact avec la pensée occidentale. À ce stade, qui devient herméneutique, le Sénégalais Ndaw (1983) et le Nigérian Okere (1983) se rejoignent pour récuser toute confusion entre Weltanschauung et philosophie, celle-là étant donnée parce que déjà là, celle-ci étant un programme parce que devant advenir.

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