Au Sénégal, ces dernières semaines, une actualité chasse l’autre, de la rivalité Maky Sall – Ousmane Sonko, à la question du parrainage pour les prochaines présidentielles, en passant par la régulation des réseaux sociaux, et certains disent la mise au pas des médias par le pouvoir en place, pour ne citer que ces quelques exemples.
C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité en parler aujourd’hui avec mon invité, Ibrahima Thiam, qui est, je le rappelle, président du mouvent d’opposition à Macky Sall, « Un Autre Avenir ».
Vous l’avez compris, Ibrahima Thiam c’est à un tour d’horizon de ce qu’y fait le quotidien de vos compatriotes à Dakar, et partout ailleurs dans le pays, auquel je vous invite pour ce « Carte sur table », le 2ème du mois de mai.
Et j’aimerais tout d’abord avoir votre sentiment sur l’échange avec les jeunes, organisé, le 22 avril dernier, par le chef de l’Etat, intitulée « parler de vive voix ». Cela a des faux airs du « Grand débat » initié l’an dernier en France par Emmanuel Macron. Je me trompe ?
- Tout d’abord bonjour Jean-Yves Duval. La comparaison est assez bien choisie, je pense en effet que Macky s’est inspiré de cette expérience de communication, plutôt assez réussie il faut le dire, pour la reprendre à son compte et donner l’impression d’un semblant de démocratie. Mais personne ne s’y trompe, il s’agit là d’une opération de diversion. Face aux protestations qui s’élèvent dans le pays, le président de la République a tenté de noyer le poisson en instaurant un faux dialogue avec des jeunes, qui en mars dernier, on s’en souvient, ont envahi les rues de Dakar et ont ébranlé la stabilité du régime. En réalité personne n’est dupe et certains jeunes lui ont rappelé les problèmes qui sont les leurs, comme leur faible employabilité sur le marché du travail, les difficultés d’accès au crédit, en particulier pour créer des micro-entreprises, mais aussi l’inadéquation criante entre le système de formation actuel et l’emploi. Et après cela, Macky s’étonne qu’une partie de la jeunesse soit sensible au chant des sirènes d’Ousmane Sonko.
- Si je vous comprends bien, il s’agissait là de la poudre aux yeux, une opération de séduction ou Macky Sall a fait les yeux de Chimènes à la jeunesse, pour reprendre votre allusion au chant des sirènes. J’ai bien compris. En parlant de Sonko vous introduisez une transition toute trouvée qui me permet d’évoquer le rôle du leader du Pastef, qui semble retrouver des couleurs au lendemain des émeutes de la rue de mars dernier. Alors impression, ou réalité ?
- Ce petit regain de popularité n’est qu’apparent, je vous assure et la population sénégalaise, n’a rien oublié des motifs qui ont conduit Ousmane Sonko à être présenté devant un juge. Je vous rappelle qu’il a été mis en examen pour viol sur la personne d’une femme exerçant dans un salon de massage et de menaces de mort, ce qui je le précise relève du criminel et de la cour d’assises. Lui aussi, à intérêt, comme Macky Sall, mais pour d’autres raisons, à faire diversion. Là, où je partage son avis, c’est lorsqu’il dit que la politique de l’actuel président de la République est un aveu d’échec, après 9 ans de pouvoir à la tête de l’Etat. C’est à peu près le seul point que je partage avec lui. Et il a beau jeu de surfer sur la désespérance des jeunes, d’exploiter leur révolte. Mais il n’est pas le seul à porter un jugement terrible sur la politique de Macky Sall envers la jeunesse. Au cours des violentes manifestations du mois de mars, dont j’ai déjà parlé, 76% de la population, âgée de moins de 35 ans, est descendu dans la rue pour faire part de ses frustrations. Savez-vous qu’au Sénégal, 40 % des jeunes vivent en dessous du seuil de pauvreté ? Il faut beaucoup de cynisme à Macky pour se vanter de ses résultats et aujourd’hui il a beau jeu de promettre de créer 65 000 emplois-jeunes, alors que chaque année ce sont 200 000 jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi. La situation des jeunes Sénégalais aura été le grand échec de sa présidence, ce n’est pas le seul, mais c’est le plus flagrant, et surtout le plus condamnable car il met en péril la vie présente et l’avenir de nos jeunes.
- Pour revenir un instant sur Sonko, on a l’impression que le rapport de force et le débat politique au Sénégal se cristallise sur sa personne et celle de Maky Sall en dehors de tout autre opposant. Avant d’écouter votre réaction je voudrais préciser à nos auditeurs qu’en 2019, Macky Sall a été élu dès le premier tour avec 58,26% des voix, suivi d’Idrissa Sekc et enfin Ousmane Sonko en troisième place avec seulement 15,67 % . Aujourd’hui la situation est un peu différente car Idrissa Seck le principal opposant de Macky Sall, à l’époque, l’a rejoint depuis.
- Vous avez raison Jean-Yves Duval, la donne a changé depuis le reniement et le ralliement d’Idrissa Seck qui a fait du leader du Pastef le leader de l’opposition. Mais depuis son affaire de mœurs les Sénégalais voient Sonko sous un jour différent, et qui peut dire qu’elle sera sa situation judiciaire d’ici trois ans. C’est pourquoi, je développe des mouvements locaux « Un Autre Avenir » un peu partout dans le pays, que la campagne de recrutement de militants va bon train, que je participe à de nombreuses émissions télé et régulièrement à la radio, et que je termine la rédaction d’un livre consacré à la pandémie du Covid 19 à paraître pour la fin de l’année. Cette montée en puissance va se poursuivre jusqu’en 2024 et je vais tout faire pour disputer le leadership de l’opposition à Ousmane Sonko.
- La route promet d’être longue d’ici les prochaines présidentielles et semée d’embûches. Même affaibli, Sonko vient de réaliser une interview sur Internet devant 11 000 internautes, au cours de laquelle il a déclaré « Macky Sall veut installer le chaos et la guerre civile », cautionnez-vous ce genre de propos ?
- Vous savez Jean-Yves Duval, je ne sais plus qui a dit « tout ce qui est excessif est dérisoire », mais je n’approuve pas ce genre de déclaration, dont les propos sont aussi violents que ceux qu’elle prétend dénoncer. Sonko à depuis plusieurs années, choisi la voie de la radicalité politique, ce n’est pas ma conception de la vie publique. On doit apaiser les esprits et non les exciter, les Sénégalais sont déjà assez survoltés, certains même révoltés, pour qu’on ne jette pas de l’huile sur le feu. Le Sénégal est un pays pacifique, qui explique son succès touristique, et provoquer des tensions, que ce soit Macky ou Sonko, n’est pas une solution, et n’est pas digne de dirigeants responsables. Il faut rassembler et non diviser les Sénégalais, éviter les affrontements, et travailler à la prospérité, à la sécurité de notre peuple, cela ne peut pas se faire à grand coups de menton et de slogans, mais de manière raisonnée, réfléchie, dans le dialogue et la concertation.
- J’ai vu qu’Ousmane Sonko, pour en terminer avec lui, envisageait cet été, de renouveler « les vacances patriotiques », comme il l’avait déjà fait en 2019, sur le plan médical en demandant à une centaine de médecins, membres du PASTEF d’accorder des consultations gratuites dans les zones rurales. C’est plutôt une bonne initiative, non ?
- Vous avez compris, que je ne juge pas l’homme et je ne condamne pas Ousmane Sonko, seule la justice, un jour peut-être le fera, je me contente de critiquer certaines de ses positions « jusqu’aux boutistes », mais je peux saluer certaines de ses propositions et celle-là en fait partie. Je réfléchis moi-même à solliciter les militants de mon mouvement « Un Autre Avenir » et à voir comment, dans le cadre de la société civile, ils pourraient participer à certains projets d’intérêt public. Il faut en effet présenter un autre visage de la politique, et de sa façon de faire, à nos compatriotes. Il nous faut donner du sens à notre engagement au service du pays.
- Il y a un sujet que je souhaiterais aborder maintenant avec vous c’est celui de la régulation des médias sociaux voulue et annoncée par Macky Sall et le 1er Mai, il y a tout juste huit jours. N’y voyez-vous pas là une atteinte à la liberté d’expression ?
- Avec la Radiotélévision Sénégalaise, qui est devenu un outil de propagande aux mains des militants de Macky Sall, le chef de l’Etat entend avoir la haute main sur la presse, afin de museler la parole de l’opposition. Les textes qu’ils projette aujourd’hui pour les réseaux sociaux est de la même veine. Sous prétexte de protéger la vie privée des individus, il cherche surtout à faire taire une voix populaire qui lui est souvent hostile. Et il se sert des évènements du mois de mars, décrits comme un climat de terreur, pour dénoncer les médias sociaux. C’est là un faux procès.
- Si je vous comprends bien, il ferait des médias sociaux les boucs émissaires de ce qui s’est passé il y a deux mois à Dakar ?
- Tout à fait Jean-Yves Duval, d’ailleurs dans le dernier classement mondial de liberté de la presse, publié par Reporters sans frontières, le Sénégal à reculé de deux places et se situe désormais en 49ème position, ce qui n’est ni flatteur, ni glorieux
- Pour terminer j’aimerais que nous évoquions ensemble le problème du parrainage lors des élections présidentielles, car la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest, CEDEAO vient de rendre un verdit sévère à l’occasion de la consultation de 2019 en indiquant que « ce système avait violé le droit de libre participation aux élections ». Il s’agit là d’un sérieux revers, je dirais plutôt un camouflet à l’endroit du président Macky Sall..
- Vous avez raison Jean-Yves Duval et je suis heureux que vous abordiez ce problème capital au cours de cette émission. Le 28 avril dernier, tout récemment donc, la Cour de justice de la CEDEAO a estimé que le système de parrainage constituait, je cite l’arrêt de la Cour : « un véritable obstacle à la liberté et au secret du droit de vote, d’une part, et une sérieuse atteinte au droit de participer aux élections en tant que candidat d’autre part ». C’est un coup extrêmement sévère qui a été porté par la justice au code électoral sénégalais. C’est d’ailleurs en vertu de cette législation inique que j’ai été moi-même écarté du scrutin, ainsi que quelques autres candidats. C’est aussi cette législation qui a permis la victoire de Macky Sall, qui a usé là d’un artifice juridique comme il avait déjà utilisé des artifices judiciaires à l’encontre de Karim Wade et de Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar, empêché de se présenter à la suite d’un procès politique. En réalité l’actuel chef de l’Etat ne doit pas sa victoire à un vote populaire, on le voit bien, mais à des manœuvres politiciennes qui aujourd’hui sont dénoncées par la CEDEAO. C’est une grande victoire pour la démocratie, ce dont je me félicite.