Philosophie du canapé. Comment vivre une vie détendue-Stefano Scrima,

Le divan est une chose sacrée ; et c’est la plus grande invention de tous les temps. Avant qu’il n’entre dans nos vies (à partir du XVIIIe siècle), on n’avait aucun prétexte pour s’arrêter de travailler et aller se détendre. Car un lit, n’en déplaise à Proust qui l’utilisait comme bureau, c’est fait pour dormir. Le divan, au contraire, est l’expression terrestre de l’idée métaphysique de détente.

Stefano Scrima, philosophe : «Rester sur son canapé est l’une des plus belles choses possibles, on y apprend à être avec soi»

« Depuis longtemps il avait cessé de lutter contre sa fainéantise et pour s’épargner des remords l’avait élevée au rang d’une théorie. » Italo SVEVO, Une vie

MÉTAPHYSIQUE DU CANAPÉ Il faut regarder la vérité en face : la philosophie est aujourd’hui tombée en discrédit.

Non que pour la plupart des gens – ne soyons pas naïfs –, elle ait jamais été autre chose qu’une luxueuse perte de temps. Et à juste titre, si je puis me permettre ! Car quand on parle de philosophie, on ne peut s’empêcher de penser aux philosophes : des bons à rien qui, en plus, n’ont guère le sens de l’humour. Voici par exemple ce qu’en disait Charles Bukowski : « J’ai lu les philosophes. Ce sont de curieux personnages, ni moroses ni émasculés, de vrais joueurs. Descartes, par exemple, à peine entre-t-il dans la partie qu’il fait monter les enchères : nos prédécesseurs n’ont dit que des conneries.

Et d’affirmer que les mathématiques constituent l’indiscutable moyen de découvrir la vérité. Beauté de la mécanique. Puis rapplique Hume qui conteste toute approche scientifique de la connaissance. Après quoi, c’est au tour de Kierkegaard d’abattre son jeu : “J’enfonce mon doigt dans le cours de 13 ma vie – il ne sent rien. Quel est mon avenir ?” Et enfin survient Sartre qui proclame l’absurdité de toute existence. J’adore ces mecs. Ils ébranlent l’univers. Mais d’avoir pensé de la sorte leur a-t-il évité les migraines ? Le dépôt de tartre sur les dents1 ? » J’éprouve moi aussi une certaine attirance pour ces personnages, sinon je n’aurais pas fait des études de philosophie – petit péché de jeunesse… Mais il faut se méfier de leurs idées saugrenues et sans queue ni tête.

Bon… Descartes, Hume, Kierkegaard et Sartre, ça va encore… mais les philosophes d’aujourd’hui, planqués dans leurs universités à se creuser les méninges sur les apostilles des textes inédits desdits penseurs, ou pire encore, les philosophes qui pérorent sur tout et n’importe quoi dans les talk-shows généralistes, franchement, non merci. À la seule idée que toi, lecteur, tu puisses me prendre pour un philosophe et m’associer à cette bande d’égotistes, je suis paniqué et indigné : philosophe, moi ? Comment oses-tu ? Métaphysicien, je préfère. C’est-à-dire ? Ah ça…

Par Pascaline Potdevin

L’Italien Stefano Scrima propose dans son livre Philosophie du canapé – comment vivre une vie détendue, de donner ses lettres de noblesse au meuble qui accueille nos instants de repos. Getty Images

Dans Philosophie du canapé – comment vivre une vie détendue, l’Italien Stefano Scrima donne ses lettres de noblesse au meuble qui accueille nos instants de repos. Et nous enjoint à multiplier ces derniers, célébrant les vertus oubliées de la paresse, et de l’oisiveté.

1670 : dans ses Pensées, Pascal affirme que «tout le malheur de l’homme vient de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre.» En 2024, Stefano Scrima va plus loin : si l’homme du XXIe siècle n’est pas heureux, c’est parce qu’il est incapable de rester tranquille sur son canapé. Dans Philosophie du canapé – comment vivre une vie détendue (1), le philosophe italien s’applique ainsi à dresser l’éloge de ce meuble qui sait tout de nous, de nos habitudes à la forme de notre corps. Et réhabilite avec humour et panache l’art de paresser sur des coussins, comme une voie vers la connaissance de soi.

Pop, érudit, un brin provocateur et léger, ce court ouvrage de «philosofa», comme le définit son auteur, rappelle que d’autres penseurs et artistes ont, eux aussi, loué les vertus de l’oisiveté : du philosophe français Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et auteur du Droit à la paresse (1880) à John Lennon, qui aurait composé I’m only sleeping (paru dans l’album Revolver des Beatles, en 1966) en position allongée, en passant par Freud et son divan, on ne compte plus les grands hommes ayant changé le monde étendus sur leur canapé (les femmes ayant, hélas, traditionnellement plus de mal à trouver le temps de s’y poser).

Sans oublier les nombreux exemples de bienheureux ayant tout compris aux bienfaits de l’inaction : Stefano Scrima consacre ainsi tout un chapitre aux chats, «nos maîtres à tous dans l’art du non-agir», ou aux Finlandais, inventeurs du concept de «Kalsarikänni», à savoir «l’art de ne rien faire, ou plutôt de s’allonger en sous-vêtements sur le canapé en buvant de la bière».

Philosophie du canapé – comment vivre une vie détendue, de Stefano Scrima SP

À l’heure où les vacances se profilent, et où de longues plages de temps libre et de sable fin nous tendent les bras, cette Philosophie du canapé tombe à point nommé, surtout pour les hyperactifs qui craignent de s’ennuyer ou de perdre leur temps : la lecture de l’essai de Stefano Scrima les convaincra peut-être de lâcher leur téléphone, leur ordinateur, ou leur guide des musées à visiter absolument. Car son livre s’ouvre sur une réflexion sur le travail et la productivité qui, dès lors qu’ils deviennent des valeurs suprêmes, sont nocifs car ils nous détournent de notre capacité à vivre, et réfléchir librement. Serait-il possible, enfin, ne plus culpabiliser d’être feignant? On peut, en tout cas, s’y efforcer, en lisant ce texte salvateur et réjouissant.

Madame Figaro .- Comment vous est venue l’idée de ce livre?
Stefano Scrima .- Elle m’est venue essentiellement parce que je suis paresseux. Ou plutôt, disons que je voudrais l’être : j’aspire à la possibilité de me détendre, mais c’est impossible car comme tout le monde, j’ai des devoirs, je dois travailler. Ce texte tente donc d’exorciser ma passion contrariée pour le farniente.

Vous-même, combien de temps passez-vous sur votre canapé?
Malheureusement, beaucoup moins que je ne le souhaite. Certains jours, je n’y suis même jamais. Ce livre représente donc, pour moi aussi, une incitation à me débarrasser de la culpabilité généralement associée au fait de rester sur son canapé. Pourtant, ce n’est pas une faute. C’est même l’une des plus belles choses possibles, on y apprend à être avec soi.

Dans votre livre, vous donnez des clés pour mener une «vie détendue». Quelle en est votre définition?
Il s’agit d’un idéal assez épicurien, si l’on entend par ce terme la recherche du plaisir physique et spirituel, en se tenant le plus loin possible de la souffrance, des tracas et du stress. C’est très simple, mais difficile à mettre en œuvre dans une société qui nous expose à d’innombrables stimuli et exige toujours de nous la meilleure performance. Pour moi, une vie détendue n’est pas une vie fermée sur soi et indifférente au monde. Au contraire c’est une vie plus consciente et responsable, car elle est le résultat d’un chemin que nous avons parcouru pour nous libérer d’une manière de penser à la vie insensible à ce dont nous avons vraiment besoin pour être heureux.

Pourquoi le canapé est-il, à vos yeux, préférable à un lit, un fauteuil ou même une chaise longue?
Je ne veux pas faire de discrimination envers d’autres meubles! Mais pour moi, le canapé est le seul à avoir une valeur philosophique. En m’installant dessus, non seulement j’ai envie d’y rester plus longtemps, mais je me surprends à me poser de grandes questions sur l’existence ; questions que je peux soulever avec un autre, car on n’est pas forcément seul sur un canapé. De plus, je peux y adopter une position oblique qui me permet de voir les choses sous un nouvel angle, ce qui n’est pas possible, à mon avis, en position allongée ou assise. Car m’allonger me fait penser au sommeil ou à la mort, et être assis, au travail de bureau.

Une vie détendue n’est pas une vie fermée sur soi et indifférente au monde

Le canapé est aussi un lieu intime. Que dit-il de nous?
C’est une question à explorer : «Dis-moi comment est ton canapé, je te dirai qui tu es?» Je peux vous parler du mien : il est bleu, une couleur que j’aime beaucoup, et mon chat blanc ressort très bien dessus. Mais ce qui compte surtout, c’est l’usage que l’on en fait. Je me range du côté de ceux qui l’utilisent pour penser, pour vivre ou jouer et pas, par exemple, de ceux qui s’y laissent lobotomiser par la télévision. Le canapé favorise l’introspection. Ce n’est pas un hasard si les philosophes grecs disaient «connais-toi toi-même» : sans une connaissance approfondie de nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous ouvrir le monde. Bien sûr, pour connaître le monde, il faut quitter sa maison. Mais il ne faut absolument pas sous-estimer, par exemple, la lecture d’un livre, confortablement installé sur le canapé.

Mais en affirmant que sur un canapé, il vaut mieux lire un livre que regarder la télévision, n’établissez-vous pas une hiérarchie dans l’oisiveté, qui peut culpabiliser?
Je ne pense pas. J’envisage le canapé comme un moyen de se découvrir soi-même et le monde, mais je pense qu’il n’y a pas de «meilleur» moyen de le faire. Dans mon livre, il s’agit surtout de faire du canapé un symbole, une métaphore de notre liberté, au-delà des tâches quotidiennes. Lorsque nous nous y étendons, nous sommes libres. Libres de penser, libre de faire ce que nous voulons vraiment.

Dans Philosophie du canapé , vous dénoncez le fait que le travail a été érigé en valeur morale et que l’oisiveté est devenue un vice… Quand est-ce arrivé?
Le triomphe du travail comme vertu morale, et donc comme bien en soi, s’est produit à l’époque de la Renaissance : la bourgeoisie alliée à l’Église, protestante et catholique, a limité l’être humain à l’homo faber (l’homme qui fabrique, NDLR), établissant ainsi la primauté de la science appliquée, de la technique, du travail et de la production, à l’image du Créateur dont nous ne sommes pas pour rien la ressemblance. À partir de là, ce qui est fait dans le temps de l’oisiveté n’aura de valeur positive que si c’est immédiatement utile et donc applicable au progrès technique et rentable. L’oisiveté et la paresse, désormais assimilées, seront donc désormais farouchement condamnées.

Si nous nous ennuyons, c’est précisément parce que la société dans laquelle nous vivons nous dit que ne rien faire, c’est une perte de temps

Notre défiance envers l’oisiveté est telle que même pendant notre temps libre, le soir ou le week-end, nous accumulons les activités… Comment l’expliquez-vous?
Nous vivons dans ce culte du «faire» : le week-end, nous devons faire les courses, aller à la piscine, voir des amis… Alors que nous pouvons aussi être heureux chez nous. Pascal disait que l’homme est malheureux parce qu’il ne peut pas rester seul dans sa chambre. Mais si nous nous ennuyons, c’est précisément parce que la société dans laquelle nous vivons nous dit que ne rien faire, c’est une perte de temps.

Cependant, tout le monde n’a pas les moyens de s’adonner à la paresse…
Évidemment : ceux qui possèdent davantage d’argent ont plus de temps, tandis que ceux qui en ont moins doivent travailler plus dur pour survivre. Tout comme le travail s’est démocratisé, nous devrions promouvoir une démocratisation des loisirs. Comme le disait Paul Lafargue, chacun à le droit à la paresse. C’est un droit fondamental pour notre bien-être psychique et physique et pour cela, nous devons repenser l’équilibre de tout le système, car cette inégalité est profondément injuste. C’est une pensée peut-être banale : mais j’entends faire une philosophie très simple, accessible à tous. Qui permet de se rendre compte que nous avons besoin de la paresse. De nous arrêter.

 

Les femmes, en particulier, affirment souvent qu’elles n’ont pas le temps de s’arrêter, car elles doivent s’occuper des enfants, de l’organisation familiale… Le canapé souffre-t-il des inégalités de genre ?
Oui, et c’est un gros problème. Si vous décidez de fonder une famille, ou même si vous vivez simplement avec quelqu’un, vous devez répartir les tâches de manière équitable, cela me semble être une règle essentielle pour coexister. Or historiquement, nous savons bien que nous vivons dans une société patriarcale. Nous la transformons progressivement afin qu’elle soit adaptée à tous, femmes et hommes, mais le chemin, c’est évident, est encore long. Il faut avant tout se rendre compte qu’il existe un problème culturel. Et la philosophie, comme regard critique sur le monde, peut évidemment nous aider dans cette tâche.

Mener une vie détendue est-il compatible avec un monde anxiogène où se multiplient les guerres, l’urgence climatique?
Rester sur son canapé ne signifie pas être indifférent. Ce qui se passe à l’extérieur est fondamental et au contraire, trouver le temps d’y réfléchir permet de se rendre compte qu’il existe des choses plus importantes que nos petites misères quotidiennes. Il y a des problèmes qui nous dépassent, et nous devons nous y intéresser car comme le dirait Sartre, toutes nos actions ont un impact sur le monde. En ce sens, mener une vie détendue nous rend plus responsable. Car la possibilité de rester sur son canapé, de penser, de réfléchir est possible uniquement quand nous nous rendons disponibles, intellectuellement et physiquement, pour le faire.

Quels exercices très concrets proposeriez-vous à celles et ceux qui ne savent pas se détendre, culpabilisent ou s’ennuient vite ?
S’ils ne savent pas comment faire, c’est parce qu’on leur a appris que s’asseoir sur un canapé est une perte de temps, un luxe réservé aux fainéants. Or, ils doivent avant tout comprendre que la véritable perte de temps consiste souvent à travailler toute la journée en oubliant que nous ne sommes pas nés uniquement pour cela. Une fois qu’ils ont compris qu’il n’y a rien de mal à consacrer du temps à soi-même et aux personnes que l’on aime, je leur recommande de s’asseoir sur un canapé, seuls ou accompagnés, et d’éteindre leur téléphone – à quand remonte la dernière fois que vous l’avez fait? Le reste devrait venir tout seul. Cela ne doit pas nécessairement être une obligation, car c’est précisément l’idée à laquelle on cherche à échapper ! Nous devons être libres de faire ce que l’on veut. Mais c’est un fait culturel : si l’on vit dans une société qui nous enseigne qu’il vaut mieux «faire» que «ne pas faire», il n’est pas facile de penser différemment sans se sentir coupable. Il faut donc un peu de courage, et même un esprit de rébellion, pour rester sur son canapé !

(1) Stefano Scrima, Philosophie du canapé – Comment vivre une vie détendue, Bibliothèque Rivages, 121 p. 16 euros.